Dans les coulisses du prix Albert Londres
Avant d’être le président du prix Albert Londres, j’en ai été le lauréat en 1991. Une histoire qui commence une année auparavant à Moscou en quête d’un agent soviétique au service de la France mystérieusement disparu...
Ce fut imperceptible. Le sourire du patron du KGB s’était voilé d’une soudaine colère. L’évocation de Vladimir Vetrov, nom de code «Farewell», lui était difficilement supportable. Vetrov était un traître de la pire espèce aux yeux de ce petit homme à la voix métallique. Et voilà qu’en ce mois d’octobre 1990, deux freluquets de journalistes, serviteurs de l’occident capitaliste, venaient raviver la honte de ce pénible souvenir. Des ingrats qui avaient pourtant signé, flanqués de leur directeur de l’information, un accord de coproduction (sic) avec les Services secrets soviétiques pour tenter d’en relater l’histoire. Et nous nous retrouvions une fois de plus à la Loubianka, le siège historique de toutes les polices politiques D’URSS (c’est encore le cas aujourd’hui). Après de nombreuses semaines de tournage, nous devenions des habitués du lieu. Un comble, quand on sait que nombre de Moscovites hésitaient encore à poser ne serait-ce que le pied sur le trottoir de cette forteresse de toutes les souffrances. Située au coeur de la capitale soviétique, en bordure de la vaste place circulaire éponyme, l’énorme bâtisse rectangulaire est ocre dans sa partie étagée, grisâtre au rez-de-chaussée. Répartition des couleurs comme des fonctions. En hauteur, le renseignement, en bas, la torture, les exécutions. Nous avons vu tous ces hommes à la tenue passe-partout présenter au planton le document cartonné rouge qui faisait office de badge-laissez-passer. Ils avaient ensuite le droit de gravir le grand escalier qui conduisait aux bureaux, munis chacun d’un dispositif de codage à touches, rudimentaire. Nous avons arpenté quelques-uns des longs couloirs uniformément vert glauque pour évoquer, à l’abri d’on ne sait quel indiscret, ce qu’il serait possible ou non de filmer. Cette fois, nous avions rendez-vous dans cette grande salle très conforme à ce qu’on imagine au Kremlin. Enorme et sans âme. A travers les fenêtres on apercevait une haute statue de bronze trônant au milieu du rond-point et de son incessante circulation. La silhouette de Félix Dzerjinsky, fondateur de l’ancêtre du KGB, la Tchéka, mis en place par les bolchéviques en 1917, semblait surveiller son successeur, l’actuel patron du service. Pas de quoi s’interroger. Sa loyauté envers l’idéal révolutionnaire était intacte. En août 1991, quelques mois après notre interview, Vladimir Krioutchkov fera partie du putsch vainement tenté contre Mikhail Gorbatchev. Pour l’heure, des agents du KGB s’étaient placés aux endroits stratégiques de la salle. Blocage des issues et arc de cercle formé autour de notre équipe. Les caméras étaient celles de la maison. Pas question de laisser interviewer le maître de céans avec un matériel venu de l’étranger. Et nous, nous n’en menions pas large. Franchement, si l’on nous avait parlé du prix Albert Londres en cet instant, nous aurions dit à l’interlocuteur d’aller voir à Paris si nous y étions. Il y avait au coeur de Moscou cinq Français d’antenne 2 et, face à eux, une trentaine d’individus au costard déformé, là en remontant vers le haut du corps, sous l’aisselle gauche.
