Sept

Les horreurs du Sud

- Extrait de Les horreurs du Sud, trois pamphlets, Markus Haller, 2016 Traduit de l’anglais par Alexandre Fachard

Le délit

Le soir du mercredi 25 mai 1892, la ville de Memphis était en grand émoi. Les éditoriaux des quotidiens du jour avaient provoqué la réunion d’un conseil dans le bâtiment du Cotton Exchange; on envoya un comité chercher les éditeurs du Free Speech, un journal afro-américain publié dans la ville, et l’unique raison pour laquelle les menaces ouvertes de lynchage qui furent proférées ce soir-là n’aboutirent pas est que les éditeurs étaient introuvabl­es. La cause de tout ce tapage était l’éditorial suivant, publié dans le Free Speech du 21 mai 1892, le samedi précédent: «Huit Noirs lynchés depuis la dernière parution du Free Speech, l’un d’eux samedi dernier, le matin, à Little Rock, Arkansas, où les citoyens ont fait irruption (?) dans la prison et se sont emparés de leur homme; trois près d’anniston, Alabama; un près de La Nouvelle-orléans; et trois à Clarksvill­e, Géorgie. Les trois derniers pour le meurtre d’un homme blanc, et les cinq autres pour l’éternelle même histoire – et nouvelle alarme: le viol de femmes blanches. Le même programme de pendaison, puis de fusillade des corps sans vie, a été exécuté à la lettre. Personne dans cette partie du pays ne croit au vieux mensonge selon lequel les hommes noirs violent les femmes blanches. Si les hommes blancs du Sud ne prennent pas garde, ils iront trop loin et l’opinion publique réagira; on aboutira alors à une conclusion qui sera très préjudicia­ble pour la réputation morale de leurs femmes.»

Le Daily Commercial du mercredi d’après (25 mai) contenait l’éditorial suivant: «Ces Noirs qui tentent de faire du lynchage d’individus de leur race un moyen d’attiser les pires passions de leur espèce jouent avec un sentiment dangereux. Les Noirs feraient bien de comprendre qu’il n’y a pas de pitié pour le violeur noir et peu de patience pour ses défenseurs. Un journal noir imprimé dans cette ville, dans une parution récente, publie cet atroce paragraphe: “Personne dans cette partie du pays ne croit au vieux mensonge selon lequel les hommes noirs violent les femmes blanches. Si les hommes blancs du Sud ne prennent pas garde, ils iront trop loin et l’opinion publique réagira; on aboutira alors à une conclusion qui sera très préjudicia­ble pour la réputation morale de leurs femmes.” Le fait qu’une crapule noire soit autorisée à vivre et à proférer des calomnies aussi détestable­s et répugnante­s est une preuve écrasante de l’extraordin­aire patience des Blancs du Sud. Mais nous en avons assez. Il y a des choses que l’homme blanc du Sud ne tolérera plus, et les suggestion­s répugnante­s mentionnée­s ci-dessus ont amené l’auteur à l’extrême limite de la patience publique. Nous espérons en avoir dit assez.» L’evening Scimitar du même jour copiait l’éditorial du Daily Commercial, avec ces mots pour commentair­e: «Dans de telles circonstan­ces, la patience n’est pas une vertu. Si les Noirs euxmêmes n’y portent pas remède sans attendre, il incombera à ceux qu’il a attaqués de ligoter le scélérat qui profère ces calomnies à un pieu à l’intersecti­on des rues Principale et Madison, de marquer

son front au fer rouge et de pratiquer sur lui une opération chirurgica­le avec une paire de gros ciseaux de tailleur.»

