Toutes les histoires méritent d’être racontées
A l’heure où tout le monde sur Twitter commente, juge, conspue, Albert Londres me rappelle que mon métier de reporter, ce n’est pas de commenter, juger, conspuer. Mais d’aller sur le terrain. Ce qui ne veut pas dire qu’on prétend être objectif.
Tout d’abord, une confession qui ne sera pas à mon honneur: avant d’obtenir le prix Albert Londres en 2013, je n’avais jamais lu Albert Londres. Comme pour beaucoup de journalistes, Albert Londres, pour moi, c’était un mythe résumé en quelques maximes: «Porter la plume dans la plaie». Ou encore, «Un reporter ne connaît qu’une seule ligne, celle du chemin de fer». Je connaissais quelques bribes de la légende, le bagne à Cayenne, mais c’est tout. Je ne suis jamais allée à Cayenne. Ce n’était pas pour moi, Albert Londres. Déjà, journaliste, c’était une espèce de miracle tant ce métier me semblait inaccessible à moi, fille de parents vietnamiens immigrés. A la maison, on ne lisait ni Le Monde ni le Nouvel Observateur, ce journal qui m’a embauchée en 2003. Le seul journaliste que je connaissais, c’était Tintin. Le journalisme était un univers lointain et fantasmagorique. Je n’ai pas fait d’école de journalisme: c’est sur le tas que j’ai appris le job. Que me sont devenues familières les «légendes» de ce drôle de métier de «flâneur salarié», comme le dit joliment Henri Béraud, ami journaliste d’albert Londres. Dans le panthéon, tout en haut: Albert Londres. Dont le patronyme chantait déjà l’aventure et les grands chemins (et se confondait, confusément, avec celui de Jack London). Ah, il y en aurait d’autres dans cet Olympe. Par exemple, toute la bande des Américains gonzos, de Tom Wolfe à Gay Talese, ou en France, tout près de moi, puisqu’ils faisaient partie des signatures du Nouvel Obs, des écrivains que j’adore comme Jean-paul Dubois ou feu mon ami François Caviglioli. Eux, je les lisais. J’aimais et j’aime toujours leur humour, leur sens du détail absurde, leur côté «flâneur salarié» qui jamais ne se prend au sérieux: ils étaient «journalistes» par hasard ou presque. Mais lui, Albert Londres, je n’avais même pas eu idée de le lire. Il était trop mythique. Trop écrasant. Trop journaliste avec un grand J, avec tous les mots sérieux qu’on trouve dans les chartes de déontologie de la presse, Ethique, Objectivité, Indépendance. Surtout, son nom était indissociable du prix Albert Londres, cette espèce de Graal qu’on évoquait entre copains journalistes pour se foutre de notre gueule après un article raté: «Bon, ça sera pas un Albert Londres, celui-là!» Le prix avait été obtenu par de grandes signatures, de celles qu’on évoque religieusement, des écrivains comme Jean Rolin ou Sorj Chalandon. Bref, des Zidane de la plume, quand vous, vous étiez déjà contente d’évoluer en Ligue 2.
Je ne suis pas correspondante de guerre. Des reportages, j’en ai fait beaucoup, néanmoins. J’ai traîné dans des kebabs ou des traiteurs asiatiques à Epinal ou Toulouse, j’ai enchaîné les burgers et nuggets dans le Quick Halal de Roubaix où je m’étais posée pendant une semaine avant des élections, j’ai erré dans des zones commerciales, j’ai pris des RER, des trains et des avions, j’ai rencontré des mini-miss, des fans de Johnny Halliday ou de Britney Spears, des médiums, des collectionneurs d’emprunts russes, des sosies, des imposteurs magnifiques, des femmes battues, victimes de viols, un père qui vivait avec sa fille, lui avait fait un enfant, puis la tuerait, un mari qui a lacéré le visage de son épouse au couteau parce qu’il prétendait «l’aimer trop», des parents en deuil de leurs enfants tués, des salafistes, des terreplatistes, des suprémacistes, des ouvrières chinoises en Moldavie, des ramasseuses de fraises roumaines en Espagne, des nettoyeuses de cheveux dans des usines fabriquant perruques et extensions en Chine, des gourous de yoga en Inde, des cultivateurs se battant contre l’huile de palme à Bornéo, des pêcheurs à Dakar, des migrants échouant aux frontières de l’europe… J’en oublie beaucoup. Mais je n’ai jamais entendu siffler de grenades à mes oreilles, je n’ai
jamais été sur la ligne de front, je n’ai jamais couvert de guerres. Bref, il me semblait que je n’étais pas de la catégorie dont on fabrique les «Albert Londres».
