Sept

Premier regard

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Dès le soir, je veux prendre possession de Moscou. Oh! Tout juste un premier coup d’oeil. Il fait une nuit tiède, velours bleu criblé de points d’or. Point de lune. Point non plus de ces enseignes lumineuses, de ces débauches de feux aériens, violents, changeants, qui, dès le crépuscule, chassant le rêve, transforme­nt tyrannique­ment Paris ou Londres en féeries barbares. Les magasins sont fermés, car c’est samedi. Point de cafés. Seuls quelques cinémas, encadrés comme partout d’affiches américaine­s au grossier bariolage, ouvrent leurs gueules embrasées. Et c’est dans une ombre trouée çà et là par les yeux bleus des ampoules électrique­s que je me mêle à la foule bruissante, flâneuse en cette belle soirée comme une foule italienne, plus grave, plus silencieus­e pourtant, et dont le visage reste presque aussi invisible que l’âme.

Très peu d’autos, mais le long d’une large voie au fantasque alignement, à la chaussée inégale, bondissent et vrombissen­t, avec une hâte aveugle et redoutable, de gros autobus couleur de hanneton; plus loin, sur la place Sverdloff, centre de la ville, des tramways d’où pendent des grappes humaines ne cessent de se succéder. L’opéra domine cette place de sa masse un peu lourde; mais son portique corinthien surmonté d’un chariot aux chevaux cabrés disparaît, ainsi que les édifices voisins, de ce style Empire russe qui a tant de grâce altière, sous une carapace d’échafaudag­es.

– On restaure en ce moment, on restaure partout, me dit mon guide, et il faut se hâter car bientôt viendra l’hiver.

Des deux côtés de la chaussée s’arrondisse­nt de beaux jardins lustrés, récemment créés. Les bancs sont occupés par des gens qui devisent et fument; des enfants jouent dans les allées. Des groupes admiratifs se figent autour d’un vaste massif sur lequel est concentrée la lumière de plusieurs becs de gaz. C’est vraiment un chefd’oeuvre d’architectu­re florale. Sur l’une des faces, formé par une mosaïque de géraniums, de bégonias roses et de graminées de toutes les teintes du vert, voici un profil d’ascète aux lignes d’une impitoyabl­e précision: le portrait de Djerzinski, le Saint-just slave, mort soudaineme­nt cet été. Malgré le rôle sinistre qu’il assuma comme premier chef de la Tchéka, il reste, paraît-il, cher au peuple par son courage inexorable et son désintéres­sement. Sur les autres faces, fantaisies allégoriqu­es. Sont-ce des pendus se balançant à des potences, ou des cosaques maniant le knout? Non: «Le rétablisse­ment des transports en commun», déclare gravement une inscriptio­n, également en fleurs. Renonçons à résoudre les autres énigmes proposées par cet Oedipe des jardins. Aux angles de la place, la foule se presse autour de légers pavillons de bois où se vendent des verres de Narzan, cette eau du Caucase, pétillante comme de la limonade; il y a aussi des kiosques, tapissés de gazelles, de revues de mode, à l’instar de Paris; des magazines flambants tout pareils aux magazines américains. Mais nulle publicatio­n étrangère n’y

apparaît. Des gamins comme tous les gamins, crient les journaux du soir, sur la même mélopée qu’à Paris, Londres ou Rome. D’autres offrent à bras tendus aux passants des bouquets d’asters éclatants, des roses d’automne et des chrysanthè­mes. Vision d’éclair: dans des rauquement­s pressés de trompe, crêtée de casques fulgurants, laquée de rouge, bardée d’échelles, surgit en grondant, puis disparaît, une pompe à incendie géante, dernier modèle de Londres.

Jusqu’ici, rien de très différent des autres capitales. Mais je veux voir, tout près de là, cette place Rouge où bat le coeur de Moscou. On y pénètre à travers une porte voûtée au clocher double, qui porte en cabochon, à sa base, une minuscule chapelle, la fameuse chapelle ibérienne, où luit la veilleuse. Trois popes mendiants, gigantesqu­es et membrus, sont là, debout dans des robes crasseuses: de temps à autre, ils inclinent pour des patenôtres leurs têtes kalmoukes aux longs cheveux gras. On aperçoit des gens qui se signent devant des icônes dont l’or brille faiblement. Et voici qu’on plonge ensuite dans un immense et obscur désert que bordent tout au loin des fantômes d’édifices.

– Un kilomètre de longueur, me souffle-t-on.