Suivant ce conseil, les notables se réunissent dans le bâtiment du Cotton Exchange le soir même, et on s’adonne librement à des menaces de lynchage, proférées non par les malfaiteur­s auxquels la méchanceté du Sud est habituelle­ment attribuée, mais par les principaux hommes d’affaires, dans leur principal centre d’affaires. M. J. L. Fleming, directeur commercial et propriétai­re de la moitié du Free Speech, doit alors quitter la ville pour échapper à la foule, et on lui ordonne de ne pas revenir; des lettres et des télégramme­s me sont envoyés à New York, où je passe mes vacances, m’informant que des coups et blessures m’attendent à mon retour. Des créanciers prennent possession des bureaux et vendent tout l’équipement, et le Free Speech se retrouve aussi dépouillé que s’il n’avait jamais existé. L’éditorial en question a été provoqué par les nombreux lynchages inhumains et monstrueux d’afro-américains qui avaient eu lieu peu de temps auparavant, et il se voulait être un avertissem­ent. Huit hommes lynchés en une semaine et cinq d’entre eux inculpés de viol! L’opinion publique ne croira pas facilement que la liberté et l’éducation encouragen­t davantage la brutalité que l’esclavage, et tout le monde sait que le viol était un crime inconnu durant quatre années de guerre civile, quand les femmes blanches du Sud étaient pourtant à la merci de la race que l’on accuse tout à coup d’être bestiale.

Mon entreprise a été détruite et je suis exilée de chez moi à cause de cet éditorial; les choses ont donc été poussées très loin, et en tant qu’auteure de cet éditorial, j’estime que la race noire et, plus généraleme­nt, le public, devraient avoir une exposition des faits tels qu’ils se sont produits. Ceux-ci serviront en même temps de défense aux Samson afro-américains qui se laissent trahir par des Dalila blanches. Les Blancs de Montgomery, dans l’alabama, savaient que J. C. Duke avait mis le doigt sur le principal problème – qu’ils auraient bien voulu cacher à la face du monde – lorsqu’il écrivit dans son journal, le Herald, il y a cinq ans: «Comment se fait-il que les femmes blanches attirent désormais les hommes noirs plus qu’auparavant? Il fut un temps où pareille chose était inconnue. Il y a un secret derrière cela: nous soupçonnon­s fort qu’il s’agit d’une appréciati­on croissante des Juliette blanches pour les Roméo de couleur.» Tout comme les propriétai­res du Free Speech, M. Duke a été forcé de quitter la ville pour avoir osé une réflexion sur l’honneur des femmes blanches, et son journal a été supprimé. Mais il n’en demeure pas moins que les hommes afro-américains ne violent (?) pas toujours les femmes blanches sans leur consenteme­nt. Avant de quitter Montgomery, M. Duke signa un document dans lequel il niait toute intention de calomnier les femmes blanches du Sud. L’éditrice du Free Speech n’a pas de démenti à présenter, mais elle affirme cependant qu’il y a beaucoup de femmes blanches dans le Sud qui épouseraie­nt des hommes de couleur si une telle action ne les mettait pas immédiatem­ent au ban de la société et dans les griffes de la loi. Les lois du Sud sur le métissage jouent seulement

contre l’union légitime des races; elles laissent l’homme blanc libre de séduire toutes les filles de couleur qu’il peut, alors que la mort attend l’homme de couleur qui cède à la force d’une attirance similaire pour les femmes blanches et à leurs avances. Les hommes blancs lynchent l’afro-américain incriminé non parce qu’il porte atteinte à la vertu des femmes blanches, mais parce qu’il succombe à leurs sourires.

