Menace sur la culture
Et si la technologie qui étend chaque jour ses filets menaçait l’acquisition du savoir et rendait sinon impossible, du moins beaucoup plus ardue, l’émergence de ce que le XVIIE siècle appelait «l’honnête Homme»?
«Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude.» Ces mots d’albert Camus, extraits d’un entretien paru en 1951 dans la revue Cabistan, pourraient constituer une excellente introduction à trois essais sortis en été 2019, dont le constat est le suivant: nos sociétés ou, devrions-nous plutôt dire, notre civilisation technologique livre depuis des années une guerre sans merci à la culture qu’elle finira bien un jour par terrasser à moins que nous ne nous décidions à agir ‒ individuellement et collectivement, dans un cadre (inter)national.
Dans son essai Quelque chose dans
la tête, Denis Kambouchner, spécialiste de René Descartes, professeur de philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-sorbonne, s’inquiète de cette tendance selon laquelle «seul ce qui est mesurable ou quantifiable mérite d’être pris en considération.» Il suffit en effet de regarder autour de nous pour lui donner raison: tout ou presque devrait être chiffré. Ce qui dans le cas de la culture pose un sérieux problème. En effet, si l’on peut à la rigueur évaluer l’état de nos connaissances, il est en revanche plus difficile de quantifier notre masse d’intelligence. Pour cela, il faudrait prendre en compte une autre notion difficilement mesurable: le degré de connexion «entre neurones [qui] sont plus nombreuses dans le cas d’une activité intellectuelle importante.» Or, un être de culture, autrement dit qui va pouvoir «exceller» selon les mots de Cicéron, doit non seulement être doté de connaissances mais pouvoir les faire dialoguer entre elles. L’un ne saurait aller sans l’autre. «Avoir quelque chose dans la tête, écrit Denis Kambouchner, c’est avant tout avoir des idées claires. Ces idées sont en place, et d’une certaine manière font système.» Car, «on peut connaître toutes sortes de choses, pourtant manquer d’une réelle intelligence (et d’abord de jugement et de bon sens)». Souvenons-nous de Montaigne opposant «tête bien faite» et «tête bien pleine». Ce jaillissement d’idées claires
qui communiquent entre elles suppose aussi un dialogue avec autrui. Et c’est là que le changement civilisationnel que nous vivons complique les choses. Car l’individualisme règne actuellement en maître. Regardons autour de nous, dénombrons tous ces yeux rivés sur leurs écrans: «Aujourd’hui, tout est à portée de Wifi, et de plus, il y a toutes sortes de systèmes informatiques très élaborés pour vous faciliter la tâche! Donc, il suffit de naviguer et d’être réactif: la culture dans ses formes classiques, c’est terminé!» Place, donc, à la culture de l’éphémère, du passager, que nous consommons sans jamais «nous l’approprier». Avec, à terme, le risque du repli sur soi.
«Quel est ce monde qui s’incline devant les chiffres et les statistiques au risque d’oublier le sens, le sens des mots, le sens de la vie?» s’interroge Jean-michel Le Boulanger, docteur en géographie, maître de conférences en patrimoine à l’université de Bretagne sud et premier vice-président du Conseil régional de Bretagne en charge de la culture, dans son Eloge de la culture en temps de crise.
Sa réponse ne fait pas l’ombre d’un doute: il est urgent de revenir à d’autres valeurs, celles données «par une culture, qui permet le maintien à distance, le discernement, l’esprit critique face à la complexité du monde.» Pour cela, il faudrait parvenir à introduire quelques grains de sable dans la fameuse machine à fabriquer de «la pensée unique». Comment?
