Sept

Le premier guet

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Parce que le sergent Jaillard, soigneux et frileux par excellence, ne referma pas la porte sur lui, on sut tout de suite dans la demisectio­n qu’il apportait une nouvelle importante. Et personne ne pensa que l’air du dehors, glacial, tranchant, hérissé d’invisibles aiguilles, allait absorber en quelques secondes la précieuse chaleur animale amassée péniblemen­t entre les murs crépis à la chaux. ‒ Y a pas de Blonnt dans la crèche… commença bien Veribois, camelot de métier et la plus forte gueule de la compagnie.

Mais il se tut aussitôt. Les soldats s’étaient arrêtés de manger. On entendit alors, avec une force singulière, le bruit de ferblanter­ie remuée que faisaient la cuillère et la gamelle du seul, parmi eux, qui poursuivai­t son repas. ‒ Oh, arrête, l’ancien, murmura Larcher malgré lui.

Larcher était un monteur électricie­n de Grenelle, tout en nerfs, exalté et sensible à l’extrême. Ses camarades l’aimaient beaucoup pour sa gentilless­e, ses étonnement­s, ses chansons. Ils oubliaient et espéraient mieux quand ils étaient avec lui. Cependant son voisin continua de chercher au fond de la gamelle des morceaux de boeuf bouilli. Larcher se détourna avec une expression de dépit presque enfantine et si brusquemen­t qu’il faillit heurter du front la figure rouge et ronde de Maillochon, son meilleur ami. Puis son regard, comme celui des autres, se posa, fasciné, sur le sergent Jaillard qui, le casque rejeté en arrière et les pieds écartés, n’avait pas bougé du seuil de la bergerie. ‒ Les gars! cria Jaillard.

Sa voix grêle et perçante, qui allait mal à son embonpoint et à sa bonhomie, était, ce matin, plus aiguë qu’à l’ordinaire. Mais Veibois lui-même n’essaya pas d’en rire. ‒ Les gars, reprit Jaillard, et sa voix de fausset monta encore d’un ton. Cette fois, ça y est!

Il prit un temps et regarda un à un les hommes qui tendaient leurs visages vers lui comme vers un pôle magnétique. Jamais il ne s’était senti si plein de pouvoir sur eux. Il en oubliait son propre

émoi. Et, sans en avoir conscience, il prolongea l’attente qui lui donnait cet empire soudain. Dans le silence retentit d’une façon démesurée le choc d’une gamelle posée légèrement contre le mur. Jaillard qui, à l’accoutumée, n’était pas susceptibl­e tressailli­t, comme blessé à vif. ‒ Ça ne t’intéresse pas ce que j’ai à dire? demanda-t-il à un soldat qui, à genoux sur sa botte de paille, décrochait les musettes suspendues à un clou au-dessus de lui.

C’était l’homme que Larcher avait appelé l’ancien. ‒ Comme si tout le monde ne le savait pas, dit tranquille­ment le soldat en examinant ses besaces.

Il avait raison. Chacun, dans la bergerie, dès l’apparition de Jaillard, avait pressenti le message dont le sergent était chargé. Mais ils eurent tous l’impression d’être dépouillés, dépossédés par les paroles de l’ancien. Les uns d’un espoir accroché malgré toute vraisembla­nce, les autres d’une émotion bien préparée, semblable à celle qu’ils éprouvaien­t en attendant la dernière image d’un film dont ils avaient prévu le dénouement. Des cris têtus, hargneux, vinrent soutenir Jaillard qui perdait contenance. ‒ L’écoute pas! Laisse causer! Vas-y.

Et Larcher dit très haut à son ami Maillochon, le cultivateu­r: ‒ D’avoir fait l’autre, ça n’est pas une raison pour couper le plaisir aux copains.

Maillochon ne répondit pas. Mais il alla pousser le lourd battant de bois renforcé de planches que Jaillard avait oublié de ramener contre le mur. Les hommes sentir le froid. ‒ Hé bien, dit rapidement le sergent, j’ai les ordres du P.C. On monte en ligne ce soir, à la brune. En camions d’abord. Le reste à pattes. Sitôt la soupe terminée, faut préparer le barda. ‒ Alors, c’est tout de même la guerre? demanda Véribois chez qui la parole tenait toujours bien de premier réflexe.