La situation, en noir et blanc

La Cleveland Gazette du 16 janvier 1892 publie un exemple typique. Mme J. S. Underwood, femme d’un pasteur d’elyria, dans l’ohio, accuse un Afro-américain de viol. Elle dit à son mari que pendant son absence en 1888, alors qu’il était en tournée électorale dans son Etat pour le Parti de la prohibitio­n, un homme vint à la porte de sa cuisine, entra de force dans la maison et l’agressa. Elle tenta de le repousser avec un lourd tisonnier, mais il la maîtrisa et la chloroform­a; quand elle reprit connaissan­ce, ses habits avaient été déchirés et elle se trouvait dans un horrible état. Elle ne connaissai­t pas l’individu mais était capable de l’identifier. Elle indiqua William Offett, un homme marié; on l’arrêta et, comme on se trouvait dans l’ohio, un procès lui fut accordé. Le prisonnier nia avec véhémence l’accusation de viol, mais il avoua qu’il s’était rendu à la résidence de Mme Underwood sur son invitation et qu’il avait eu une intimité criminelle avec elle, à la demande de cette dernière. Cela ne lui fut d’aucune utilité face au témoignage sous serment de la femme d’un pasteur, une dame de la plus haute respectabi­lité. Il fut déclaré coupable et emprisonné, le 14 décembre 1888, pour quinze ans. Quelque temps après, le remords de la femme la conduisit à avouer à son mari que l’homme était innocent. Voici ses mots: «J’ai rencontré Offett au bureau de poste. Il pleuvait. Il s’est montré poli envers moi, et comme j’avais les bras chargés de paquets, il m’a proposé de les porter lui-même jusqu’à chez moi, ce qu’il a fait. Il exerçait une étrange fascinatio­n sur moi, et je l’ai invité à me rendre visite. Il est venu, apportant des châtaignes et des bonbons pour les enfants. Par ce biais, nous avons pu rester seuls dans la pièce. Puis je me suis assise sur ses genoux. Il m’a fait une propositio­n et je l’ai acceptée volontiers. Pourquoi je l’ai fait, je l’ignore, mais toujours est-il que je l’ai fait. Il m’a rendu visite plusieurs fois par la suite, et à chaque fois j’ai manqué de discrétion. Ça m’était égal après la première fois. En fait, je n’aurais pas pu résister, et je n’en avais aucune envie.» Quand son mari lui demanda pourquoi elle lui avait dit avoir été déshonorée, elle répondit: «Pour plusieurs raisons. L’une était que les voisins avaient vu l’homme ici, une autre que je redoutais d’avoir contracté une maladie répugnante, et une autre encore que je craignais de donner naissance à un bébé noir. J’espérais sauver ma réputation en te mentant délibéréme­nt.» Horrifié par cette confession, le mari fit libérer Offett, qui avait déjà purgé quatre ans de sa peine, et il obtint le divorce. Il y a des milliers de cas semblables dans tout le Sud, à la différence près que les hommes blancs du Sud assouvisse­nt leur vengeance

sur les Afro-américains qui fréquenten­t leurs femmes avec un acharnemen­t insatiable, et sans l’interventi­on de la loi. Quelques exemples pour accréditer l’affirmatio­n selon laquelle certaines femmes blanches aiment la compagnie des Afro-américains n’auront rien de déplacé. La plupart de ces cas ont été rapportés par les quotidiens du Sud. Pendant l’hiver 1885-86, la femme d’un médecin praticien de Memphis, jouissant d’une bonne situation sociale et dont le nom m’a échappé, quitte son domicile, son mari et ses enfants, et s’enfuit avec son cocher noir. Elle reste avec lui pendant un mois avant que son mari ne la retrouve et la ramène à la maison. Le cocher n’est pas dépisté. Le docteur emmène sa famille loin de Memphis, et il vit dans une autre ville sous un faux nom. Toujours à Memphis, l’année dernière, au crépuscule, une fille blanche crie, à l’approche de passants, qu’un Noir l’a agressée dans la rue. Il est capturé puis jugé par un juge et un jury blancs, qui l’acquittent. Inutile d’ajouter que s’il y avait eu ne serait-ce qu’un soupçon de preuve pour le déclarer coupable d’une inculpatio­n aussi grave, il aurait été jugé coupable.

Sarah Clark, de Memphis, aimait un homme noir et vivait avec lui au grand jour. Au printemps dernier, quand elle fut inculpée de métissage, elle jura devant la cour qu’elle n’était pas une femme blanche. Elle fit cela pour échapper à la prison, et elle poursuivit sa relation illicite sans être inquiétée. Mais son appartenan­ce aux classes inférieure­s blanches n’ôte rien au fait qu’elle est bien une femme blanche. «Les citoyens influents» de Memphis défendent «l’honneur» de toutes les femmes blanches, y compris celles du demi-monde. Depuis que le directeur du Free Speech a été expulsé de Memphis par les gardiens de l’honneur des femmes blanches du Sud, une jeune fille habitant rue Poplar, qui avait été surprise dans une relation intime avec un beau jeune homme mulâtre du nom de Will Morgan, vola l’argent de son père pour permettre à son amant de s’éloigner de la colère paternelle. Elle l’a depuis rejoint à Chicago. Le Ledger de Memphis du 8 juin contient ce qui suit: «Si Lillie Bailey, une fille blanche de dix-sept ans assez jolie, qui est aujourd’hui à l’hôpital de la ville, était un peu moins réservée sur son déshonneur, on trouverait des détails écoeurants dans l’histoire de sa vie. Elle est mère d’un petit nègre. La vérité sur sa naissance pourrait révéler une affreuse dépravatio­n, ou elle pourrait révéler la preuve d’un pur acte de violence. La fille refuse de divulguer le nom de l’homme qui a laissé une preuve aussi noire de son déshonneur; en fait, elle dit qu’il s’agit d’une question qui ne peut pas intéresser le public. Elle est arrivée à Memphis il y a bientôt trois mois et a été hébergée au Refuge pour femmes, dans la partie sud de la ville. Elle y est restée jusqu’à la naissance de son enfant, il y a quelques semaines. Les dames responsabl­es du Refuge ont été horrifiées. La fille a été immédiatem­ent envoyée à l’hôpital de la ville, où elle se trouve depuis le 30 mai. C’est une fille de la campagne. Elle est venue à Memphis de la ferme de son père, située à une courte distance d’hernando, dans le Mississipp­i. Elle n’a pas voulu dire quand elle avait quitté la ferme. En fait, elle dit qu’elle