En désacralisant par exemple les apôtres de la novlangue économique aux injonctions desquels toute société se verrait contrainte d’obéir: «A longueur d’émissions télévisées, des «experts» nous abreuvent de leurs savoirs, mais ils jugent en fonction d’une posture et d’une idéologie qui les rendent très souvent aveugles. L’artiste construit une oeuvre en biais, en interrogations, en doutes. L’artiste peut bousculer nos regards, et nous en avons besoin! Un film, un livre, une pièce de théâtre peuvent mettre en perspective, ou en questions, notre quotidien.» A condition que chacun d’entre nous accepte d’être dérangé dans ses certitudes. Convoquant les mots du poète et dramaturge William Butler Yeats et ceux du Prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa, Jeanmichel Le Boulanger invite ainsi à croire «à la “terrible beauté” du “«divertissement problématique”» Mais notre société, soucieuse de rentabilité, est-elle prête à donner à chacun les moyens de parvenir à cette exigence culturelle? Pour l’instant, on voit mal se dessiner une telle volonté politique. Et l’auteur de s’emporter lui aussi contre un «système économique et financier [qui] nous amène à tout évaluer sur la base de critères essentiellement quantitatifs. Et là aussi, il faut résister! Comment mesurer quantitativement l’activité de création? Comment évaluer le temps de la création? Comment mesurer l’effet d’une oeuvre?»
Neil Postman ne voyait pas d’un bon oeil, lui non plus, ces «technophiles qui chérissent la technique comme un amoureux sa bien-aimée, ne lui trouvant aucun défaut et n’ayant aucune considération quant à l’avenir. D’où leur dangerosité et la nécessité de s’en méfier.» Décédé en 2003, ce critique américain des médias laisse derrière lui une oeuvre riche mais encore trop mal connue dans l’espace francophone. Les traductions de ses livres étant rares, rendons hommage à l’équipe qui s’est attelée à celle de son ouvrage consacré à la
Technopoly, terme désignant tout «autant un état d’esprit qu’un stade culturel. Elle correspond à une déification de la technique, ce qui signifie que la culture se soumet à son autorité et trouve en elle sa justification et sa raison d’être.» Si la technique, aux yeux du penseur étasunien, doit être combattue c’est parce qu’elle «fait main basse sur un ensemble de termes qui sont au fondement de notre société, redéfinissant des notions aussi primordiales que celles de “liberté”, “vérité”, “intelligence”, “fait”, “sagesse”, “mémoire” ou “histoire”» Et pourtant, ce monde en soi, cette bulle inquiétante, vit et prospère grâce à une minorité: «La caste qui contrôle les rouages d’une technique accumule un pouvoir qui finit par se retourner contre les ignorants.» La bascule dans la Technopoly s’est faite progressivement. A en croire l’essayiste, un changement de paradigme se serait dessiné dès la fin du Moyen-age avec «le développement, vers la fin du XVIE siècle, d’une véritable passion pour l’exactitude: dates, quantités, taux, distances.» De l’émergence de la première vraie technocratie en Angleterre «durant la seconde moitié du XVIIIE siècle, avec l’invention du moteur à vapeur par James Watt en 1765» à celle de l’ordinateur qui «a ainsi le pouvoir magique de détourner l’attention, comme s’il représentait la vraie source d’autorité», ces inventions portent atteinte aux valeurs d’une société qu’elles finissent par déconstruire. Car à partir du moment où «les calculs techniques sont en tout point supérieurs au jugement humain», les autorités d’hier n’en sont plus. Ainsi la Technopoly redéfinit-elle «ce qu’on entend par la religion, l’art, la famille, la politique, l’histoire, la vérité, la vie privée, l’intelligence afin que ces notions soient conformes à ses nouveaux besoins. Autrement dit, la Technopoly est une technocratie totalitaire.» Seul le critère technique serait désormais recevable. Seule la science serait capable de rationaliser la démocratie. Adieu l’humain puisque, désormais, «“l’ordinateur démontre que” ou “a déterminé que”. Cela équivaut, dans la Technopoly, à la formule, “telle est la volonté de Dieu” et aboutit à peu près au même résultat.»