Cela m’embarrassait donc de chausser les bottes «Albert Londres», elles étaient bien trop larges pour moi! Tout ça a fait ressurgir mon bon vieil ami, présent depuis toujours, le syndrome de l’imposteur. Ah là là, ce fichu syndrome de l’imposteur. Je l’ai ressenti puissance mille à Montréal, un beau jour de mars 2013, alors que je recevais le fameux prix Albert Londres, celui-là qui fait que les maximes «londoniennes» continuent de briller dans les écoles qui forment la nouvelle génération de journalistes. Au fur et à mesure qu’annick Cojean, alors présidente du prix, déroulait son discours, expliquant brillamment l’héritage du grand Albert, je rapetissais dans mon siège: il y avait erreur sur la personne! Je découvrais aussi mes collègues «Albert Londres», leur parcours, leurs faits d’armes et j’avais l’impression d’être Borat au pays des grands reporters (les vrais). Sur la scène, on m’a donné une belle médaille en bronze avec le profil d’albert (aujourd’hui égarée à moins que mes filles ne l’aient utilisée pour leur maison Playmobil), un chèque de 1’000 euros (que j’ai oublié à l’hôtel au Québec ou jeté, dieu seul sait) et l’intégrale des oeuvres d’albert Londres (rentrées saines et sauves chez moi, miracle). C’est ainsi que j’ai découvert pour la première fois les mots d’albert Londres. Lui que j’avais si longtemps réduit à cette maxime: «Porter la plume dans la plaie». Aussi percutantes qu’elles soient, les formules qu’on inscrit sur les frontispices, gravés dans la pierre ou le bronze, sont parfois une malédiction. Elles figent. Comme Rimbaud, réduit à ce visage juvénile tagué dans les rues avec ces quelques vers, «On n’est pas sérieux quand on a 17 ans», Albert Londres est passé à la postérité avec une maxime, définitive. Qui fait oublier l’oeuvre.
Alors qu’il faut le lire, Albert Londres. Le lire et le faire lire aux apprentis journalistes, mais aussi aux collégiens, aux lycéens, qui travaillent sur la fabrique de l’information et sur la littérature.
Tout est là. Dans ses écrits, Londres est entier, profondément humain. Il y a eu d’autres écrivains voyageurs, Pierre Loti ou André Gide dans son voyage au Congo. Loti m’horripile dans sa façon d’objectiver l’étranger comme un colifichet exotique. Gide a pour lui son style, sensuel et flamboyant, mais l’autre n’en reste pas moins cet objet de désir, fétichisé. On dirait parfois des visiteurs au zoo, observant des animaux étranges derrière une vitre, une barrière. Londres, au contraire, tente de l’abolir, cette barrière. Quand il part au loin, ce sont les gens qui l’intéressent. C’est ce qui en fait un peintre hors pair de la tragi-comédie humaine, de ses ridicules, mais aussi de ses peines, ses blessures. A chaque reportage, on ressent cette curiosité insatiable pour autrui, cette empathie, ce regard qui jamais ni ne juge ni ne possède. Cette générosité que je retrouve quand je lis Joseph Kessel ou Nicolas Bouvier. On dit que l’écriture révèle l’homme. Dans ces reportages, publiés il y a un siècle, on entend très clairement Londres, comme s’il nous parlait. Et on se dit: Albert Londres devait être un chic type. C’est peut-être ce qui m’a le plus étonné en découvrant Londres, tant je l’avais figé dans sa statue de Journaliste avec un grand J. Londres n’est pas donneur de leçons, ce n’est pas le Torquemada de l’éthique journalistique, le prêtre excommunicateur, celui qui décerne les bons et les mauvais points. Londres est drôle, il est à pisser de rire, même, et cela, y compris, quand il raconte les choses les plus tragiques. Sa plume répugne aux accès de lyrisme, elle se veut légère, comme une danseuse qui veut échapper à la gravité, l’autodérision comme élégance du désespoir.
