Sept

«Ces hommes sont habillés d’un cache-sexe, d’un doigt de cuir à l’index pour décoller l’huître du rocher, et d’une ficelle qu’ils portent au cou. A cette ficelle pend un pince-nez en corne, pince à linge perfection­née.»

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En 1930, Albert Londres nourrissai­t un ambitieux projet: pénétrer clandestin­ement dans La Mecque. La cité sainte lui étant interdite, et son interview du roi Ibn Séoud refusée, le journalist­e improvise un autre reportage. Au large des côtes brûlantes de la corne de l’afrique, il observe, fasciné, l’aventure de ces hommes qui plongent à la recherche des huîtres perlières, pour parer la gorge des belles Occidental­es. Extraits de Pêcheurs de perles (1931).

Djibouti est un paradis. Cette opinion mettra hors d’euxmêmes tous ceux qui, depuis quarante ans, proclament que Djibouti est une chaudière. La chose, cependant, est affaire de comparaiso­n. L’étourdi garçon qui laisse Paris au printemps pour venir vivre sa vie à Djibouti a le droit de penser à sa façon. Il n’en pensera jamais trop. A lui les invectives! Mais l’homme égaré qui, de bateau de pèlerins en sambouk, de sambouk en vieux tombereau de mer, arrive de Djeddah, d’hodeidah, des Farsans, des Dahlak et de Massouah, cet homme a le devoir de crier: «Djibouti, quelle oasis!»

Voyageurs en escale, ne blasphémez plus. Rien ne vaut un séjour à Djibouti. On y compte, dites-vous, quarante-quatre degrés à l’ombre? Qu’est-ce que cela peut vous faire puisqu’il n’y a pas d’ombre? Regardez: des hôtels, des ventilateu­rs au plafond, une salle de douche, de la limonade glacée. Ah! vivre là!

Djibouti, n’est pas une conquête. Ce point fut acheté par la France au sultan de Tadjourah. Exactement trois rochers dans la mer, avec quelques écueils autour, mais tel qu’il était il avait séduit la France. Elle l’épousait non pour sa beauté, mais pour son fond, un bon fond dont on pourrait faire une belle rade. Notre drapeau claquait déjà sur Obock, tout près, dans les parages. Avant Cayenne, avant Nouméa, Obock était notre bagne. Il n’en reste rien, aujourd’hui. L’odeur du crime s’est évaporée, quelques vieilles carcasses de bâtiments, un présumé cimetière et sur le tout un air de rancune… En 1892, Lagarde, gouverneur d’obock, occupa les trois rochers, connus alors en géographie sous le nom de Cheikh Gabod. Gabod, terme dankali, fait Gabouti en arabe. Et notre interprète, lui, en traduisant l’acte d’achat, de Gabouti fit Djibouti.

Et l’on commença par réunir les deux premiers rochers. Nous voulions une bonne rade non pour y pêcher des perles, mais pour ouvrir un port d’où nous lancerions un chemin de fer à l’assaut du commerce de l’ethiopie. Le port est sur le papier, non encore dans

la mer. Mais la jetée est faite. C’est l’une des promenades les plus agréables offertes aux pas de l’homme. J’ai vu souvent des audacieux s’y engager sur le coup de midi. Ils n’en revenaient pas. Au coucher du soleil, j’allais examiner sur la terre rapportée, la trace que leur corps avait laissée en fondant...

On s’attaqua au chemin de fer. Jusqu’au kilomètre 310, les travaux se poursuivir­ent à coups de fusil. Les indigènes, les Issas, prenaient les rails pour un double serpent fabuleux qui s’allongeait chaque jour dans le but de piquer le coeur du pays. Deux chapelles, près de la gare de Djibouti, portent les noms des deux premiers Français tombés sur le ballast. Le kilomètre 310 a sa responsabi­lité dans l’histoire: à peine est-il atteint que la guerre éclate en Europe. Alors les travaux deviennent pénibles. A mesure que les hommes blancs construise­nt, les hommes noirs démolissen­t. L’empire éthiopien ne veut pas aborder au rivage. «Voir la mer, c’est perdre sa race». La tête du double serpent est maintenant à Addis-abeba, à huit cents kilomètres des trois rochers.