Retour à Paris, cette fois au siège du contreespionnage français, la DST (Direction de la surveillance du territoire). Le rendez-vous ne fut pas difficile à obtenir. Nous revenions en effet de Moscou avec quelques nouvelles de ce Russe décidé à devenir un agent au service de la France, plus prosaïquement, un colonel devenu une taupe. Or, les circonstances de sa brutale disparition demeuraient encore énigmatiques aux yeux du service et cela sur de nombreux points. Une secrétaire souriante nous conduisit au bureau de «Monsieur le directeur», nous avait-elle précisé. Aux étages supérieurs de cet immeuble de la rue Nélaton, non loin de la tour Eiffel, le bureau ne ressemblait pas à ce que l’on imagine pour un chef des espions. Jacques Fournet était un haut fonctionnaire, qui savait ce qu’est le couple renseignement
et politique. Et pour cause, c’était un ancien responsable des Renseignements généraux, souvent accusé de pratiquer une police politique qui ne disait pas son nom. Plutôt classé à gauche, il était rond au physique comme dans la relation sociale. Affable, il nous fit asseoir. La conversation alla rapidement droit au but. Une photo exhibée par nos soins provoqua ce moment si singulier des retrouvailles entre employeur et employé, tous hommes de l’ombre. Le patron de la DST passa le cliché à son directeur adjoint Raymond Nart. C’est lui qui, comme on dit dans ce monde-là, avait «eu à en connaître» l’affaire Farewell. Lunettes et pointe d’accent occitan, on sentait d’emblée l’expert du dossier. Un flic méthodique. «Ce n’est quand même pas… lui?» finit par dire, après un silence hésitant, celui qui revoyait «son» contact. «Oui, c’est bien Vladimir Vetrov, alias Farewell, votre agent...» avonsnous répondu, ma consoeur Dominique Tierce et moimême. Une discussion s’engagea. Etrange atmosphère où les deux mêmes freluquets de journalistes osaient maintenant prétendre donner des nouvelles d’une source à des experts du renseignement.
Le moment de vérité était arrivé. Paul Nahon et Bernard Benyamin, les deux producteurs d’envoyé Spécial, nous avaient laissé tout le temps nécessaire pour réaliser notre film de 50 minutes. Annie-claude Becquet, la monteuse, avait fait des merveilles. De fait, les images de Jean-marie Lequertier constituaient un matériau d’exception et le son capté par Jeanclaude Vargas offrait une épaisseur de vie à chaque plan tourné. A la télévision, l’essentiel du travail se fait en équipe. Une réalité, par ailleurs, difficile à embrasser pour un prix censé saluer le travail D’UN jeune reporter de moins de 40 ans... Nous étions aux anges. Pourquoi le cacher? De nombreux médias avaient cité, apprécié notre film. L’accueil ‒ comme on dit ‒ était bon. Même si après la diffusion, les chiffres d’audience avaient été timidement au rendez-vous, les deux producteurs de l’émission proposèrent notre candidature au prix Albert Londres...
Nous y voici finalement, chez lui. De fait, je n’ai plus grand souvenir du lieu précis où se situait ce «chez lui» d’albert Londres. Dans ma mémoire, des noms ont supplanté la précision du lieu. Pensez un peu, face à vous, voici que s’avancent Jean Lartéguy, la décolonisation, le reporter de tant de guerres, l’auteur des Centurions, Yves Courrière, la douce voix qui m’avait raconté l’algérie à la radio, Henri de Turenne et les formidables récits de ses Grandes batailles à la télé, Marcel Niedergang, journal Le Monde, le Congo, l’amérique latine... Et puis Henri Amouroux et son enthousiasme chaleureux. Voix rocailleuse et chantante, c’est lui qui vint vers nous le premier: «...Heureux de vous accueillir...» Un accueil à peine croyable. Sous la houlette de la Scam (Société civile des auteurs multimédias), qui héberge le prix depuis 1984, face à nous, il n’y avait là que des sourires d’albert Londres, des mots d’albert Londres, des gestes d’albert... Le grand ancêtre démultiplié, réincarné en illustres successeurs, tous sur le pont. Tout un gouvernement, ou plutôt une bande avec un président, des adjoints, dont Jean-claude Guillebaud, l’oeil pétillant, et un second vice-président, Thierry Desjardins, voix forte et verbe tranchant, François Hauter, autre grand reporter du Figaro... Ainsi présentés, avec l’intitulé ronflant de leur fonction, cela a des allures d’armée mexicaine. En fait, ce jour-là, nul ne s’est ainsi décrit. Seule la lecture du grand livre des comptes-rendus de réunion du jury me fait découvrir, après coup, cette hiérarchie qui n’en était pas une. Autant le dire tout à trac, un bordel joyeux régnait là autour de quelques coupes d’un champagne pas vraiment frais. Mon amie Dominique Tierce et moi étions tétanisés, impressionnés, par eux qui renouvelaient encore et encore les «Salut, bienvenue!» A nos côtés, le lauréat de la presse écrite portait lui aussi un illustre