En le lisant, j’ai compris que je n’avais rien compris à Albert Londres. En le résumant à un nom, une légende, un prix, j’étais passée à côté de l’essentiel. Bien sûr que nous étions tous légataires de son héritage, moi comme tous les journalistes! Se placer sous la tutelle d’albert Londres, c’est suivre une boussole qui nous indique le cap à garder. Puisque la leçon qu’il nous donne, à travers ses reportages qui se lisent comme s’ils avaient été écrits hier tant ils restent vibrants, est toute simple mais terriblement actuelle. Albert Londres nous dit: «Regarde! Ecoute!» A l’heure où tout le monde sur Twitter commente, juge, conspue, Albert Londres nous rappelle que le métier de reporter, ce n’est pas de commenter, juger, conspuer. Laissons cela aux éditorialistes des plateaux télés. Aux professionnels du clash qui fournissent clé en main ces séquences qui ensuite font le buzz sur les réseaux sociaux. Aux twittos qui font la pluie et le beau temps et accumulent les followers. Nous, les reporters, nous sommes là pour regarder, écouter, raconter. Oh, ça ne veut dire pas qu’on prétend être objectif, hein! Quand Albert Londres raconte la réalité des asiles d’aliénés, en 1925, c’est avec son regard: «Ils sont des rois solitaires. Le corps que nous leur voyons n’est qu’une doublure cachant une seconde personnalité invisible au profane. Quand le malade vous semble un être ordinaire, c’est que sa seconde personnalité est sortie faire un tour. Elle reviendra au logis. Ils l’attendent (…)» Son reportage est poignant. Drôle, aussi, dans le surréaliste, comme dans cette scène où il découvre, ébahi, un docteur collectionnant des cerveaux dans des pots de chambre: «Le pot de chambre, c’est la meilleure forme pour le cerveau!» Son humour est grinçant, cruel: «Les asiles ont cela de commun avec les champs d’épandage qu’ils sont hors de la ville.» Mais la drôlerie se fait souvent poésie, quand il saisit au vol ces dialogues:
‒ Veux-tu revenir à la maison? ‒ Je suis bien là, mais vous ne m’aimez plus. Je préfère disparaître d’heure en heure.
Ces pages n’ont rien à voir avec celles que, quelques années auparavant, Nelly Bly, journaliste américaine, avait écrites pour Joseph Pulitzer, son red chef, en se faisant interner dans un asile de femmes. Albert Londres lui a tenté aussi de se faire interner, mais en vain, et il conclut: «Mieux valait faire un peu moins le fou et un peu plus le journaliste.» Un même sujet, deux regards. Et deux reportages si différents quoiqu’inoubliables l’un et l’autre. C’est ce que j’explique souvent quand je viens raconter le métier de journaliste à des classes de collège ou de lycée. Je leur répète que personne ne me dicte quoi écrire (ça les étonne!) Que je ne prétends pas à l’objectivité, mais à l’honnêteté, celle qui va me conduire à aller à la rencontre aussi bien du bourreau que de la victime, à entendre toutes les versions d’une même histoire. Je leur rappelle qu’un journaliste n’est pas un robot, mais un individu avec un vécu, une histoire, des obsessions. Mettez-en deux dans le même endroit, face aux mêmes interlocuteurs, vous n’aurez jamais le même regard, le même son de cloche. Nos choix de sujets, d’angles, nous éclairent sur qui nous sommes. Albert Londres, cet homme qui a toujours refusé d’être prisonnier d’un pays, de codes, de conventions, qui a toujours défendu farouchement sa liberté, revient incessamment sur l’enfermement, bagnes, prisons, camps pour indigènes. C’est un révolté qu’on ne saurait tenir en cage. Il se plait ainsi, voyageur à la semelle de vent, qui noie sa mélancolie lors des traversées au long cours dans les paquebots ou les trains.