Son intonation manquait de la verdeur, de l’assurance habituelle­s. Il ne comptait point parmi les plus courageux. Cependant il avait conjuré une sorte de stupeur. La bergerie s’emplit d’un bourdonnem­ent et d’un mouvement confus. Des soldats se hâtèrent d’engloutir leur nourriture refroidie. Quelques-uns, toute faim coupée, discutaien­t, grommelaie­nt, juraient. D’autres commencère­nt à écrire des lettres. Un petit homme, roux et mal fait, qui, avant la mobilisati­on, habitait

une cabane de chiffonnie­r dans la zone, sortit sans dire un mot. Etait-ce qu’il se montrait peu difficile, était-ce le besoin qu’il avait des femmes, le chiffonnie­r, bien que le plus pauvre, le plus laid et le plus sale de tous ses camarades, parvenait toujours à trouver une liaison dans les cantonneme­nts. ‒ Gégène, cria Vérebois sur ses talons, sois bien tendre avec ta pépée. Y aura plus de jupons là-haut!

Puis il ajouta, comme pour lui-même, avec un étonnement ingénu: ‒ Les femmes, autour de soi, il en faut, rien que pour les regarder.

Et plus bas encore: ‒ Un pays sans femmes… on va vivre dans un pays sans femmes. ‒ Allons, pleure pas, lui dit amicalemen­t Larcher. C’est pas trop tôt, je trouve, après quatre mois d’exercice et de granges et de villages à fumier, d’aller voir la vraie bagarre! Ma parole, j’osais plus écrire à Grenelle.

Son visage fin, aux lèvres puériles, aux yeux rieurs et tendres, portait une excitation de fête. Larcher, comme la plupart de ses compagnons, approchait de la trentaine, mais sa fraîcheur de sentiments, la mobilité, la vivacité de son imaginatio­n le tenaient encore tout près de l’adolescenc­e. La guerre, quoiqu’il eût pu entendre de ses aînés, il la voyait à travers des livres naïfs et des marches militaires. La vigueur de son sang, la bravoure impatiente des faubourgs de Paris, le désir d’en finir vite le poussaient au combat. Et l’ayant entendu, beaucoup de ses camarades qui, un instant auparavant, étaient encore tout englués dans un pesant désordre intérieur, dirent sincèremen­t: ‒ C’est vrai! Y en avait marre. ‒ Tu penses comme moi? demanda Larcher à Maillochon qui se taisait. ‒ On ne peut pas tout le temps laisser sa place aux autres, dit le beauceron avec l’intonation traînante qui lui était habituelle. Ça c’est juste…

Il promena son regard attentif tout autour de la bergerie et, pensant au travail qui l’avait transformé­e, aux dalles nettoyées, aux murs blanchis, à la paille amassée et tassée selon la forme des corps, aux clous enfoncés, Maillochon eut un soupir d’avare. Et cette odeur d’étable qui, malgré tout, persistait… ‒ Ça sentait bon ici, murmura Maillochon.

A côté des deux amis, Jean Blois, dit l’ancien, ses musettes bouclées, ses couverture­s roulées, son casque et son masque liés ensemble à portée de main, alluma la pipe qu’il avait fumée si souvent dans son atelier d’ébéniste. Il ne se sentait touché par aucun des mouvements profonds qui avaient animé les habitants de la bergerie depuis que Jaillard était venu interrompr­e la soupe du matin. C’était très vaguement, comme du dehors et à travers une plaque dépolie, qu’il observait les autres. «Ils ont reçu un bon coup de rabot, se dit-il avec nonchalanc­e. Plus de chiqué… plus de parade… Chacun se montre comme il est. Ils apprennent la guerre.» «La guerre.» Blois répéta intérieure­ment le mot et haussa d’une façon à peine perceptibl­e l’épaule droite qu’il avait beaucoup plus développée. Il pensait à l’autre guerre, la vraie, la sienne. Soudain, il secoua son front têtu sur lequel des cheveux drus et courts, qui commençaie­nt à grisonner, bouclaient ainsi que des copeaux. Il s’était interdit les souvenirs. En été 1939, Jean Blois avait plus de cinquante ans. Son métier rapportait bien. Sa femme était sûre et lisse comme son établi. Il les avait quittés sans même balancer. Pourquoi? Est-ce qu’on peut savoir?«s’ils recommence­nt, je remets ça aussi», avait décidé Blois dans les dernières journées d’août. Comme il s’était senti jeune lorsqu’il avait obtenu de rejoindre un régiment en formation cantonné dans l’est! Une semaine ne s’était pas écoulée que Blois avait mesuré, avec une dure stupeur, la distance qui le séparait de ses compagnons. Ce n’était pas une question physique. Dans le bataillon, personne ne se montrait autant que lui adroit, ingénieux, rompu à la vie militaire. Il était rentré dans les habitudes et les réflexes de cinquante mois de campagne comme dans un vieux vêtement, avec une aisance presque incroyable. Mais tout ce qui amusait, remuait, effrayait les autres, il y était complèteme­nt insensible. Il avait connu tant de relèves, de bombardeme­nts, d’attaques… Il n’aimait pas les réunions bruyantes, les récriminat­ions vaines, les rumeurs absurdes et naïves dont il était assiégé. Les espoirs, les regrets qu’il entendait lui faisaient soulever sans cesse, et sans qu’il s’en aperçut, l’épaule droite… Superposés à ces garçons – qui ressemblai­ent à de jeunes bêtes effarées – Blois voyait toujours ses camarades de 1914. ‒ D’autres gars, tout de même, songeait-il. Et une autre guerre.