paronyme, Patrick de Saint-exupéry, doté d’une voix qui en impose. Cela sentait plus l’amicale qu’une haute assemblée de barbons, cela évoquait plus une salle de rédaction qu’un conseil d’administration compassé. Bref, une réunion d’artisans du journalisme. Une réunion haut de gamme, certes. Une élite? Ce mot critique n’était pas encore à l’ordre du jour, comme aujourd’hui. Nous étions tout à notre stupéfaction d’être ainsi accueillis par eux. Le vieux syndrome de l’usurpation, vous voyez? Et pourtant, nous étions bel et bien primés, lauréats, récompensés… Au nom de ce qui était à nos yeux, un mythe. Un mythe qui s’était penché sur notre travail. Paradoxe et ironie du moment, je crois bien que personne dans l’équipe n’avait lu un article ou un livre d’albert Londres. C’est hélas, souvent le sort réservé aux mythes. Depuis, j’ai lu, je l’ai découvert, émerveillé. Quant à l’intensité de l’heureuse sidération des lauréat(e)s, jamais elle ne se dément. A l’annonce de la bonne nouvelle, il y a toujours ce «Non, c’est pas vrai... c’est une blague...» D’où vient la force de ce sentiment? Pourquoi ce prix a-t-il cette capacité à rendre tout simplement heureux celle ou celui qui le reçoit?
C’est presque une première. A la rubrique «Les belles lettres» du journal culturel Comoedia, la nouvelle distinction du journalisme apparaît sous le titre peu glorieux de Petites histoires et petites manoeuvres autour du prix Albert Londres. Nous sommes le 26 octobre 1933, le journaliste Pierre Lagarde donne quelques clés de la naissance du prix. D’abord, quand sera-t-il remis? «Exceptionnellement», ce sera le 1er novembre, date de la naissance du reporter. Mais «l’année prochaine», est-il écrit, le 5 mai, jour de sa disparition lors de l’incendie du paquebot Georges Philippar, sera la grande date. Et pourquoi ce changement de pied pour une simple affaire de calendrier? Une concurrence entre distinctions journalistico-littéraires vient expliquer ce petit mystère. Lagarde écrit que le «prix
Albert Londres a voulu griller un autre prix du reportage, le prix Gringoire». Ce dernier devait être remis le 13 novembre. Mais, qu’était donc ce «Gringoire»? Un hebdo de droite qui par la suite dans les années 40, sombra, pour une partie importante de sa rédaction, dans le vichysme. On y parlait abondamment de politique et de littérature, mais on y publiait aussi force récits de grands reportages. Joseph Kessel fit partie de ses fondateurs. La composition du jury de Gringoire semble avoir déplu à nombre de confrères. En particulier, l’un d’eux, Maurice Bourdet, mort en déportation en 1944. Selon l’article, c’est lui qui aurait alors eu l’idée d’un prix Albert Londres. Il en parla à Floryse Londres (Floryse y est écrit avec un Y, par la suite on utilisera un I), la fille du journaliste décédé quelques mois auparavant... Mais finalement, c’est un autre prix Albert Londres qui vit le jour, toujours avec Floryse, et dont la composition du jury était voisine de celle suggérée par Bourdet, rapporte Comoedia. L’histoire, on le voit, est quelque peu confuse. Pour autant, l’attente était forte et l’exigence haut placée, car le nom donné au prix s’imposait déjà comme LA future référence du journalisme de reportage. Plusieurs théories, pour l’heure invérifiées, à propos de l’origine criminelle de l’incendie du Georges Philippar, n’ont fait qu’amplifier l’aura du grand reporter. Des «forces de l’ombre» n’auraient pas hésité à déclencher cette catastrophe pour empêcher Londres de publier une enquête explosive, à ses dires, sur des trafics entre triades chinoises et hauts fonctionnaires français. Tout est dit en chute du papier. Après avoir égratigné le futur prix, il le porte aux nues: «Albert Londres fut un écrivain courageux, un reporter intrépide, un honnête homme. Son souvenir sera vivant le jour où doit être attribué le prix qui porte son nom. Sa mémoire inspirera, nous en sommes certains, le choix le plus digne et le plus juste.» Ainsi Gringoire – dont Albert Londres lui-même fut membre du jury – a bel