Chaque journaliste a en lui cette conviction intime qui le pousse à se remettre à l’ouvrage, à repartir sur le terrain. Sans elle, la passion du
métier s’évanouit. C’est un ressort invisible qu’on ne distingue pas toujours soi-même. Même si j’ai longtemps refusé de l’admettre, certains de mes choix journalistiques ont été, inconsciemment, dictés par mon histoire familiale. Pendant des années, j’ai rencontré des réfugiés de tous les pays, raconté leurs peurs, le déchirement de laisser tout derrière soi, les espoirs s’accrochant néanmoins à une vie meilleure. J’étais pourtant obsédée par ceux qui n’y parvenaient pas. Les morts. Les sans-nom. Les corps anonymes engloutis par l’océan. Dans le silence. Je ne comprendrais que bien plus tard pourquoi.
Le silence est quelque chose que je connais bien. Mon père a subi un AVC en 2005 dont il est sorti aphasique et ce n’est qu’à ce moment que j’ai réalisé que je ne savais rien de son histoire. Dans ma famille, on ne parlait pas de tout ça. Ou peut-être que je ne savais pas poser les questions, un comble pour une journaliste. C’est bien plus tard, un peu après le prix Albert Londres, que je me suis résolue, enfin, à enquêter sur ma famille, son exil, ses secrets. Indirectement, Albert Londres m’a guidée dans cette quête. Je me souviens ainsi de deux conversations capitales. La première, en 2013, à Montréal, en tant que fraîche lauréate avec Jean-claude Guillebaud. Jean-claude m’avait raconté «son» Viêtnam. Lui qui avait couvert la sale guerre, il m’avait poussée à repartir au Viêtnam, mais en reporter, pour aller creuser dans ce silence, rencontrer les derniers protagonistes qui me permettraient de combler les blancs. Il en avait parlé à Laurent Joffrin, mon rédacteur en chef de l’époque à l’obs et à Patrick de Saint-exupéry de la revue XXI: commande fut passée, je ne pouvais plus reculer… L’autre conversation, ce serait un an après, en 2014, toujours lors de la remise du Prix Albert Londres, alors que je me débattais avec mon enquête. Christian Hoche m’avait accordé sa confiance en me racontant ce qu’il n’a raconté à quasiment personne: sa détention comme otage, pendant des mois, juste après la prise de la ville de Saigon. Je venais de revenir du Viêtnam. J’étais peinée de ne pas avoir pu en parler à mon ami François Caviglioli qui avait aussi couvert la-chute-de-saigon, cet événement mythique de mon histoire familiale: «Cavi» m’avait fait la mauvaise blague de mourir sans prévenir, quelques mois avant ce reportage. Je m’en voulais de ne pas avoir noté ses souvenirs du Viêtnam, notamment «sa» chute de Saigon, quand le correspondant de L’AFP avait été le premier à annoncer l’actu: «Il était de mèche avec les Viet-minh. C’est le seul qui avait accès au télégraphe… A l’époque, on devait aller à la Poste pour câbler nos papiers, tu sais! En tout cas, comme il n’était pas vraiment objectif, il a évoqué la liesse dans les rues… Mouais… Moi, j’avais pas vraiment vu de liesse!» Hoche aussi me l’a confirmé: la liesse, de la propagande! A l’époque, pourtant, beaucoup de journaux reprendront ce storytelling. Evoqueront les habitants fêtant la libération de Saigon… Livres, films… Pendant si longtemps, les Vietnamiens de la diaspora ont été effacés de l’histoire, exclus du récit des vainqueurs du Nord, exclus même du récit qu’en feraient les Américains vaincus qui ne voyaient en eux que des figurants postiches. Echanger avec des reporters qui ont connu le Viêtnam de ces années-là m’a permis de comprendre mieux mon histoire. Ainsi, ces fameuses images sur le toit de l’ambassade américaine, quand ont fui, à la dernière minute, les alliés des Américains, le jour de la chute de Saigon… J’en avais tant entendu parler: ma tante était sur ce toit. Mais eux l’avaient vu. Ils y étaient. Tout d’un coup, par la force du témoignage de journalistes, la légende familiale devenait réalité.