Celle-là ne ressemblai­t à rien. Tout ce qu’il en apprenait lui paraissait un peu dérisoire. Il s’en désintéres­sera. Et de ceux qui devaient la faire avec lui. Et de lui-même. ‒ Il n’y a qu’à fumer sa pipe et voir la suite, se dit Jean Blois.

Quelques jeunes hommes – Larcher surtout – avaient accueilli Blois de tout leur coeur. C’est avec un grand respect et une tendresse joyeuse qu’ils l’appelèrent l’ancien. Ils attendaien­t de lui des conseils, des récits et des leçons de courage. Ils ne trouvèrent qu’une indifféren­ce glacée. ‒ Le vieux est trop fin pour nous, déclara Larcher. Laissons tomber.

Blois fut condamné à la solitude et se crut satisfait. Mais il ne voulut plus penser à tous les bons copains qui formaient pour lui la pulpe serrée, chaude et précieuse de l’autre guerre, la vraie, la seule, la sienne.

Le sous-lieutenant qui commandait la section était beaucoup plus jeune que ses hommes. Il sortait de Saint-cyr et sous son casque avait l’air d’un enfant déguisé. Sa timidité et le souci obsédant qu’il avait de son âge le rendaient peu naturel dans ses rapports avec les soldats. En secret, il souffrait de ne pas savoir se faire aimer d’eux. Ce qui n’était pas vrai. Mais comment eut-il pu déchiffrer des visages dont il n’affrontait les regards qu’en se raidissant? Aussi le reconnut-on mal dans la bergerie lorsqu’il entra en courant, tout essoufflé, tout vivant, comme prêt à jouer, et qu’il s’écria: ‒ Vous connaissez la nouvelle, les enfants! Je voulais vous faire un discours à ce propos, mais le capitaine… le capitaine… hé bien, il…

Soudain le sous-lieutenant, se rappelant en même temps le sourire de son chef et qu’il n’avait pas à donner d’explicatio­ns, rougit très fort. ‒ Naturellem­ent, pensa Jean Blois, le capitaine a commencé l’autre comme sergent… Alors… les boniments.

En d’autres circonstan­ces, le sous-lieutenant se fut senti perdu d’honneur, mais ce qu’il venait d’obtenir comblait à ce point ses rêves et l’enflammait d’un tel feu qu’il poursuivit d’un trait: ‒ Le capitaine m’a confié le commandeme­nt des avant-postes sur une partie de notre secteur. Mais je lui ai garanti de trouver tout de suite des volontaire­s. Il m’en faut trois ici. Allons, les enfants, qui commence? ‒ Moi, mon lieutenant, s’écria Larcher d’une voix avide. ‒ Alors, moi aussi, dit Maillochon. ‒ Et le troisième? demanda le sous-lieutenant.

Jean Blois retira sa pipe de la bouche et la secoua légèrement. ‒ Ah, vous aussi? murmura le jeune officier.

Il ne savait jamais quelle attitude prendre avec ce soldat aux cheveux gris, sans défaut, taciturne et qui ne portait pas ses décoration­s. Le sous-lieutenant ajouta comme malgré lui: ‒ Evidemment… ‒ Evidemment, dit Jean Blois en haussant son épaule droite.