Trois cents familles de pêcheurs de nacre et de perles, attirées par le renom de la nouvelle cité (peut-être, maintenant, croirezvou­s au charme irrésistib­le de Djibouti), étaient bientôt venues s’installer dans ce paradis. Les contreband­iers d’armes les avaient suivies et les marchands d’hommes rejoignire­nt les deux autres. Ainsi, sur cette terre que la France avait tirée du néant, vit-on d’abord la perle, l’arme et l’esclave. Le plongeur, le contreband­ier, le négrier se tenant par le petit doigt et dansant le pas de la possession sur la place Ménélik, quel chromo à mettre sur un timbre! Le marchand d’esclaves a fini sa carrière. Le contreband­ier se défend péniblemen­t. Le pêcheur de perles a quitté Djibouti. Il va paraît-il, y revenir.

Un léger tableau de Djibouti 1930 avant d’aller plus loin. Des maisons coloniales convenable­s, pas très hautes à cause du soleil qui est tout de suite au-dessus du toit. Un étage de plus et la maison crèverait le soleil. Pour mon compte, je marchais toujours courbé

quand j’atteignais une terrasse. Il était là, croyez-moi, à deux doigts de mon casque. Un faux mouvement, et j’entrais dedans. On serait joli, ensuite, sous la lave solaire coulant par la brèche. Ce qu’il donne de sa chaleur suffit amplement.

Une soif sans espoir d’être apaisée. Jamais je n’eus autant de démêlés avec mon gosier. Il voulait boire, je lui résistais, m’éloignant du café. Aussitôt, il m’y ramenait. «Non! disais-je, je ne m’assoirai pas.» «Que m’importe, répondait-il, bois debout!» Le grand verre arrivait: de ces trois quarts de litre. J’en lampais la moitié. «Tu iras jusqu’au fond», grondait mon gosier. Je posais mon verre. Plus fort que moi, mon gosier inclinait mes lèvres vers la table. «Assez!» disais-je. ‒ «Encore!» répondait l’autre. Et quand j’avais tout bu, gonflé comme un chien crevé, j’entendais ma voix, sur l’ordre de mon tyran, commander cette fois un litre entier!

Des nuits pittoresqu­es. D’abord, je m’étendais sur mon lit. Boy! le ventilateu­r ne tourne plus. Il tournait à toute vitesse, mais on ne le sentait pas. Alors j’allais sur la terrasse rejoindre mon cadre de secours. Les moustiques m’y toléraient deux minutes. J’avais compris. Je rentrais dans la chambre et replongeai­s sous la moustiquai­re. Etouffemen­t! Retour à la terrasse: moustiques! De nouveau la moustiquai­re: suffocatio­n! De l’un à l’autre la nuit passait.

Certains jours, d’étranges promeneurs dans les rues. Ailleurs, les touristes vont le nez en l’air; ici, le nez penche vers les souliers. Personne ne peut le lever. Rien à faire, le soleil pèse trop lourd. Ce sont des passagers en escale. Les célibatair­es obliquent vers le quartier indigène où dansent les madames Somalis.

Sur les bords de la mer Rouge... chantent les petits nègres à la tignasse rouge aussi. Les z’adames vont au café Et les missié vont au bouge

‒ Décampez! leur crient les promeneurs.

Les chanteurs tiennent à terminer le quatrain, écrit spécialeme­nt à leur intention par un employé de chemin de fer en rupture de sifflet. Et de leur plus forte voix:

Diou fait bien tout ce qu’il fait!

Des automobile­s et quelques voitures. Ces voitures reviennent d’un dur combat: brancards rafistolés, marchepied pendant, roues saoules, hoquetant d’un trottoir à l’autre. Une fois je pris l’un de ces carrosses: toute la partie médiane de mon corps disparut dans le coussin, on ne voyait plus que ma tête, et, à hauteur de ma tête, mes pieds. Il geignit tout le long du fou parcours, répétant sans cesse quatre douloureus­es syllabes: «A l’hô-pi-tal! A l’hô-pi-tal!» Le nègre cocher était à cheval sur le timon, et le cheval, dont la queue ne comptait plus que treize crins, avait en outre un bandeau sur l’oeil!

De temps en temps, la nuit, on passe la ligne de chemin de fer et l’on va s’asseoir au bord du golfe d’aden. Soudain on s’aperçoit que la plage remue. Un bruit, rappelant de très près celui de deux squelettes en exhibition de boxe, monte, s’accentue, s’impose. Des coquillage­s dansent au clair de lune! Ce sont des bernard-l’ermite! Ces crustacés à cinq pattes ne peuvent rencontrer une coquille sans l’occuper aussitôt. Petits, moyens, gros, tous ont trouvé maison à leur taille. Ils grouillent, s’entre-choquent, donnent l’assaut à vos semelles. C’est terrifiant! On finit par appeler au secours.

Un beau pays!

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