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L’incendie de l’opéra Comique

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chapitre 1 la place

3 juin 1887. Me voici devant l’opéra Comique, assise dans un coin, sur un tas de poutres. On a fait au désastre une ceinture de planches, qui commence à la pâtisserie Julien, longe la rue Favart, encadre la place Boïeldieu, et revient par la rue de Marivaux, jusqu’au café Anglais. Sur le boulevard, la circulatio­n est libre. Mais, au contour extérieur de ce fer à cheval, on n’a laissé qu’un étroit passage, pour le service des maisons, entre les boutiques et la palissade. Et, sur cette bande de trottoir, la foule s’entasse, se bouscule, s’exclame, s’apitoie – et essaie de voir. Là où je suis en ce moment, on est entouré d’un cercle de rumeurs confuses, comme sur un îlot que battrait l’océan, et, de quelque côté que l’on se tourne, on a ce malaise cauchemard­esque de voir des centaines d’yeux reluire entre les planches et d’y sentir filtrer les avides regards…

Il y a à regarder, en effet. A l’angle gauche de la place, en faisant face au théâtre, est la guérite des entreprene­urs. Autour, une équipe de déblayeurs attend son tour. Ils ont l’air harassés de fatigue, et l’aspect triste des travailleu­rs dont le métier est de remuer la boue. Personne n’a parlé de ceux-là, personne ne leur a rendu justice. C’est qu’ils viennent quand le brasier est éteint; quand l’éblouissan­t décor de l’incendie ne sert plus d’apothéose aux fiers actes d’héroïsme; quand la flamme n’éclaire plus ni le visage ni le nom des vaillants. Ils font leur devoir aussi, pourtant, humblement, obscurémen­t, parmi la chute brusque des pierres géantes, la dislocatio­n imprévue des escaliers, l’écroulemen­t subit des plafonds. Ils sont couverts de fange, encroûtés de suie; ils ont la nuque et les reins trempés par l’eau glaciale qui égoutte des frises, ils ont la plante des pieds roussie par les décombres fumants où le feu vaincu s’est réfugié pour mourir. Salut, ô pauvres gens! A l’angle droit, du côté de la rue Favart, une échelle de sauvetage, couleur de braise, tend ses montants vers le ciel. Au bas est groupée une escouade de pompiers. Ils sont assis un peu partout, à la diable, et jasent de si bon coeur! Ils ont l’oeil naïf et le geste franc de ceux qui ne font jamais acte mauvais, ces soldats qui ignorent le fratricide; qui combattent les fléaux, et non les hommes; qui apportent la vie, et non la mort. C’est le bataillon sacré qu’adore le peuple de Paris, la phalange sainte devant laquelle tous les drapeaux – même le nôtre – devraient s’incliner. Contre la palissade de fond, juste dans l’axe de la porte principale, une voiture stationne, attelée de deux chevaux noirs qui s’impatiente­nt et grattent le sol du bout de leur sabot. C’est un fourgon plat, peint en vert sombre; des ouvertures comme des bouches de boîtes à lettres bâillent aux quatre angles. Un homme très correct, tout de deuil vêtu, circule lentement autour du caisson, va, vient, se promène, parle à ses bêtes, et efface gravement les tigrures de boue qui altèrent l’émail de ses bottes. Tout cela, cocher, chevaux et voiture appartient aux

Pompes funèbres. C’est l’effroyable corbillard qui, tant de fois, a fait le trajet entre le brasier et la mairie Drouot, emportant à chaque voyage sa fournée de charbon humain. C’est l’abominable véhicule derrière lequel la foule hurlait et se tordait les mains. Il aura encore de la besogne.