Ce reportage, en 2014, au Viêtnam, fut singulier. Je pourchassai des fantômes. Au mythique hôtel
Continental, j’ai pris un cafe da bien noir, avec plein de glaçons, à la santé de «Cavi», en me demandant qu’étaient devenues les opiumeries qu’il fréquentait. J’ai lu également les pages d’albert Londres, lui aussi grand amateur de la terrasse du Continental… Je craignais le pire, l’exotisme que je déteste chez Loti ou les notations à la Graham Greene dans Un Américain bien tranquille: «Lorsqu’on couche avec une Annamite, on a l’impression d’avoir un oiseau dans son lit. Elles pépient et gazouillent sur l’oreiller.» Rien de tout cela chez Londres, même si, soyons honnêtes, le grand Albert n’a pas vu grand-chose au Tonkin et en Cochinchine. Question journalisme, Lucien Bodard lui damera le pion, plus tard, et de très loin. Mais Londres, dans cette escapade indochinoise, a la grâce de l’admettre et de se ficher de sa gueule: en vérité, ce pauvre Albert n’a pas supporté la chaleur et passe son temps à se battre avec les ventilateurs. «Vous êtes-vous revêtus d’une chape de plomb qui vous prend au-dessous du menton, vous moule les épaules, épouse vos flancs et fait tablier traînant par devant et par derrière (…) j’ajouterai que cette chape de plomb, préalablement imbibée d’humidité vous colle à la peau. Et peu à peu, vous comprenez, les larmes aux yeux, que vous n’aurez plus jamais, plus jamais un poil de sec.» Même piteuse expérience dans ce train pour Hanoi. «Si vous désirez savoir ce que l’on voit par la portière, vous enverrez un autre de vos collaborateurs refaire le trajet. Quant à moi, je m’effondrai dans un coin, les yeux fermés, la bouche ouverte (…) Je rêvais de la Laponie. Je revoyais le temps heureux où vêtu de peau de bête domestique, je claquais des dents et pigeais des rhumes sur la mer Blanche. O Laponie, Laponie, murmurais-je.»
Je supporte un peu mieux la chaleur qu’albert. A moins que ce ne soit la clim. Albert Londres n’a pas vu grand-chose au Viêtnam, mais moi, grâce à lui, oui. J’étais venue pour «regarder, écouter, raconter». La triade londonienne. Bref, même si j’étais déjà allée à moult reprises «au pays», en «viet kieu» (Vietnamienne de la diaspora), c’est-à-dire en semitouriste marmonnant deux mots de vietnamien, j’ai eu l’impression d’ouvrir les yeux pour la première fois. Je suis allée, enfin, à la rencontre de ceux qui détenaient la clé de mon histoire familiale. J’ai posé les questions. Et j’ai gratté l’étendue des secrets que m’avait cachés mon père. Ainsi, j’ai découvert l’existence de mon oncle Cau, boat people englouti par la mer en 1982, un cousin de mon père. Cau avait son âge, avait comme lui étudié médecine, avait comme lui quitté Hanoi pour Saigon. Mon père a pu immigrer en France, pas lui. Cau en est mort. Mon père n’a jamais évoqué son existence, y compris à ma mère. Moi qui avais si souvent écrit sur ces morts anonymes, ces cadavres de réfugiés enregistrés sous des numéros dans les morgues grecques ou italiennes, je n’avais même pas été fichue de voir que, sous le bout de mon nez, mon propre oncle avait été englouti par la chape de silence. J’ai alors écrit sur l’oncle Cau. Tenté de rassembler les quelques fragments de sa vie. Quelques photos, un annuaire d’étudiant où il était indiqué dans la rubrique «loisirs» qu’il aimait la natation, lui qui mourrait noyé, quelques souvenirs, bien maigres, de ceux qui l’avaient côtoyé. Ils étaient désormais peu nombreux: son frère est devenu fou, ses parents sont morts depuis longtemps.