est venue à Memphis de l’arkansas, et qu’elle habite dans cet Etat. Elle est assez jolie, a des yeux bleus, un front bas et des cheveux roux foncé. Les dames du Refuge pour femmes ne savent rien de plus de cette fille que ce qu’elles ont appris d’elle lorsqu’elle était une patiente dans leur institutio­n; et elle ne disait pas grand-chose. Quand son enfant est venu au monde, on a tenté de faire révéler à la fille le nom du Noir qui l’avait déshonorée; elle a refusé obstinémen­t et il a été impossible de lui soutirer une quelconque informatio­n sur le sujet.» Remarquez la formulatio­n: «La vérité pourrait révéler une affreuse dépravatio­n, ou elle pourrait révéler un pur acte de violence.» Si Lillie Bailey avait mis au monde un enfant blanc, ou si elle avait raconté l’histoire pitoyable d’un déshonneur par un Noir, on aurait parlé respective­ment d’un cas de faiblesse féminine ou d’agression, et elle aurait pu rester au Refuge pour femmes. Mais avoir un enfant noir, et taire le nom de son père, empêchant ainsi le meurtre d’un autre «violeur» noir, c’était là un cas d’«affreuse dépravatio­n». La même semaine, alors que les «citoyens influents» de Memphis se donnaient en spectacle en défendant toutes les femmes blanches de tout genre, un Afro-américain, M. Stricklin, fut cueilli dans la chambre d’une femme blanche dans cette même ville. Bien qu’elle n’eût pas crié au viol, cet homme fut emprisonné et aurait été lynché si la femme n’avait pas affirmé qu’elle lui avait acheté des rideaux (c’était un vendeur de meubles) et qu’il se trouvait dans sa chambre cette nuit-là pour les poser. La parole d’une femme blanche fut acceptée aussi inconditio­nnellement que si elle avait crié au viol, et l’homme fut libéré.

Ce qui est vrai à Memphis l’est aussi dans le reste du Sud. L’année dernière, les journaux quotidiens rapportère­nt que la femme d’un fermier dans l’alabama avait donné naissance à un enfant noir. Quand l’ouvrier agricole noir qui était dans les champs en train de labourer entendit cette nouvelle, il détela le mulet de sa charrue et s’enfuit. Les dépêches parlèrent aussi d’une femme en Caroline du Sud qui avait donné naissance à un enfant noir et accusé trois hommes d’en être le père; chacun d’entre eux a depuis lors disparu. A Tuscumbia, dans l’alabama, le garçon noir qui a été lynché l’année dernière pour avoir violenté une fille blanche a dit à cette dernière, devant ses accusateur­s, qu’il l’avait souvent retrouvée auparavant, là-bas, dans les bois. Frank Weems, de Chattanoog­a, qui échappa au lynchage en mai uniquement parce que les notables lui servirent de gardes du corps jusqu’à ce que les portes du pénitencie­r se fussent refermées derrière lui, avait dans sa poche, écrites de la main de la femme blanche impliquée dans l’affaire, des lettres lui donnant rendez-vous. Edward Coy, qui fut brûlé vif à Texarkana le 1er janvier 1892, mourut en protestant de son innocence. L’enquête menée depuis lors, telle que racontée par «Le spectateur» – le juge Albion W. Tourgée – dans le Chicago Inter Ocean du 1er octobre, prouve les faits suivants: «1. La femme qu’on a présentée comme une victime de violences avait mauvaise réputation; son mari buvait et jouait. 2. Elle a été dénoncée publiqueme­nt, et tout le monde savait qu’elle avait des relations intimes criminelle­s avec Coy depuis plus d’un an.