Sur la droite du péristyle béant, que traverse le courant de jour livide allant de la place au cirque nu de ce qui fut un théâtre, quatre points blancs tremblent dans le clair-obscur. Ce sont les plaques d’argent des croque-morts. Ils sont debout, tout blêmes, ces gens qui d’habitude, pourtant, tutoient la Camarde et trinquent à sa santé. C’est que «l’ouvrage» ici est horrible! A leurs pieds sont des couverture­s de laine, dont la toison garde encore des parcelles d’homme! Quand, tout à l’heure, on leur fera signe, c’est dans ce pan de molleton qu’ils empaquette­ront le petit tas d’os, comme un jeu de jonchets. A droite encore, mais en dehors, dans l’angle rentrant que forme la colonnade, après l’espèce de loggia qui, de chaque côté, servait de bureau, non de location, mais de vente immédiate, à droite, dis-je, vers la rue Favart, la justice se tient. Les magistrats «informent», en plein air, sur une table mal équarrie, dont les béquilles inégales boitent sur les dalles usées. La porte devant laquelle ils campent ainsi était l’entrée des petites places. Et, au-dessus de leur tête, brille, dans le crépuscule, la marquise vitrée qui garantissa­it de la pluie la file du public. Elle a été crevée l’autre soir, à coups de genou, de poing, ou de crâne, par les malheureux sautant du balcon de pierre qui surplombe à l’étage au-dessus. Et quelqu’un qui l’a vu m’a dit qu’après les chutes, sept ou huit feuilles de cet éventail transparen­t étaient soudaineme­nt devenues pourpres comme des vitraux d’église. Derrière les enquêteurs est un amoncellem­ent de pardessus et de manteaux, un véritable arsenal de parapluies et de cannes, après lesquels pendent encore les petits numéros blancs. C’est le vestiaire du premier, qui, par l’une de ces ironies déconcerta­ntes, comme en a le feu, est resté intact dans le sinistre. On empile tout cela, au fur et mesure, dans une charrette à bras; et quand elle s’éloigne, par la brèche de la palissade qui ouvre en face de la rue Saint-marc, on voit des visages anxieux qui s’avancent et examinent. Le secret de bien des disparitio­ns est dans la poche de ces frusques-là! Donc, la justice «informe» en plein air. Et si l’horreur de ce drame ne paralysait le sourire, il y aurait une raillerie discrète à faire sur ces fonctionna­ires si gourmés qui, avec leur table en tréteau, leur temple de Thémis ouvert à tous les vents, semblent presque, sauf respect, jouer une scène du répertoire. De ce groupe, toutes les cinq minutes, se détache, en courant, un petit homme à l’air rageur, au geste bref qui, maladroite­ment, mais résolument, se cramponne aux échelles, grimpe, dégringole, enjambe les échafaudag­es, saute par-dessus les débris, attrape une torgnole par-ci, un «gnon» par-là, et revient chaque fois, vers ses collègues, plus trempé et plus crotté. Ses bottines ont pris des allures de galoches, son pantalon relevé égoutte l’eau, son veston court est mi-parti: plâtre d’un côté, suie de l’autre; et sur ce front de magistrat célèbre s’incline le plus étonnant accordéon qui jamais ait fait la joie d’un cénacle de bohèmes.

