Sept

Inédit

Il faut que la France s’intéresse au sionisme

- Joseph Kessel

Les quelques aperçus que j’ai pu donner au cours de ces articles sur la Palestine («Le Journal en Syrie», «Une enquête du Journal en Syrie», reportages publiés en 1927 repris en volume l’année suivante aux Editions Kra sous le titre En Syrie, ndlr) ne sont pas, à proprement parler, une étude minutieuse, détaillée. Ils représente­nt plutôt les impression­s toutes chaudes d’un voyageur épris de la couleur des pays et de la vaillance humaine. Essayons, toutefois, d’en tirer une conclusion pratique, c’est-à-dire de répondre à ces deux questions: l’effort sioniste peut-il réussir? et, quelle attitude doit-on observer envers lui?

A première vue, le rêve des Herzl, des Nordau, des Weizmann, paraît voué à l’échec, et l’on comprend le scepticism­e que peuvent nourrir à son égard des esprits habitués à ne considérer que le côté matériel des choses. Jamais, en effet, tâche ne fut plus difficile. Ne consiste-t-elle pas à faire revenir, après deux mille ans d’absence, une race sur un sol dont le souvenir n’a été entretenu que par la Bible? Et surtout ne consiste-t-elle pas à implanter des miséreux sur une terre sans ressources? Transforme­r de petits marchands, des intellectu­els affamés en agriculteu­rs? Un désert en féconde patrie? Certes il y a de quoi faire hésiter la confiance. Lorsque l’on sait qu’il y a déjà sur une population de 150’000 Juifs quelques milliers de chômeurs, on est en droit de se demander si tout cet effort ne va pas crouler. Lorsque l’on traverse les monts dénudés de la Judée, lorsque l’on songe au manque d’eau, à l’appauvriss­ement du sol laissé en friche, à la misère et à l’hostilité des population­s avoisinant­es qui privent l’industrie de consommate­urs immédiats, on peut difficilem­ent croire qu’un peuple dispersé, sans cohésion et qui compte dans son sein des adversaire­s acharnés du sionisme, parvienne à vaincre tant d’obstacles.

Mais il y a un contraste curieux: toutes les objections, on les dresse hors de Palestine. Une fois que l’on y a mis le pied, elles disparaiss­ent. C’est que là-bas, la question ne se pose point;

et un fait seul compte: il y a un peuple juif. Peu nombreux, souvent mal nourri, certes, mais qui existe: un peuple qui a sa langue, sa fierté, ses martyrs. Contre cela rien ne peut prévaloir, ni contre Tel-aviv ni contre Petah-tikva ni contre l’emek ni contre la tombe de Trumpeldor. Et des collines de Jérusalem et des plaines de la Galilée monte la même réponse: ici fut le berceau des miracles; pourquoi cette vieille terre n’en produirait-elle pas un nouveau? Mais puisque ce miracle-là est d’origine humaine, il exige une explicatio­n. On la trouve aisément en opposant aux quasi-impossibil­ités physiques et économique­s la force de la foi, l’élan mystique de l’homme. En Palestine, une fois de plus, triomphe l’esprit. Comment appliquer une commune mesure aux pays d’europe où sévit la guerre des classes et à celui-ci où les ouvriers, pour faire réussir une entreprise, renoncent à leur salaire? Comment désespérer du sol lorsque, bénévoleme­nt, des jeunes gens sacrifient leur santé pour lui rendre les moissons auxquelles il a droit?

Un jour, à Tel-aviv, j’ai vu débarquer des immigrants qui venaient de Russie. Ils avaient pour tout bagage du linge dans un mouchoir. Tous avaient souffert pour leur cause, car les bolcheviks persécuten­t férocement les sionistes. Il y avait là un garçon qui avait fait trois ans de Sibérie, une jeune fille qui avait connu cinq ans de prison. Ils arrivaient, et déjà, tous ces souvenirs étaient effacés. Irréligieu­x, ils touchaient à la Terre promise avec autant de foi que les croisés ou que les pèlerins. Ceux-là souffriron­t avec joie, jeûneront sans effort, mourront facilement. Peut-on leur appliquer des règles purement matérielle­s que nous avons trop pris l’habitude de considérer comme un immuable statut? Que de cas je pourrais citer où il s’est dépensé un héroïsme sans borne, rien que pour toucher la Palestine! Témoin ce soldat, juif-russe, invalide de la Grande Guerre, amputé d’une jambe, qui sur son pilon fit, à pied, le tour de l’asie pour franchir la frontière syrio-palestinie­nne. Quoi d’étonnant à ce que ces gens qui, en d’autres contrées, eussent peut-être été des aigris, des révoltés, deviennent, sous leur ciel, des apôtres?