Dans le seul café du village, rempli jusqu’aux appuis des fenêtres de soldats prêts au départ, Larcher payait à boire à Maillochon qui ne recevait rien de sa famille, et à Véribois qui était un pupille de l’assistance publique. A la même table, Gégène, le chiffonnie­r, partageait un Pernod avec une fille très grasse, et Jean Blois vidait lentement une demi bouteille de vin cacheté. Le visage de Larcher était si animé qu’il en paraissait brillant. La conscience de sa bravoure, la chaleur du cabaret, le feu de l’alcool, la lettre qu’il venait d’achever pour son amie, tout lui donnait le sentiment d’une royauté incontesta­ble. ‒ On va faire des étincelles, on va faire des étincelles, s’écriait-il pour la dixième fois et avec la même ardeur passionnée. Le lieutenant, c’est un as. Tu as vu s’il s’est dégelé! ‒ Il a bien vendu sa salade, ce même, dit Véribois. S’il m’avait laissé le temps, j’en étais moi aussi. ‒ Tu le regrettes tant? demanda Larcher en riant sans méchanceté. Alors Maillochon va te céder sa place. Tu veux bien, Maillochon?

Ce dernier leva sans hâte vers Larcher des yeux pleins de fidélité et d’admiration. ‒ Ça ne se peut pas, puisque tu es dans le coup, dit-il. Mais je pense que j’aurai sûrement une sacrée frousse. T’as bien entendu parler ceux qui reviennent des petits postes. Le noir… les feuilles qui bougent… pas le droit de parler, pas le droit d’en griller une… Et les Fritz avec leurs bottes en caoutchouc, leurs habits tout huilés, leurs chiens dressés… les lampes allumées qui se baladent… Je suis bien tranquille… j’aurais une sacrée frousse, je te le dis!

Les propos de Maillochon avaient toujours sur Larcher un singulier pouvoir. Qu’il parlât du temps, des travaux de la terre, de ses voisins de villages ou des camarades de la compagnie, le paysan faisait lever chez son ami des impression­s si vives et armées d’une vérité si simple et si forte que Larcher avait le sentiment de toucher la matière même dont étaient faits la nature, les choses et les gens. «C’est vrai pourtant… c’est ça les avant-postes», pensa Larcher. Et pour quelques secondes, il demeura silencieux. Cependant Maillochon achevait avec humilité: ‒ Je ne suis pas courageux comme toi.

Larcher eut honte de son hésitation fugitive. Il se rappela l’expression du sous-lieutenant et les termes de la lettre à son amie. Il releva la tête et s’écria: ‒ Oh moi! bien sûr…

Mais il rencontra à ce moment un regard si attentif et si dépouillé et pénétré d’une si humaine sollicitud­e qu’il se sentit comme nu devant cet avertissem­ent et qu’il dit à mi-voix: ‒ Hé bien… je n’en sais rien.

Il y eut une adhésion profonde, amicale dans les yeux dont l’expression avait arrêté Larcher et seulement alors il comprit que ces yeux appartenai­ent à l’ancien. Les deux hommes se contemplèr­ent quelques instants, incapables de délier leurs regards et soudain, comme vaincu par le reflet de l’incertitud­e angoissée, enfantine, que portait le fin et sensible visage de Larcher, Jean Blois posa ses coudes sur la table, plaça entre ses mains écartées son front têtu et parla d’une voix que personne ne lui connaissai­t. ‒ Ecoute une histoire, petit gars, qui peut te servir, dit-il. Ça se passait en 1914, après Charleroi. C’était pas comme aujourd’hui. Il y avait déjà des batailles et des batailles, et des morts et des morts. On reculait, on reculait en se battant. On dormait en marchant. On bouffait des briques. Le long des routes, c’était plein de chevaux crevés et d’hommes qui valaient pas mieux. Quand je pense que vous gueulez pour la cuistance, ça fait mal aux seins. Enfin, la question n’est pas là… Chaque soir, pour que les copains ils se reposent un peu, on mettait un rideau de petits postes. J’ai pris mon premier guet dans un petit bois, avec un homme comme il n’y en avait qu’avant la guerre… l’autre bien sûr, la vraie, tu m’as compris. Un homme de la marsouille qui avait fait le Tonkin et le premier Maroc… Tu vois ça. Il ne manquait vraiment rien. Moi je ne me pensais pas plus peureux qu’un autre et avec ce bonhomme là encore moins. Bon. On commence… Pas un mot… Pas une cigarette… Juste assez de lune pour voir des espèces de morceaux d’ombre bouger à travers les arbres. Et on savait que les patrouille­s boches étaient sur nos talons. En ce temps-là j’aimais pas le silence. Il me fallait causer, remuer pour me sentir moimême. Au bout d’une heure, j’étais tout drôle. Je ne savais plus où j’en étais. Et il y avait un petit vent qui remuait les feuilles sèches, sans arrêt, comme si quelqu’un marchait. J’avais déjà épaulé plus d’une fois. Mais l’autre il me relevait le flingot d’un coup dans le coude sans rien dire, et je comprenais que j’avais des visions. Tout à coup, devant le fourré où on se cachait, j’entends dzing…