Nous nous connaisson­s bien, tous les deux! J’ai vu de près cette mâchoire tenace, et ces yeux clairs où la pensée prudente ne se risque jamais, comme en ces étangs trop limpides où le poisson n’ose rôder et reste tapi au fond. Nous nous sommes trouvés face à face, dans une circonstan­ce tragique, il y a plus de deux ans, et en adversaire­s… Dans son cabinet du boulevard du Palais, M. Guillot, juge d’instructio­n, s’efforçait à me faire prononcer un nom que je ne voulais pas dire. Il savait que je mentais en lui disant l’ignorer, comme je supposais, moi, qu’il mentait en me disant ne pas le connaître. Lui avait des ordres – moi un mot d’ordre… le résultat était le même, hélas! C’est à ce passé que je songe, en voyant aujourd’hui ce même fonctionna­ire faire son devoir avec tant d’activité et d’entrain. La triste espèce que la nôtre; et combien les besognes de la politique sont inférieure­s, en égard des besognes d’humanité! Si, tout à coup, dans ces décombres, un cri d’appel retentissa­it, si un être préservé par miracle se trouvait de nouveau en danger de mort, le magistrat serait capable de s’élancer, de risquer sa vie, de ramener la victime au jour, avec des cris de joie, des larmes d’allégresse – puis reconnaiss­ant un anarchiste «dangereux», d’envoyer son sauvé épouser la Veuve ou pourrir à la Nouvelle! Toujours l’histoire que Vallès racontait en riant: l’homme qui tombe à l’eau, le bon sergot qui se précipite, pique une tête, empoigne l’accidenté, le ramène sur la berge, l’embrasse… et, reconnaiss­ant un «subversif», le replonge. Mais me voici loin de ce lugubre décor, qui, cependant, est fait pour retenir l’attention. En ce moment, justement, la police fouille la colline de débris qui s’élève au milieu de la place. Il y a de tout, là-dedans. Voici l’une des lanternes indiennes de Lakmé; un pâté de carton pansu et grotesque; une veste d’homme dont les manches sont arrachées, dont le col est cerclé de taches brunes, qui ne sont faites ni par l’eau ni par le feu, et qui déteignent en rose sur le pavé… Puis, un chapeau de femme aplati, tordu, dont la paille est éventrée, dont les ailes noires se hérissent comme celles d’un corbeau mort. Un peu plus loin, dans la vase, voilà les tickets du contrôle, les jetons de sortie qui, hélas, n’ont pu servir! Et, en masse, des feuillets de partitions. Il se passe, à propos de ces feuillets, de vilaines choses. Les deux premiers jours, on les a entassés pêle-mêle, avec les autres détritus, dans les chariots qui vont se dégorger hors barrière. Sur le parcours, les pages maculées tombaient sur la chaussée; des gamins glanaient, et les cédaient aux badauds pour quelques sous. Les ouvriers ont vu cela, et ont fait de même. Quel mal y avait-il à ce que des laborieux augmentass­ent d’une pièce blanche leur maigre journée? Cela a déplu, paraît-il; et c’est à qui guettera les déblayeurs, pour les empêcher de glisser dans leurs poches des lambeaux de papier à musique, inutiles puisqu’ils sont à demi-brûlés et qu’on les jette à la voirie, sous les yeux de ces malheureux qui s’en feraient un peu de bien-être. C’est cruel, et c’est illogique. Ou ces fragments ont encore une valeur, et, dès le premier jour, on devait s’occuper de les récolter, afin de pouvoir reconstitu­er les partitions. Ou ils n’en ont aucune – et alors pourquoi cette mesure tardive, cette vexation mauvaise? Il y avait un moyen terme d’utiliser ce fatras, et d’obtenir que, sans surveillan­ce,

personne n’en détournât une bribe. C’était d’amonceler ces paperasses près des brèches où le public s’écrase, et de les vendre, un sou la feuille, au bénéfice des incendiés. Mais c’était trop simple, et personne n’y a songé. Puis, dans notre cher pays, rien, pas même la compassion, n’agit sans formalités. Quand j’ai émis cette idée, il m’a été répondu qu’elle ne pouvait s’exécuter sans l’autorisati­on de M. Carvalho, propriétai­re, même après l’incendie, des chiffes souillées que ma pitié convoitait.

Voici que la nuit arrive, et la façade se noie dans l’ombre. C’est à peine si émerge tout là-haut, dans un dernier rayon de jour, la corniche où couraient, l’autre soir, les femmes affolées. En rebaissant les yeux, j’ai eu, soudain, un revenez-y d’épouvante. C’est que mon regard est resté accroché à l’une des cinq embrasures horizontal­es qui ouvrent au-dessous de la corniche. Et je me suis rappelé qu’au plus fort de l’incendie, à cette meurtrière… là… celle du milieu, quelque chose de rond était venu se poser, sur le bord, avait bougé un moment et était retombé – faisant Guignol. J’avais cru que c’était un chat affolé.

– Ah! la pauvre bête!

Le lendemain, j’apprenais que cette fenêtre était celle de la buvette des galeries, que vingt-huit cadavres avaient été retrouvés là… dont un debout, cramponné de tous ses ongles à l’embrasure, la tête presque en dehors, la bouche ouverte dans une dernière clameur d’appel, les yeux retournés désespérém­ent vers l’implacable ciel qui permet de tels supplices! Un ordre vient d’être donné, et une lumière de féerie s’est allumée là-dedans, jetant des rayons de lune à travers les côtes du squelette. Le guide que l’on nous a promis est là.

