Un trou dans l’eau…
Albert Londres meurt la nuit du 15 au 16 mai 1932 dans l’incendie du Georges Philippar, au retour de Chine où il avait effectué une enquête qu’il qualifiait lui-même d’explosive. Que s’est-il passé cette nuit funeste, à la corne de l’afrique?
Vichy, été 2009. Le Palais des Congrès a retrouvé ses couleurs de jadis. Une grande exposition y retrace la vie du natif le plus célèbre de la ville: Albert Londres. Le plus célèbre? Le plus oublié aussi, sans doute. Seuls les vieux Vichyssois se souviennent d’avoir croisé Florise, la fille du reporter, dans les rues ou sur les marches de l’opéra. ‒ Albert Londres, vous connaissez? ‒ Albert qui? ‒ Albert Londres, le journaliste. ‒ Euh! Connais pas. Il travaille à La Montagne ou à la Semaine de l’allier? Vous savez, moi, je lis pas les journaux…
Comment le «prince des reporters», ainsi que l’appelaient – de son vivant déjà – ses confrères et consoeurs, rappelé chaque année à la mémoire collective lors de l’attribution du prix qui porte son nom, a-t-il pu être ainsi effacé du souvenir local? Sans doute, son mode de vie ne convenait-il pas aux âmes bien pensantes de la petite cité bourbonnaise… Quelques mois avant cette explosion de souvenirs au Palais des Congrès, une commerçante s’était prise à songer, rue Besse, sur le pas de sa boutique. En face, une maison délabrée, à l’abandon: celle de naissance du grand reporter. C’est un petit édifice néogothique, flanqué de deux tourelles, deux échauguettes en poivrière avec les meurtrières et tout l’attirail médiéval. Reconnaissable entre mille. Idéalement placée au coeur de la vieille ville, l’historique bâtisse voit passer tous les jours les petits trains de touristes et de curistes. Mais le toit prend l’eau, l’édifice menace ruine si personne ne réagit. Sur la façade, une petite plaque posée en 1952 par le maire de l’époque – en présence de la mère et de la fille du reporter, ainsi que des membres du prix Albert Londres, Joseph Kessel en tête – rappelle sobrement:
Dans cette maison naquit le 1er novembre 1884 Albert Londres Poète et journaliste disparu en mer le 16 mai 1932
Marie de Colombel, c’est son nom, songe sur le pas de sa boutique. Elle se dit que c’est dommage de laisser filer un tel patrimoine. Décidée à agir, elle commence à se renseigner sur le personnage, puis convainc une amie, Monique Fy, de créer une association pour sauver ce lieu historique. Autour d’elles se regroupent quelques personnes, rapidement passionnées. La première manifestation de cette petite structure – qui, après un changement de patronyme, se nomme aujourd’hui «Maison Albert Londres» – est une action d’éclat: cette magnifique exposition que je suis en train de parcourir. C’est pour réapprendre le personnage aux locaux qu’elles l’ont montée. Des pièces rares venues des Archives nationales ou prêtées par l’association du prix Albert Londres, héritière du journaliste, des grandes affiches des Messageries Maritimes prêtées par le musée de la Marine et les archives de la Chambre de commerce de Marseille, des objets d’époque: tout un environnement vient illustrer les panneaux présentant des extraits de ses reportages, des pans de sa vie, les cartes de ses voyages, l’ambiance de ses grandes traversées… Albert Londres, je viens pour ma part de le découvrir, quelques mois auparavant. J’ai passé l’hiver et le printemps à dévorer tous ses écrits. A la fin de ma visite, je me présente à Monique, qui renseigne les visiteurs. Elle appelle aussitôt la présidente: ‒ Marie! Tu te rends compte, quelqu’un qui a lu tout Albert Londres!
Elles n’en reviennent pas, ça existe donc. L’enfant du pays n’a donc pas complètement disparu de la mémoire locale. Il est vrai que j’habite Clermont-ferrand et non Vichy. L’esprit y serait-il plus ouvert? Ou bien est-ce à ma petite personne que revient le mérite d’une curiosité inhabituelle? Avec mes nouvelles amies, si enthousiastes, la conversation décolle. Nous envisageons bientôt l’avenir. Elles me parlent de leur projet: créer une manifestation annuelle, permettant au public de découvrir le travail des grands reporters en exercice, sur un sujet d’actualité, mais ayant un lien avec une enquête menée jadis par le «père du grand reportage»: les «Rencontres Albert Londres». Les premières sont prévues au printemps 2010. Habitué aux travaux de recherche et aux conférences universitaires, je leur propose mes services: participer à la collecte documentaire pour alimenter une exposition illustrant le sujet de l’année, et présenter au public une conférence sur le reportage d’albert mis en valeur. L’offre étant validée, je me mets au travail pour le premier thème choisi: l’afrique noire. La conférence portera en 2010 sur le chemin de fer meurtrier, le «Congo-océan», dont le chantier court entre Pointe-noire et Brazzaville. Visité en 1928 par le reporter, dénoncé dans Terre d’ébène, ce chantier – avec ses dix-huit mille morts en quasi travail forcé – avait en son temps défrayé la chronique, entraîné un débat à l’assemblée nationale et valu à l’impertinent fouineur des menaces de mort. En 2011, ce sont les Balkans qui sont à l’honneur: entre 1915 et 1917, le jeune correspondant de guerre y avait suivi le conflit durant près de deux ans et demi, de l’opération ratée des Dardanelles à la reconquête de la Serbie à partir de Salonique… Cependant, depuis le début, je savais que l’année 2012 verrait les «Rencontres» investir la Chine, où Albert s’était rendu à deux reprises: 1922 et 1932. Le thème était d’autant plus passionnant que le sujet de son dernier reportage et les conditions de sa mort restaient énigmatiques. Sa série d’articles, rédigée au fil des jours dans la cabine du Georges Philippar, avait disparu avec lui lors du naufrage du paquebot, et depuis, tous se demandaient ce qu’il était allé chercher là-bas. Tout en préparant les sujets du moment, Afrique ou Balkans, dès 2010 je commence donc à mettre de côté ce que je peux trouver sur ces deux voyages extrême-orientaux. Au bout d’un certain temps, à force de lire ce que les uns et les autres ont pu écrire sur le sujet, une évidence illumine mes sombres études: dès
les années 30, les journalistes, les auteurs, les sites internet se sont recopiés les uns les autres, sans chercher à vérifier l’origine des sources. En historien de formation, je décide donc de repartir à zéro, en commençant par faire le tri dans les témoignages. Si certains, assurément fiables, peuvent être retenus, ceux qui occupent généralement le devant de la scène se positionnent souvent parmi les plus farfelus. Une enquête s’impose.