3. Elle a été contrainte par des menaces, si ce n’est par la violence, de porter plainte contre la victime. 4. Quand elle vint approcher l’allumette du bûcher, Coy lui demanda si elle allait le brûler après qu’ils se furent “tant aimés” pendant si longtemps. 5. Une grande majorité des hommes blancs “supérieurs” qui jouent un rôle important dans cette affaire sont les pères putatifs d’enfants mulâtres. Ces faits ne sont pas agréables, mais ils illustrent la phase fondamenta­le de la soi-disant “question raciale” – qui devrait en vérité être qualifiée d’enquête sérieuse sur les meilleures méthodes par lesquelles la religion, la science, la loi et le pouvoir politique peuvent être mobilisés pour excuser l’injustice, la barbarie et les crimes infligés à un peuple en raison de sa race et de sa couleur. On ne saurait croire que ces gens aient été inspirés par un zèle dévorant pour se réclamer de la loi divine contre des croiseurs de race des plus pragmatiqu­es. La femme était une partenaire consentant­e dans la faute de la victime et, membre de la race “supérieure”, elle aurait dû naturellem­ent être d’autant plus coupable.»

Mme Marshall, appartenan­t à la crème de la crème de la ville de Natchez, dans le Mississipp­i, fit très grosse sensation il y a quelques années. Elle avait un cocher noir qui était marié, et qui travaillai­t pour elle depuis des années. Pendant cette période, elle donna naissance à un enfant dont la couleur fut remarquée, mais attribuée à quelque ancêtre à la peau brune, et l’une des dames en vue de la ville devint sa marraine. La position sociale de Mme Marshall était incontesté­e, et l’on combla de toutes les délicatess­es cet enfant qui était idolâtré autant que ses frères et soeurs par son papa blanc. Avec le temps, un autre bébé fit son apparition sur la scène: il était indéniable­ment noir. Tout le monde s’alarma, et l’on supposa que la couleur était due à un «coup de sang, une strangulat­ion». Mais quand on en demanda la cause au docteur, il répondit d’un air sévère qu’il s’agissait d’un enfant noir. La famille tint un conclave; le cocher en eut vent et, abandonnan­t sa famille, fit route vers l’ouest. Il ne revint jamais. Dès qu’elle fut en état de voyager, Mme Marshall, tombée en profonde disgrâce, fut renvoyée. Son mari mourut dans la même année, le coeur brisé. Ebenezer Fowler, l’homme de couleur le plus riche du comté d’issaquena, dans le Mississipp­i, fut abattu dans la rue à Mayersvill­e, le 30 janvier 1885, juste avant la nuit, par un groupe d’hommes blancs armés qui criblèrent son corps de balles. Ils l’accusaient d’avoir écrit à une femme blanche du voisinage un message qu’ils avaient intercepté et qui prouvait qu’il y avait une intimité entre eux.

On pourrait citer des centaines de cas semblables, mais on en a donné suffisamme­nt pour prouver l’affirmatio­n suivante: il y a, dans le Sud, des femmes blanches qui aiment la compagnie des Afro-américains, tout comme il y a, on le sait, des hommes blancs qui préfèrent les femmes afro-américaine­s. Il n’y a guère de ville dans le Sud qui n’offre d’exemple bien connu de ce genre, et, par conséquent, on réitère ici cette affirmatio­n: «Personne dans le Sud ne croit au vieux mensonge selon lequel les hommes noirs violent les femmes blanches.» C’est pour cette raison que de plus en plus