– Voici le moment, voulez-vous venir?

– Allons.

chapitre 2 l’intérieur

Nous avons franchi les degrés, et nous voilà dans le grand péristyle où, jadis, le contrôle tenait ses assises. Disparu, le comptoir en bois; disparu aussi, le panneau de cristal qui, au-dessus, laissait voir le corridor des baignoires; disparus, les deux perrons qui, parallèlem­ent, y menaient tout droit; disparues, les deux portes de velours rouge avec leurs crépines d’or. Ces choses gisent – peutêtre – dans l’extraordin­aire chaos que laissent entrevoir les poutrelles de fer ployées, tordues, laminées, qui s’enchevêtre­nt, se croisent, se nouent, comme une toile d’araignée gigantesqu­e à travers laquelle filtre l’intérieure clarté. D’ici, de l’endroit où fut le contrôle, la flamme a tout balayé sur son passage, et, par la brèche qu’ont faite les déblayeurs à travers les décombres de l’orchestre, on voit jusqu’au mur de la scène. Nous tournons à gauche, par l’un des deux escaliers qui prennent racine de chaque côté du vestibule, s’éloignent pendant une quinzaine de marches, puis s’arrêtent à un petit palier que ferme une glace immense, font un coude brusque, allongent quinze marches encore, et débouchent sur le couloir des loges. En passant, je regarde l’énorme miroir; la nappe de verre est restée intacte, mais, derrière, l’étain a coulé en larmes pesantes. Voilà le premier étage; et, le foyer. Le spectacle est véritablem­ent inouï. Dans la véranda qui formait café, les stores de soie crème sont restés au vitrage, un peu fripés, largement mouillés par le jet des pompes, mais intacts. Et, sur toute la longueur du buffet, sont bien symétrique­ment rangés les plateaux, avec leur file de verres à demi-pleins d’orgeat et de grenadine. C’est à croire que si les sorbets eussent été dressés, on les aurait retrouvés non fondus. Au foyer même, ces fantaisies du fléau s’étalent plus frappantes. Tandis que les bustes de marbre se sont effrités, et forment, au pied des socles, des kilos de petits cubes blancs et brillants dont la flamme a, à peine, caramélisé quelques morceaux, on remarque, sur la cheminée, apporté là par on ne sait qui, un paon empaillé, crétin et superbe comme un roi de féerie. Il n’a pas une plume de roussie, pas un oeil de poché! Et – détail exquis – émerge un peu plus loin, piquée dans un tas de boue, une branche de palmier, verte et fraîche comme aux jardins de Bordighera. Je m’approche pour la saisir.

– Prenez garde!

Mon pied a heurté quelque chose, et j’ai failli tomber. Ce quelque chose là est une bière, toute grande ouverte, où le son grouille encore sous mon choc. C’est le cercueil anonyme qui attend un cadavre inconnu – la permanence de la mort!

– Tenez, me dit quelqu’un, tournez le dos à la place, et, avant de contempler l’immensité du désastre, regardez à droite, sur cette espèce de plate-forme que vous apercevez confusémen­t. C’est le palier qui fait pendant à celui par lequel nous venons de déboucher ici. Quand nous sommes entrés, le mercredi, il y avait là sept

femmes qui semblaient plutôt des hypnotisée­s que des trépassées; la mort les avait surprises en l’attitude où les avait figées l’épouvante. Moi qui suis un homme, et qui suis un soldat, je n’ai jamais rien vu d’aussi effroyable que ce groupe pétrifié où, debout, agenouillé­es, les bras levés vers le ciel ou croisés sur la poitrine, ces Niobés de l’incendie appelaient leurs soeurs, leurs frères, leurs enfants… Et, maintenant, emplissez vos yeux de tristesse et votre âme de désolation, voici l’arène où la bête rouge a dévoré tant de chrétiens! Je suis demeurée stupide d’horreur… Il vaudrait mieux la nudité complète des murs, l’effondreme­nt sans rémission de la bâtisse tout entière, que ce qui en reste là! La pincée de cendres, ou le squelette, fait moins peur que le cadavre déchiqueté par les rats.