Albert Londres écrivait pour dénoncer. Pour changer les choses. J’ai cru – naïvement – après l’émotion provoquée par la mort du petit Aylan sur une plage turque que nos articles sur le drame des migrants allaient contribuer à faire changer les choses. Je me suis trompée. Ces centaines de milliers de vies perdues, cette histoire sans cesse répétée, depuis
mon oncle Cau jusqu’au petit Aylan… «Des photos de gosses morts, j’en ai plein mon téléphone», me disait Aris Messinis, photographe. «Tu crois vraiment que notre boulot, ça a changé quelque chose?» Parfois, oui, on se dit que tous ces reportages n’ont servi à rien. C’est encore plus déprimant quand on lit les commentaires après ces articles: «Rien à foutre! Encore à vouloir nous faire pleurer dans les chaumières! 500 migrants morts, ça sera toujours ça de moins chez nous!» Bon, ne pas lire les commentaires. Et se répéter que malgré tout, écrire sur ces disparus, c’est un peu leur rendre justice. Rappeler que derrière les chiffres, les statistiques, il y a des vies. Je ne sais pas si je suis de l’étoffe des redresseurs de torts comme Albert Londres. Mais je suis parfois la greffière des vies perdues. Je me souviens de cet endroit étrange et poétique au nord du Japon. Dans un jardin, il y avait cette cabine téléphonique. Elle est devenue lieu de pèlerinage pour les endeuillés du tsunami. Puis, pour les endeuillés, tout simplement. Ici, on vient parler à ses disparus, on confie ses mots au téléphone, dont les fils ne partent nulle part, les mots s’envolent alors dans le vent et le murmure de la mer qui moutonne au loin. Un téléphone où l’on parle aux fantômes des absents, en quelque sorte. Monsieur Sasaki, qui a installé cet étrange dispositif, m’a expliqué: «Pour vivre, on a tous besoin de se raconter des histoires. Quand un proche meurt, c’est un bout de l’histoire qui disparaît. Notre rôle à nous les vivants, c’est de continuer la conversation. D’où le téléphone.» Parfois, en tant que journaliste, j’ai servi de «téléphone fantôme». J’ai servi à «continuer la conversation» avec l’absent. En ces moments-là, je me suis sentie utile.
Je me souviens de l’émotion de la famille Huet, agriculteurs depuis des générations dans la Sarthe. Thérèse et Alexis Huet, octogénaires, sont morts le même jour du Covid, à Sablé-sur-sarthe, au printemps 2020. Je suis allé voir leurs fils, leurs petitsfils, leur petite-fille. Leurs mots étaient noués de larmes. Je me souviens d’un des fils, me rappelant, une fois, deux fois, parce qu’il avait oublié des petits détails: «Thérèse, ma mère, lors de son mariage, elle avait refusé d’avoir une bonne, comme ça se faisait dans les fermes à l’époque. Elle avait demandé à la place un robot ménager en cadeau de noces… Je ne sais pas si c’est important, mais vous me demandiez des souvenirs… Ah oui, il y a Mai 68. Maman me le racontait souvent, ils avaient peur dans les campagnes, ils s’attendaient à des pénuries de lait, et moi, j’étais tout bébé…» La famille ne comprenait pas très bien pourquoi je leur posais tant de questions, pourquoi ils partageaient tout ça avec une inconnue, tous ces petits détails qui semblaient anodins, qui ne l’étaient pas pourtant, parce qu’ils racontaient ces deux êtres qu’ils avaient aimés plus que tout. Ils m’ont dit: «C’est drôle que vous vous intéressiez à nous. On est des gens sans histoires.» Des gens sans histoires? L’histoire des Huet, nous l’avons placée au tout début d’un dossier de l’obs qu’on avait baptisé «Histoires extraordinaires au temps du Covid». Raconter ça, l’amour, la transmission, la famille, c’était aussi une histoire extraordinaire.
Toutes les histoires méritent d’être racontées. C’est aussi cela que nous enseigne Albert Londres. Il n’y a pas de grands ou de petits sujets. On a la fâcheuse tendance, dans la presse, à instaurer une hiérarchie dans les sujets. Rien que ce mot «grand reportage»! Comme s’il y en avait des «petits»! Bien sûr, Londres est magistral dans Terre d’ébène ou Au bagne. Mais il ne l’est pas moins quand il raconte le Tour de France. Quelles pages! Quelle épopée! Quel style! Albert n’est ni un expert du vélo ni un familier du Tour. Le voilà qui arrête sa Renault au milieu de la route.
«Mais soudain montèrent des cris de “fumier”, “nouveau riche” et “triple bande d’andouilles”. Je fus obligé de constater que, quoiqu’étant seul, la triple bande d’andouilles n’était autre que moi. Alors je vis que j’avais interrompu la marche de tout un peuple passionné qui suivait les coureurs d’un pas olympique.» Ce sont les mânes de cet Albert Londres là, celui des «forçats de la route» que j’invoquais quand l’obs m’a envoyée en Russie «couvrir» la Coupe du monde en 2018. Nous avions raté le créneau pour obtenir une accréditation, donc quitte à se rater complètement, on a appelé Bibi, la nulle en foot… Et ainsi, tandis que mes collègues experts, les journalistes sportifs, rentraient dans le stade, suivaient les matchs dans les cabines média, moi, j’écumais les bars avec des supporters saoudiens ou colombiens, des hooligans russes ou croates, ou encore une spécialiste de Tolstoï dissertant de la ressemblance entre Cavani et le prince André. Le jour de la finale, à l’ambassade de France à Moscou, je suivais des supporters français, j’ai fait un selfie avec un Astérix devant une statue de Pouchkine. J’aurais pu citer Londres: «On s’habitue à tout. Il suffit de suivre le Tour de France pour que la folie vous semble un état de nature. Le 19 juin dernier, si quelqu’un m’avait dit vous allez voir sept à huit millions de Français danser la gigue sur les toits, les terrasses, sur les balcons, sur les chemins, sur les places et au sommet des arbres, j’aurais dirigé aussitôt mon informateur vers une maison d’aliénés. C’eût été une erreur. Mon homme ne se serait trompé que sur le chiffre. C’est dix millions de Français qui glapissent de contentement.» La suite du reportage de Londres est bizarrement prémonitoire. «D’après un savant, il paraîtrait qu’à Paris, dans les allées du bois de Boulogne, on compte 99’765 bactéries au mètre cube de poussière (...) Dans une salle de danse, après un tango, le nombre de bactéries s’élèverait à 420’000 (…) Ayant voulu me rendre utile, j’ai prié un docteur de monter dans ma voiture et de calculer au mètre cube de poussière le nombre de bactéries du Tour de France (…) Vous pouvez télégraphier que le nombre des bactéries du Tour de France est de 16 à 19 millions par mètre cube d’air, me dit-il.»
En ces temps de pandémie, je tentai de recalculer la concentration en taux de Covid lors de tous ces rassemblements footeux de 2018 sans gestes barrières. Je pensais aux matchs qui, en ce moment, se déroulent dans des stades vides, avec des sons de foule préenregistrés. Et je me disais: quelle matière formidable pour Albert Londres que ce virus qui a transformé notre quotidien en un remake d’alice au pays des merveilles sous LSD. J’écris ces lignes alors que je reviens des Etats-unis, où Ubu-trump refuse sa défaite. Et m’inonde de mails, car je suis inscrite dans la base de données des «supporters» depuis que j’ai assisté à plusieurs meetings pendant la campagne: «Doan! Il n’y a pas de temps à perdre! J’ai besoin de vous, un fidèle patriote, pour lutter contre les FAKE NEWS et la mafia démocrate qui nous VOLENT l’élection! J’ai demandé à mon équipe une liste des donateurs et je suis déçu de le dire: VOUS ETES DANS LE DERNIER 1%»
Trente-et-un octobre 2020, minuit, un rallye MAGA (Make America Great Again) dans l’aéroport d’opalocka, à Miami. La foule en transe guette l’arrivée d’air Force One. «Je l’entends, mais je ne le vois pas!» dit mon voisin, drapé dans un drapeau américain, la voix surexcitée. Dans une ambiance électrique, Donald Trump descend sur le tarmac sur la musique de Macho Man des Village People. A la tribune, il chauffe son public. «Pendant quatre ans, les fake news ont tenté de me discréditer!» «CNN sucks!» hurle la foule. «Les journalistes ne savent plus faire leur métier. Rapporter des faits! Ils sont
des activistes de la gauche qui colportent des mensonges!» «Enfermez-les! Enfermez-les!» Ils étaient quasiment 10’000 à crier à l’unisson. A ce moment-là, j’ai hésité à remettre ma casquette rouge MAGA, histoire de passer incognito… Mais j’aurais dû, dans ce cas, ôter aussi mon masque chirurgical et faire fi des recommandations sanitaires. Etrange et folle époque que celle où le masque, destiné à vous protéger vous et les autres, devient un symbole d’appartenance politique. Le signe que vous ne faites pas partie du bon camp. Je me suis fait tancer, souvent, pour avoir caché mon nez et ma bouche. «Enlevez donc votre masque! Vous êtes une esclave! Vous êtes manipulées par L’OMS! Le Covid n’existe pas!» A ces covidosceptiques, j’aurais voulu raconter les Huet, fauchés par cette saleté de virus. Mais je savais que ça ne servait à rien. L’affaire était entendue. J’étais manipulée. Salaud de journaliste.
Ce discours, je ne l’ai pas entendu qu’aux Etatsunis, loin de là. «Fake news!» «Vous travaillez pour Bill Gates et George Soros!» «Journalope!» Jamais la défiance envers les médias n’a été aussi forte. Nous serions les complices d’un Etat profond, des Illuminati, d’israël, de Big Pharma, de Big Tech, de tout ce qui est «big». Nous serions le bras armé des puissants. Puissants, nous? La profession n’a jamais été aussi précarisée. Les plans sociaux s’enchaînent. Le gouvernement vote des lois restreignant notre liberté d’exercer notre métier. Je pensais avec un peu de jalousie à l’époque de Londres où ses reportages suffisaient à faire augmenter le tirage de ses journaux (on faisait même parfois la queue devant les rotatives!) Même si lors de ce reportage outre-atlantique, je n’ai pas pu, une fois n’est pas coutume, m’inspirer de lui ‒ Londres n’est jamais allé aux Etatsunis ‒, ils sont pourtant rares les endroits où il ne m’a pas précédé, lui qui a fait le tour de la planète.
Mais j’ai relu cet article paru dans Le Quotidien, en 1923 (1,5 million d’exemplaires, quand même). La presse est en crise, on lui reproche d’avoir fait du «bourrage de crâne» durant la Grande Guerre. Albert Londres revient d’un grand périple en Asie. Il part cette fois baguenauder en France et découvre «un pays divisé en deux, chaque moitié tirant d’un côté différent de la corde», où gronde «une colère sourde», celle de ne plus pouvoir boucler son budget. Ecoutons-le: «Comme journaliste j’en ai pris pour mon grade. On aurait dit que j’étais personnellement responsable de la misère des foules: ‒ Qu’est-ce que vous faites pour enrayer la hausse des prix? ‒ Moi? ‒ Oui, vous. Les journaux quoi. Vous pouvez tout, mais vous ne bougez pas. Est-ce que vous auriez les pattes beurrées à votre tour? ‒ Mais… ‒ Ça va, vous êtes de mèches avec les gros. L’etat est aussi de mèche. Vous êtes tous compères.»
Albert Londres avait décidément tout vu avant nous.