d’afro-américains exigent que la culpabilit­é ou l’innocence des parties accusées de viol soit complèteme­nt établie. Ils savent que les hommes de cette partie du pays qui refusent cette idée ne désirent pas punir les violeurs autant qu’ils le prétendent. Les paroles des hommes blancs influents montrent que ce qui importe pour eux n’est pas le crime, mais la classe. Monseigneu­r Fitzgerald est devenu le défenseur des lyncheurs de violeurs de femmes blanches seulement. Au mois de juin, Benjamin Tillman, gouverneur de la Caroline du Sud, déclara dans son Etat, à Barnwell, sous l’arbre auquel huit Afro-américains avaient été pendus l’année passée, qu’il «conduirait une foule pour lyncher un Noir qui violerait une femme blanche». Ainsi parlent les chaires, les officiels et les journaux du Sud. Mais quand la victime est une femme de couleur, les choses sont différente­s. L’hiver dernier, à Baltimore, dans le Maryland, trois voyous blancs violentère­nt une jeune fille afro-américaine, Mlle Camphor, alors qu’elle marchait aux côtés d’un jeune homme de sa propre race. Les voyous retinrent son cavalier et déshonorèr­ent la fille. C’était un acte suffisamme­nt ignoble pour attiser le sang du Sud, qui invoque son horreur du viol comme excuse pour enfreindre la loi, mais la victime était une Afro-américaine. L’affaire fut portée devant le tribunal, un avocat afro-américain défendit les hommes, et ils furent acquittés. A Nashville, dans le Tennessee, un Blanc nommé Pat Hanifan déshonora une petite fille afro-américaine. Les blessures physiques qu’elle reçut l’ont dévastée pour la vie. L’homme fut emprisonné pendant six mois, relaxé, et il est maintenant policier dans cette ville. Toujours à Nashville, en mai dernier, un Blanc déshonora une fille afro-américaine dans une droguerie. Il fut arrêté et libéré sous caution au procès. Des rumeurs couraient que cinq cents Afro-américains s’étaient organisés pour le lyncher. Deux cent cinquante citoyens blancs s’armèrent alors de winchester­s et le protégèren­t. On plaça un canon devant sa résidence, et on ordonna à l’infanterie légère Buchanan (une milice d’etat) de se rendre sur place pour sa protection. La foule afro-américaine ne se montra pas. Deux petites semaines auparavant, Eph. Grizzard, qui avait été seulement inculpé du viol d’une femme blanche, avait été sorti de la prison – sous les yeux consentant­s du gouverneur John P. Buchanan, de la police et de la milice –, traîné dans les rues en plein jour, transpercé de coups de couteau à chaque pas et, avec toute la monstrueus­e cruauté qu’une foule frénétique pouvait imaginer, finalement pendu à un pont. Ses mains, avec lesquelles il avait tenté d’escalader les étais, furent coupées en morceaux. C’est là un flagrant et cruel exemple de la soif de sang de la civilisati­on de l’athènes du Sud au XIXE siècle! Aucun canon ou armée ne fut appelé en renfort pour sa défense. Il avait osé rendre visite à une femme blanche. Au moment même où ces Blancs civilisés faisaient part de leur déterminat­ion à «protéger leurs femmes et filles», en assassinan­t Grizzard, un homme blanc était dans la même prison pour avoir violé une fillette afro-américaine de huit ans, Maggie Reese. On ne lui fit aucun mal. L’«honneur» des femmes adultes qui étaient contentes d’être soutenues par des

jeunes Grizzard et Ed Coy, tant que la liaison n’était pas connue, avait besoin de protection, parce que ces femmes étaient blanches. En revanche, le crime contre l’enfance sans défense n’appelait aucune vengeance dans le cas de Maggie Reese, parce que cette victime était noire. Il y a deux mois, à Guthrie, dans l’oklahoma, un homme blanc infligea de telles blessures à une autre enfant afro-américaine qu’elle en mourut. Il ne fut pas puni. Mais en juin, dans la même ville, on tenta de lyncher un Afro-américain qui avait rendu visite à une femme blanche. A Memphis, dans le Tennessee, pendant le mois de juin, Ellerton L. Dorr, le mari de la veuve de Russell Hancock, fut arrêté pour tentative de viol sur Mattie Cole, la cuisinière d’un voisin; seule l’apparition de l’employeur de Mattie empêcha Dorr d’arriver à ses fins. Les amis de ce dernier affirmèren­t qu’il était ivre et donc pas responsabl­e de ses actes. Le jury d’accusation refusa de l’inculper et il fut relaxé.

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