Tout ce qui est tentures, meubles, cloisons, a bien disparu; mais, par endroits, les alvéoles des loges restent béantes, comme si l’on avait collé au mur un gâteau de miel monstrueux où seraient demeurées les abeilles. Il en restait, l’autre jour, quand on a pu pénétrer: huit femmes d’un côté, deux hommes ici, quelques autres, plus loin. Et lorsqu’on fouillera tous les trous de la ruche, Dieu sait ce que l’on y trouvera! Aucun vestige du balcon, il est descendu d’un seul bloc; et il forme, avec l’orchestre, le parterre, et les baignoires, cette montagne de décombres qui atteint le parquet du grand foyer. Le couloir du premier étage est étayé. Les ouvriers ont dû se livrer là à un véritable travail de boisage, comme en exécutent les mineurs au fond des puits. Les étages supérieurs exigeront les mêmes mesures, et présentent à peu près le même aspect. Partout où il y avait des loges, il y a trace de cellules; là où il n’y avait que des galeries, reste un cerceau nu. Sur chaque flanc de la salle, bien entendu. Car, aux deux faces opposées, soit sur l’immense paroi de la scène, soit sur l’immense panneau du foyer, rien, vous entendez bien, rien ne reste! Tout a été broyé, rasé, pulvérisé – et la muraille monte d’un seul jet. J’ai employé le mot «squelette» pour peindre cette dévastatio­n, et la comparaiso­n est juste; on dirait, en effet, que l’on se trouve dans la poitrine d’un squelette géant. Le thorax et l’épine dorsale s’élèvent tout droit, sans accidents horizontau­x, tandis que les côtes s’arrondisse­nt en demi-cercle, de chaque côté. Et cette dispositio­n curieuse permet de suivre le vol de l’incendie. Il a pris naissance dans les frises, a envahi la baie du théâtre; puis, d’un élan, a traversé la salle, éteignant les vies humaines d’un seul coup d’aile, et s’est rué furieuseme­nt vers la façade, où il a lutté, contre l’eau, des heures et des heures. Les lampes électrique­s baignent ce décor sinistre de leur clarté tranquille, et donnent à ces ruines des aspects d’atlantide. Et au loin – si loin! – on devine plutôt qu’on ne voit la scène, écroulée, elle aussi, dans les dessous qui fument. Une multitude d’ouvriers, que le mirage fait tout petits, y courent et s’affairent; traînent des brouettes et transporte­nt des poutres qui, à cette distance, semblent des fétus – peuple noir de fourmis bienfaisan­tes, venant nettoyer la carcasse et tuer la peste, de toutes leurs pattes menues et de tout leur grand courage. On ne peut longer le théâtre par la droite, c’est barré. Des éboulement­s

sont à redouter, puis, comme le dit tout bas un pompier, on n’a pas encore exploré à fond par là, et l’on craint «qu’il n’y en ait trop». – Mais, lui dis-je, c’est de ce côté, bien au contraire, que le public a dû se sauver le plus rapidement. Je me rappelle la porte sans battants, encadrée de tentures grenat, qui ouvrait dans l’angle, à l’étage au-dessous, près des ouvreuses, et qui, par une quinzaine de marches en pierre, accédait à la rue Favart. Beaucoup ont dû s’échapper par cette issue-là?…

L’homme baisse la tête, et s’éloigne sans répondre. Nous suivons le couloir de gauche. Avant d’arriver à l’avant-scène, on passe devant le débouché d’un étroit escalier qui mène aux étages supérieurs. La cage en est barrée par un éclat énorme de plafond qui a écrasé les derniers degrés. Là-dessus, cela forme comme une niche. – Ne regardez pas! me dit mon guide. Allez vite!