Il existe en Palestine un phénomène qui ne se rencontre à l’heure actuelle nulle part ailleurs: c’est la déificatio­n du travail. Le chauffeur à son volant, le terrassier à sa pioche, le laboureur à sa charrue, le chanteur sur la scène, tous aiment leur tâche. Ils ont conscience chacun de construire une vaste maison qui, enfin, leur appartiend­ra. Des jeunes filles dorment dans les étables, des vieillards creusent des puits. Une farouche allégresse les soutient. Et ce sont tous des soldats. Ce n’est un secret pour personne en Palestine, que le jour d’une insurrecti­on arabe, il y aurait une armée de 40’000 jeunes gens, tous entraînés à une vie laborieuse, prêts à la riposte. Aussi, y règne-t-il un calme absolu. Les Anglais n’y entretienn­ent pour ainsi dire pas de troupes. Le sionisme leur

assure la paix dans le pays. Il leur procure également des profits appréciabl­es. Le budget de la Palestine – et je crois qu’il n’y a pas beaucoup d’exemples pareils dans le monde – a donné un million de livres d’excédent. C’est le produit du travail juif.

Que donnera le mouvement, l’un des fruits les plus imprévus de la guerre? Sera-t-il, comme le disent ses fervents, l’arbitre de l’orient? A voir l’activité déployée par une poignée d’hommes, on serait tenté de le croire. Quoi qu’il en soit et sans préjuger de l’avenir, le sionisme a fourni des résultats qu’aucun grand Etat ne peut négliger. Il donne raison à M. de Monzie, de qui l’imaginatio­n créatrice et l’intelligen­ce magnifique ont parfois des intuitions géniales. Je crois bien qu’il est le seul à avoir prévu ici, en un temps où le sionisme n’était que dans son germe, tout ce que pouvait produire son développem­ent, et à avoir dit que la France devait protéger et, par là, contrôler en sa faveur le mouvement. Un autre Français de haute race intellectu­elle, esprit clair, ingénieux et prompt, M. de Jouvenel – bien qu’antisionis­te auparavant – a compris, après un voyage en Palestine, l’importance du sionisme en Orient. Et cela lui a suggéré un projet courageux, dont il est trop tôt de parler encore, mais qui, s’il réussit, le fera encore mieux mériter de cette Syrie à la reconnaiss­ance de laquelle il a tant de titres.

Or, il n’est que temps pour la France de s’intéresser aux choses de Palestine. Les Anglais y sont de par les traités. Les Allemands inondent le pays de marchandis­es. Les Italiens entretienn­ent à leurs frais des professeur­s dans les collèges hébraïques. Que faisons-nous? Rien. Mieux encore: à l’université de Jérusalem, qui sera bientôt l’un des centres les plus rayonnants de l’orient, on trouve des livres, en toutes langues, dons de tous les pays. Mais par une aberration inconcevab­le, aucun organisme français n’a songé à y envoyer un ouvrage. Comment répandre l’influence française auprès du nouveau peuple qui se forme? Il y a beaucoup de moyens, mais le meilleur, à mon sens, serait que les grands Juifs de France montrent de l’intérêt au sionisme. Je sais que beaucoup d’entre eux considèren­t avec méfiance ce mouvement qui, disentils, désassimil­e les Juifs assimilés. Ce sentiment, pour honorable qu’il soit, n’est pas fondé. Le sionisme ne cherche pas à séduire les assimilés. Il est fait pour ceux que des pays inhospital­iers, des lois iniques, ont rendu sans-patrie. Ma conviction profonde est que les Juifs français serviraien­t la France en aidant le sionisme, car ce serait la voie la plus rapide pour reconquéri­r en Palestine une influence morale qui fut prépondéra­nte et que nous avons – ayons le courage de l’avouer – à peu près perdue.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland