Sept

Le bloc-notes d’olivier Weber

Ecrivain, grand reporter, auteur de documentai­res et lauréat de nombreuses récompense­s dont le prix Albert Londres, Olivier Weber nous livre ses coups de coeur du moment.

- Liberté Tara Tari, mes ailes, ma

L’homme nous avait habitué à l’éloge de la marche et à la louange de la lenteur, cette vertu en voie de disparitio­n. Avec En roue libre, voilà désormais David Le Breton juché sur un curieux outil d’observatio­n des moeurs, le vélo, le nez au vent, avec pour horizon la ligne de moins en moins bleue des Vosges ou la rive allemande du Rhin, celle qu’adorait Goethe. Adepte des longues sorties, l’anthropolo­gue a ainsi choisi une nouvelle tribu d’étude. Non pas les Nambikwara brésiliens de Lévi-strauss ou les Baruyas néo-guinéens de Godelier, mais l’étrange société des cyclistes. Cela donne des fulgurance­s, des actes de méditation qui ressemblen­t à de la rébellion caractéris­ée, celle du rejet de la voiture, et un raisonneme­nt déambulato­ire où l’esprit vagabonde hors les murs, hors les codes. Le Breton a l’oeil caustique. Il ausculte sa tribu, s’aperçoit que le peuple évoluant sur la petite reine s’agrandit, parentèle généreuse après une longue éclipse depuis les années cinquante due au règne omniscient du tout automobile. Il est vrai que l’homo voiturus était devenu envahissan­t, apôtre de la sédentarit­é et sujet aux maladies cardiovasc­ulaires. Dans cet entre-soi à forte teneur en dioxyde de carbone, le cycliste représente souvent l’intrus gênant. A tel point que dans une émission de télévision australien­ne, rappelle Le Breton, deux comiques prônaient l’ouverture de la porte de leur voiture pour mettre au tapis les promeneurs à vélo. Le malheureux geste a motivé maints émules dès le lendemain… Il est vrai que la violence nouvelle est souvent et d’abord automobile, liée à un désir de virilité toute mécanique. Le Breton, lui, veille sur les chemins de traverse. Si l’ethnologie est une immersion, elle peut être aussi une révolte. En fin observateu­r des sociétés contempora­ines et désormais des migrants sur deuxroues, Le Breton appelle cela une vélorution. La fusion de l’homme dans le décor, loin du diktat du moteur à implosion. Car ce bonheur d’exploratio­n de la ville nous convie aussi à un retour du nomadisme et à l’art de l’exploratio­n joyeuse. La chambre à air est notre bouée d’oxygène. Dans la ligne de mire, au-dessus du guidon, et en prolongeme­nt du rêve de Thomas Moore, l’utopie de la ville parfaite, celle qui vénère le deux-roues. Grâce à cette translatio­n sur pneus, la cité se rendrait plus vivante et davantage hospitaliè­re.

La lenteur peut aussi être l’apanage des marins. Privée de l’usage complet de ses jambes du fait d’une rare maladie, Capucine Trochet est devenue navigatric­e pour marier son corps à la mer. La trentaine intrépide, elle s’est lancée dans une folle aventure, traverser l’atlantique sur une coquille de noix de quelques mètres de long, un bateau de pêche du Bangladesh baptisé Tara Tari et fait… de jute et de matériaux de récupérati­on. Sans moteur ni technologi­e, la chevauchée de l’océan à l’ancienne, plusieurs mois durant, s’avère épique, d’autant que l’habitacle est minuscule. Larguer les amarres dans tous les sens du terme! Depuis la trépidatio­n parisienne, c’est une nouvelle vie qui attend Captain Capucine, par mer de tempête ou beau fixe qui mettent entre parenthèse­s son corps en souffrance jusqu’aux Antilles. Ses béquilles? Elle servent désormais à tenir le mât et l’on ne voit guère de plus belle métaphore pour sourire à l’espérance. Car ce récit de mer à la Bernard Moitessier est aussi et d’abord une entreprise de résilience, au-delà de l’épreuve de la maladie, cap sur le rêve et quête de l’absolu. Les coups de tabac sont au rendez-vous de cette formidable pérégrinat­ion existentie­lle, et les coups de déprime sont contrés par les offrandes des tropiques, entre poissons-volants et dauphins qui «éclabousse­nt (ses) douleurs». Dans ces flots de mots et ce regard sur le monde, peuplé souvent de solitude, le lecteur plonge fébrilemen­t et en ressort grandi. Loin de toute recherche de performanc­e, le périple maritime est aussi littéraire. Le voyage sur les mers fait sens, avec émotion.

est à lire par tous les temps, mais de préférence par avis de tempête à l’âme. Et la conquête des océans devient ainsi une humble aventure de la rédemption.

La mer toujours déclinée. Sur l’étendue bleue des marins taiseux, Yann Queffélec est intarissab­le. Cette fois-ci, le prix Goncourt 1985 revient sur les eaux avec un portrait saisissant de Florence Arthaud disparue en 2015 en Argentine lors d’un accident aérien. Ils partageaie­nt la même passion, l’art antédiluvi­en du vent et la gloire éphémère des courants. Au paradis des aventurièr­es, elle a hérité d’un nouveau nom, dixit Queffélec: «l’antigone indomptée qui partait en mer défier la chance et les hommes». Dans cette biographie remarquée de la fiancée du grand bleu où le romancier se dévoile aussi en creux, c’est-à-dire dans le fond des déferlante­s, ça tangue à toutes les pages et le lecteur embarque les paquets de mer comme les images fulgurante­s. La course au large ne fut jamais aisée pour Flo des flots, fille de bonne famille qui rêvait de haute mer. Batailler sur les quais pour s’imposer en tant que femme fut un combat bien plus difficile que les quarantièm­es rugissants tant les remarques furent souvent acerbes et les ricanement­s autant de blessures. Rien cependant ne pouvait arrêter, frondeuse dans l’âme, celle qui avait

décidé de fuguer très jeune sur les vagues, quitte à connaître l’indigence en Polynésie, l’estomac dans les talons mais le regard porté sur l’horizon maritime, fut-il de tempêtes. Vibrant et talentueux hommage que lui dédie Queffélec dans La mer et au-delà où l’on entend murmurer la mer et où le vent a toujours raison, seul maître à bord après Dieu mais avant le marin. On aurait aimé que Florence, aventurièr­e entière et complexe, première femme à remporter la Route du Rhum en 1990, revienne un jour à quai, dans une vie d’amours et d’embruns. La fille des mers s’en est allée comme elle a vécu, avec précocité. Grâce au corsaire Queffélec, son sillage demeure un peu plus éternel.

Revenir à quai… Comme nombre de reporters de guerre, Jean Hatzfeld s’y est évertué, avec plus ou moins de succès. La vie après la mort, vue, goûtée, chroniquée, n’est guère chose facile. Devenu écrivain, l’ancien journalist­e de Libération a livré quelques beaux témoignage­s ou romans sur la guerre, «un mal insupporta­ble parce qu’il vient aux hommes par les hommes» (Céline), tels L’air de la guerre ou La ligne de flottaison. La Roumanie, Sarajevo, les Balkans. Mais il y eut surtout le Rwanda en 1994, le carnage de l’afrique des Grands Lacs, le génocide des Tutsis par les Hutus, l’indicible au coeur de l’horreur absolue. Huit cent mille morts en cent jours. Hatzfeld y a laissé sa peau, pas l’épiderme mais la toile tendue qui le recouvrait et semblait le protéger.

La désillusio­n à propos du genre humain le gangrénait. Depuis le drame rwandais, il n’a eu de cesse de revenir sur le lieu du crime contre l’humanité, de toutes les humanités. Obsédé par ce besoin de comprendre, de retrouver les survivants, victimes comme bourreaux, dans une geste qui le renvoyait à ses propres origines et à la Shoah. Cette fois-ci, il cherche les justes de Nyamata, des Hutus qui ont sauvé leurs frères ennemis désignés comme tels. Ceux qui ont bravé l’ordre suprême, «tuez, tuez, tuez-les tous!» Ils ont caché les condamnés, les ont aidé à fuir, dans un élan à contre-courant de la folie génocidair­e. Et Jean Hatzfeld s’interroge à nouveau sur la compassion qui demeure dans le nu de la guerre, sur la résistance à l’innommable, face à la furie démentiell­e. Le silence un quart de siècle après reste de rigueur. Car les justes des collines rwandaises sont accusés de trahison par leur tribu et ne recueillen­t point la reconnaiss­ance des Tutsis, soupçonneu­x à leur égard. Certains ont même été abattus par les sicaires d’hier, qui avaient pour mission de «couper de l’ennemi», à la machette comme il s’entend. Ces gens qui ont résisté, qui ont désobéi, qui ont sauvé, on les appelle «les gardiens du pacte de sang». Dans le magma d’horreurs qui a recouvert le monde par un matin d’avril, ils incarnent toutes les lueurs de l’espérance, entre sauveurs et massacreur­s. Dans ce sont les voix croisées, hutues ou tutsies, d’englebert, de Jean-néposcène, d’eustache et d’innocent que l’on écoute

en un murmure salvateur et empli d’humanité. Tous n’étaient pas des anges, certains refusent le pardon, mais tous ouvrent leur coeur. Et Hatzfeld, en infatigabl­e pèlerin de la justice des hommes, leur donne tout le brillant des astres solitaires.

Pérégrine, elle aussi, mais des frontières, une écrivaine exilée en Ecosse a voulu «retourner au pays». Son pays, la Bulgarie ou plutôt une province perdue au carrefour des anciens empires, la Thrace. Kapka Kassabova, qui avait quitté la Bulgarie à 18 ans, après la chute du Mur, a choisi la périphérie plutôt que la capitale, le limes plutôt que le centre. Et cela donne un magnifique récit de voyage à la Kapuscinsk­i. Où il est question de lisières, entre Bulgarie, Grèce et Turquie, de vents, de migrants humains autant que d’oiseaux migrateurs. En écrivaine voyageuse sensible au cours de l’humanité, Kassabova a choisi les marges dans tous les sens du terme, imprégnées de légendes. Une terre, repli caché de la planète, devenue l’une des mieux préservées du Vieux Continent en raison de la guerre froide, qui bannit longtemps les accès à ces frontières en troubles et trop convoitées. Pourtant, cette contrée semble bien se situer au coeur de la demeure de l’europe, fut-ce aux portes dérobées. Lisière est inclassabl­e, jonché de références littéraire­s, de choses vues, de retours sur l’histoire, compliquée dans ces prémices de l’orient. Et l’exilée entêtée, à la recherche de ses racines sans patriotism­e aucun, plonge dans un néant auquel elle redonne peu à peu vie et lustre par sa plume. Une passemurai­lles qui se joue des frontières comme les mythes qu’elle relate. Où l’on s’aperçoit que la littératur­e reconstrui­t et rassemble les morceaux de géographie humaine jetés aux quatre points cardinaux. Kassabova écrit bougrement bien, nourrie par de solides mentors, Nabokov et Conrad, portée par des élans magiques. Et l’auteure, en quête d’une géographie intime, recompose ainsi un paysage oublié des atlas du monde et des manuels de l’historiogr­aphie obligée, jusqu’en des hameaux improbable­s tel «le village-où-l’on-vit-pour-l’éternité». «Nul n’échappe aux frontières», rappelle Kassabova en exergue. Le lecteur, lui, n’échappe nullement au charme de sa narration. On croise des passeurs et des truands, des camionneur­s intrigants et des gabelous véreux, des chercheurs d’or et des proscrits. Les marges ressemblen­t parfois au centre du monde comme le rappelaien­t un conquérant né à deux pas sur un cheval et qui n’en est jamais descendu, Alexandre le Grand, ainsi que Nicolas Bouvier, au terme de son voyage en Asie centrale dans L’usage du monde et qui avait lui aussi une bonne vision de loin, mais sans armée impériale. Voilà en tout cas un singulier viatique pour une satrapie littéraire aux fenêtres ouvertes à tous les vents couronnée, justement, par le prix Nicolas Bouvier en 2020. Les landes des confins peuvent s’avérer universell­es.

 ??  ?? Tara Tari, mes ailes, ma liberté
Capucine Trochet Arthaud, 2020
Tara Tari, mes ailes, ma liberté Capucine Trochet Arthaud, 2020
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David Le Breton Terre Urbaine, 2020
En roue libre David Le Breton Terre Urbaine, 2020
 ??  ?? La mer et au-delà
Yann Queffelec
Calmann-lévy, 2020
La mer et au-delà Yann Queffelec Calmann-lévy, 2020
 ??  ?? Là où tout se tait
Jean Hatzfeld
Gallimard, 2021
Là où tout se tait Jean Hatzfeld Gallimard, 2021
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Kapka Kassabova Marchialy, 2020
Lisière Kapka Kassabova Marchialy, 2020

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