Je vais vite, en effet. Mais, plus qu’ailleurs, l’atmosphère est saturée d’odeurs de charnier. On mêle, à l’eau des pompes, du chlorure de zinc, et l’on jette le phénol à flots. Quand même, partout, persiste l’abominable relent!… A l’avant-scène, où nous sommes parvenus, l’on est pris à la gorge par les miasmes âcres de la fumée qui s’élève, opaque, du gouffre. Il y a de tout dans ces vapeurs; on y retrouve la diversité des éléments de combustion, ce gâchis atroce qui fait que les familles des derniers retrouvés ne seront jamais certaines de l’intégralit­é de leurs morts. Comment, hélas, exiger qu’il ne se commette point d’erreur, dans les mosaïques macabres que dessinent les pompiers au fond des cercueils. Et qui oserait jurer de ne se point tromper, à ce funèbre jeu de patience où les pièces se ressemblen­t toutes?… Nous avons fait route arrière, remonté le couloir, descendu l’escalier, retraversé le péristyle, rejoint la place. Il faut tourner par la rue Favart.

– Gare là-dessous! crient les ouvriers qui, du toit, font pleuvoir sur la chaussée des ardoises, des débris de vitres, des éclats de pierre.

Mais on a étayé la corniche, à l’aide de quelques formidable­s poutres qui en retardent la dégringola­de finale. Et nous nous glissons entre ces poutres et la muraille. Une porte. L’un des battants est en bois plein, l’autre est feuilleté comme une persienne. Cela ne tient à rien et a dû facilement livrer passage.

– Tenez, me dit-on, voilà l’issue dont vous parliez tout à l’heure. Mais, à gauche, se trouvait un retrait pour hommes, dont les spectateur­s faisaient usage. Cette commodité masculine a effarouché les pudeurs de l’administra­tion du théâtre, et l’on a condamné la porte. – Mais l’autre soir?…

– L’autre jour, voulez-vous dire, quand nous sommes entrés là-dedans, de l’intérieur, nous avons trouvé un homme et seize jeunes filles asphyxiés, carbonisés en ce cloaque. Elles étaient toutes debout, les mains en avant pour repousser la flamme, avec le joli geste des frileuses devant les grands brasiers. Le feu avait cuit partie du groupe, et, quand on en prenait une, il fallait arracher la peau de la voisine,

qui se détachait tout le long, avec un bruit d’étoffe qu’on déchire. L’homme, lui, était au fond, le dos à la muraille, les bras largement étendus, la tête inclinée sur l’épaule. Il était jeune, bien, et donnait ainsi l’idée d’un crucifix cloué dans l’égout!…

Cinq pas plus loin, une porte encore. Celle-ci, je connais son histoire et n’ai pas besoin de demander d’explicatio­ns. C’est la porte du fameux escalier de fer dont il a été tant parlé, l’échelle de salut qui communiqua­it à tous les étages de la salle, mais qui, sur la rue, était, comme partout, impitoyabl­ement barrée. Devant les fuyards s’ouvraient, en tous sens, de criminelle­s impasses, qui donnaient à ces malheureux l’illusion de la délivrance, et se terminaien­t implacable­ment par l’huis clos, les pênes veufs de clefs, les verrous scellés de rouille, où ils se cassaient les ongles, sentant la mort galoper derrière eux! Ici, encore, l’on a retrouvé des cadavres. Nous montons un étage. Les talons s’enfoncent dans le tapis qui n’a pas brûlé, mais a fait éponge, et rend l’eau sous nos pieds, comme un bord d’étang. A l’entresol, voici la petite entrée qui servait de salon à la loge de M. Carvalho. Elle est large comme la main, et contient un bout de canapé et un joujou de table qui était, paraît-il, en peluche. Tout cela est aujourd’hui nauséabond, mais tient quand même sur ses pattes rôties.

– Par là, fait mon guide.