Lectures et visites en bibliothèques ou dans les fonds d’archives se succèdent, avec une question en ligne de fond: que s’est-il passé en mai 1932, à la corne de l’afrique? D’abord, une succession de faits établis. Le Georges Philippar, fleuron des Messageries Maritimes basé à Marseille, portant le nom du directeur en titre de la compagnie et assurant la «ligne impériale» – entre Marseille et Yokohama –, effectue le trajet retour de son premier voyage. Le soir de la Pentecôte, c’est fête à bord. Le paquebot pavoise. A minuit, tout le monde est sur le pont pour voir le faisceau du phare qui marque le cap Guardafui balayer les flots, sous un magnifique clair de lune. Après cinq jours de traversée de l’océan Indien, c’est l’entrée du golfe d’aden. La mer est calme, la vie est belle. Demain, ce sera l’escale de Djibouti et, dans une semaine, tout le monde débarquera à Marseille. Malgré un petit vent qui vient en adoucir quelque peu les effets, la chaleur n’a cessé de monter au cours des derniers jours. Dans cette ambiance torride, nombre de passagers choisissent de s’installer sur le pont, dans un transat, et de passer la nuit sous la caresse du vent. Les autres regagnent leurs couchettes… A deux heures du matin, madame Valentin, une passagère du pont D, c’est-àdire de première classe, donne l’alarme. Confrontée dans sa cabine à ce qui ressemble à un court-circuit, elle avertit les officiers de quart, qui viennent le constater. On ne s’affole pas pour un court-circuit, on n’évacue pas un paquebot pour ça. Mais là, le temps de chercher d’où vient ce dysfonctionnement, tout se précipite.
Aux crépitements électriques succèdent les flammes, c’est un début d’incendie. Très rapidement, celui-ci gagne plusieurs emplacements stratégiques du navire, y compris la passerelle. Comme si le feu avait attaqué en plusieurs points simultanément. Le commandant, alerté, ordonne les manoeuvres qui s’imposent: le bateau est mis en panne et placé vent de côté, pour préserver les ponts avant et arrière, encore intacts, et y rassembler les passagers, sortis hagards, en pyjama, de leur premier sommeil. Grâce à ces dispositions, et bien que seuls six des vingt canots de sauvetage aient pu être mis à l’eau (ceux du centre du navire – en flammes – étant inutilisables), le bilan ne fera apparaître qu’une cinquantaine de victimes sur 767 personnes à bord. Dans la nuit arrivent à proximité du paquebot en feu, d’abord le pétrolier soviétique Sovietskaïa Neft, puis les cargos anglais Contractor et Mashud. Toutes leurs chaloupes sont mises à contribution. Les transbordements vont s’intensifier jusqu’au petit matin. Les sauveteurs se montrent exemplaires: alors qu’un pétrolier n’est doté en eau, en nourriture, en couvertures, que pour une trentaine de matelots, les marins russes vont se priver et donner tout ce qu’ils possèdent – jusqu’à leurs vêtements personnels – pour venir en aide aux plus de quatre cents naufragés qu’ils accueillent à leur bord, entassés sans abri à même le pont. Ceux-ci, toutes classes désormais mélangées, vont devoir passer une grosse journée de navigation dans des conditions difficiles, sous un soleil d’enfer. Les rescapés seront débarqués à Djibouti ou Aden, pour être ensuite rapatriés sur les paquebots français revenant d’extrême-orient ou de Madagascar. Trois jours durant, le Georges Philippar va brûler sans discontinuer, dérivant doucement vers les côtes yéménites, près desquelles il finira par couler, avec ses morts et ses secrets.
Dès le lendemain, le drame fait la une des quotidiens, partout dans le monde. Passée la première stupeur, les questions commencent à fuser: que s’est-il passé?