dzing… dzing… Il n’y avait pas à se tromper… Des fourreaux de sabres sont accrochés… Des uhlans démontés qui viennent vers nous… Je le dis en chuchotant à l’homme de la marsouille. Il me répond: «Ta gueule et tire pas sans mon ordre.» Le bruit s’arrête… Et le voilà qui reprend, plus clair, plus fort, plus près. «Je m’en fous, je tire», que je dis entre les dents. «Ta gueule», répète l’autre plus bas encore que moi, mais de manière telle que j’obéis tout de même. Et le bruit s’arrête encore… Une minute, deux… cinq… Je me sens les mâchoires qui n’arrivent pas à s’emboîter… Et puis de nouveau: dzing… dzing… dzing… et des pas… Cette fois, à travers les arbres, je les vois, je les vois venir… «Les uhlans, regarde, les uhlans… Faut tirer, ou c’est eux qui nous descendent.» Je ne sais pas si je crie ou si je bafouille. Je ne sais plus rien, mais je tremble si fort que je fais craquer les petites branches sèches autour de moi. Alors l’homme de la marsouille me prend par la peau du cou et me souffle froidement à l’oreille: «Tu finiras par me donner les foies avec ta tremblote, petite saleté. Alors tu vas poser ton flingue et venir avec moi voir de quoi il en retourne. Et si tu ne viens pas, je te buterai.» Je crois qu’il l’aurait fait. Je l’ai suivi en rampant jusqu’à l’endroit où ça faisait dzing. C’était une boîte de singe vide qui, à cause du vent, se battait avec une boîte de sardines… Après, je n’ai plus eu peur dans les petits postes.

Tous ceux qui étaient assis à la longue table couverte de toile cirée avaient écouté le récit de Jean Blois, mais lui, il ne s’était adressé qu’à Larcher. Et lorsque, ayant achevé, il surprit tant de visages tournés vers le sien, il éprouva contre lui-même une gêne et une colère obscures. «Qu’est-ce qui m’a pris? pensa-t-il. Parce que les yeux de cet excité m’ont rappelé mes bêtises, je me mets à radoter…» Jean Blois se souvint du caporal de la coloniale et il eut le sentiment d’avoir cassé une image précieuse. Qui donc, autour de lui, était capable de comprendre cette nuit? Il jeta quelques francs sur la toile cirée et s’en alla. Larcher le rejoignit à la porte. ‒ Je voudrais… je voudrais, l’ancien, dit Larcher, que tu demandes au lieutenant de prendre tes premiers tours de veille avec Maillochon et moi. Le lieutenant ne te refusera pas… ‒ C’est promis, petit gars, dit Blois avec une joie dont il fut luimême étonné.

Le village glissait dans le crépuscule. Déjà, aux lisières, des camions camouflés se rangeaient le long des fermes. Un froid sec et dur saisissait la nuit montante. Jean Blois le respirait avec plaisir et sifflait La Madelon. Il avait un copain. Il commençait de croire à la nouvelle guerre.

 ??  ?? Joseph Kessel et son pilote Moore devant un Mitchell FV 948 de l’escadrille du Sussex, base aérienne de la Royal Air Force Hartford Bridge (Angleterre), chargée d’entrer en contact radio avec les agents de renseignem­ent parachutés en France début 1944. © Collection privée Michel Lefebvre
Joseph Kessel et son pilote Moore devant un Mitchell FV 948 de l’escadrille du Sussex, base aérienne de la Royal Air Force Hartford Bridge (Angleterre), chargée d’entrer en contact radio avec les agents de renseignem­ent parachutés en France début 1944. © Collection privée Michel Lefebvre

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