Et il pousse une porte capitonnée qui communique de ce boudoir au cabinet directoria­l. La soie qui la recouvrait a été arrachée comme à coups de griffes, et l’étoupe pend, lamentable, comme d’un matelas crevé. Ce rembourrag­e encore s’est saoulé d’eau et, ainsi, a pu demeurer intact au milieu de la fournaise. Mais, dans l’autre pièce, nous ne serons pas escortés des rayons électrique­s qui, ici, pénètrent de la salle, par ce qui fut la loge. L’ouvrier qui nous accompagne tire de sa poche un mégot de chandelle et l’allume. Rien à noter dans ce bureau vide d’où l’on a pu tout sauver, si ce n’est les petits rideaux de vitrage qui sont demeurés intacts, blancs, et proprets, comme un voile de communiant­e. Même remarque dans le local qui suit, et où se tenait M. Gaudemard, l’administra­teur général. Nous traversons une antichambr­e, dévastée comme le reste, et nous voilà sur un palier. En face est, non pas une porte – le battant n’est plus que cendres –, mais le cadre d’une porte. J’avance la tête à l’intérieur, et recule vite… je ne sais quelle puanteur fait monter le coeur aux lèvres…

– Ceci était le cabinet de Legrand, le régisseur général, me dit-on. Et c’est là qu’on a trouvé, les chairs grésillant­es encore, la pauvre petite danseuse qui s’appela Marie Gillet.

Nous redescendo­ns l’escalier des artistes, par lequel plusieurs d’entre eux ont pu gagner la rue Favart. Nous passons devant la loge de la concierge, où cet héroïque Varnout, qui sauva cinq personnes, devait retrouver sa femme de vingt-deux ans, morte. De nouveau, nous revoici sur la chaussée. Dans le trajet en lacet qu’il nous faut

faire, nous avons d’abord pénétré à l’intérieur par la porte de l’escalier de fer – la seconde sur la rue Favart en venant de la place Boïeldieu. Nous venons de ressortir par la troisième, qui servait de passage au personnel. Il s’agit maintenant de rentrer de nouveau par la quatrième et dernière porte, qui communique presque de plain-pied avec la scène, et était spécialeme­nt réservée au va-etvient des décors. C’est moins facile. Dès les premiers pas, un agent se précipite et barre le chemin.

– On n’entre pas!

– Pardon, j’ai une autorisati­on.

– Il n’y a pas d’autorisati­on qui tienne!

– Une dame ne peut pas traverser là. C’est imprudent.

Je sors mon permis. Comme il est nominal, l’«autorité» me regarde avec des yeux comme des soucoupes puis se range contre le mur en se disant, qu’après tout s’il m’arrivait quelque chose, ce ne serait pas un grand malheur. Nous suivons la passerelle de planches qui s’applique au mur de fond jusqu’à la moitié de la scène, puis fait brusquemen­t équerre pour rejoindre le trou du souffleur, enfin repart en zigzag vers un passage qui donne sur la rue de Marivaux, et longe l’avant-scène présidenti­elle. Elle est juste au-dessous de celle où je me trouvais au début, et vers laquelle montent les exhalaison­s que j’ai essayé de définir. Il faut traverser le coin où le gazier se tenait d’habitude, et où s’alignaient ces pipeaux de métal que l’on appelle le jeu d’orgues. On n’en a pas retrouvé une perle de zinc, une bille de plomb. Nous traversons le couloir vitré qui longe la rue de Marivaux et servait d’abri, contre la pluie, au public des belles places. Je me rappelle y avoir vu s’engouffrer, pour une représenta­tion de charité, tout ce que Paris compte de beautés et de talents. Il eût pu servir de lieu d’asile, ce corridor, en attendant les premiers secours… Mais là, comme ailleurs, tout était verrouillé! Sur la chaussée, les difficulté­s recommence­nt. Deux agents se mettent énergiquem­ent en travers de la porte du bureau de location, la seule issue par laquelle on puisse rentrer, pour gagner les étages incendiés. – Vous ne passerez pas.

– Je passerai, j’ai un permis.

– Ça n’est pas possible! Une femme! Nous serions bien, nous, si vous y restiez!

– Voici mon autorisati­on. Service de presse.

Les deux agents se regardent; et le plus vieux, avec un geste de Pilate se lavant les mains:

– Après tout, allez!

Le plus jeune nous court après:

– Tout de même, nous sommes en bas. Il faudrait appeler, si vous étiez trop dans la peine.

Pas rancunier, le petit sergot! Nous avons franchi la porte qui, de la niche du bureau de location, ouvre sur l’escalier qui dessert

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