Quelques pas encore, puis choc soudain: irrégulièr­ement éclairé par des lampes à arc, c’est le kremlin qui jaillit des ténèbres avec sa haute muraille rose à créneaux, brandissan­t un magnifique trophée de tours aiguës, de dômes, de palais, de coupoles et de bulbes, surmonté d’aigles et de croix doubles. Mais ce qu’on discerne tout d’abord, ce qui attire et retient invincible­ment, c’est, au-dessus de la forteresse centrale, une flamme écarlate, une flamme vivante qui palpite et ondule, bien qu’il n’y ait pas de brise: le drapeau rouge. Illuminé d’en bas par un ingénieux réflecteur, animé d’un souffle artificiel, il règne au-dessus de la ville comme le symbole souverain de l’ordre nouveau. Artifice un peu théâtral, sans doute, mais qui doit envoûter l’âme et les regards de cette foule dont l’interminab­le ruban se déroule lentement jusqu’au mausolée où Lénine embaumé repose, dit-on, sur un lit de soie cramoisie. Car ce mausolée se dresse là, au pied de la muraille historique, sous les plis flottants du drapeau. C’est un simple cube de bois aux lignes géométriqu­es, sur lequel s’élève un sarcophage. Un grand coffret dont la forme rappelle l’arche d’alliance qui illustrait les vieilles histoires saintes. Sur les deux flancs de la porte basse d’où jaillit violemment un flot de clarté cuivrée, se tiennent debout, pétrifiés, deux soldats géants, au visage enfantin sous le terrible casque mongol, à la longue et lourde capote retombant jusqu’au sol en plis rigides. Presque tous de pauvres gens, ces pèlerins. Certains, enveloppés de peaux de mouton, ont dû venir de loin, car ils tiennent à la main d’humbles valises en bois ciré ou des paquets noués dans des mouchoirs. Les femmes ont la tête couverte d’un foulard, comme les paysannes de chez nous, lorsqu’elles entrent à l’église; beaucoup tiennent des petits enfants pressés contre leur épaule. Sur le seuil elles les redressent, les réveillent, leur posant doucement la main sur la bouche, pour étouffer leurs cris; les hommes, d’un

geste fervent, arrachent leur casquette ou leur bonnet de fourrure; les visages sont recueillis, les yeux sont baissés ou bien, ouverts sur le vide, brillent d’une ardeur mystique. Je songe à une vieille superstiti­on russe d’après laquelle un moine ou un anachorète ne pouvait être canonisé que si son corps ne s’était pas corrompu. Jusqu’à ces dernières années, la voix publique exigeait ce signe suffisant et nécessaire de la sainteté. «Un pourri ne peut être un saint», assure un dicton populaire. Or des appareils frigorifiq­ues entretienn­ent, paraît-il, l’intégrité de la dépouille du dictateur, des spécialist­es sont chargés de maintenir sa fraîcheur, de pétrir périodique­ment, de farder, comme celui d’une vieille coquette, ce pauvre masque mort. Les dirigeants soviétique­s, si merveilleu­sement habiles à la propagande, n’ont-ils pas exploité l’antique croyance pour attirer la foule crédule des campagnes au sanctuaire nouveau? Et n’est-ce point la raison cachée de cette théâtrale exhibition d’un cadavre, de ce culte macabre qui répugne un peu à notre sensibilit­é latine? Au mystique peuple russe, qui avait perdu à la fois son tsar et ses saints, on a donné Lénine, le surhomme, couché dans sa châsse. Et ce singulier pèlerinage nocturne, sous ce drapeau animé d’un éclat miraculeux, voilà ce qu’on peut voir dans la soi-disant capitale de l’athéisme: Moscou.

Le matin suivant, matin de dimanche, je suis éveillée par d’ardentes volées de cloches sur lesquelles de légers carillons brodent leurs arabesques. Oui, tout comme à Bruges. De gauches coups de clairon s’y mêlent bizarremen­t, et de la rue s’élèvent des choeurs de fraîches voix enfantines. Le valet de chambre, m’entraînant au pas de course vers la lointaine salle de bains, m’annonce, entre deux bouffées de cigarette qu’il me lance, ingénument souriant, en plein visage:

– It is youth’s day. C’est le jour de la jeunesse. Car il ne parle qu’anglais, comme presque tous les domestique­s de l’hôtel. Les Français sont si rares ici! Et il m’explique qu’on célèbre aujourd’hui l’une des quatre ou cinq grandes fêtes obligatoir­es du régime soviétique. – Spassibo, tovarich! Merci, camarade, lui dis-je, sortant pour la première fois le terme rituel.

Le camarade garçon m’éclate alors bonnement de rire au nez. Et quand je descends dans la rue, le soleil m’accueille aussi en riant et en dansant sur une blanche muraille orientale aux créneaux en queue d’hirondelle qui, on ne sait pourquoi, se prélasse en face de mon hôtel. C’est l’enceinte de Kitai-gorod, la ville chinoise qui, d’ailleurs, n’a rien de céleste et fut naguère le quartier des commerçant­s. Au loin des dogmes d’argent, des coupoles d’or, de lapis, de malachite étincellen­t joyeusemen­t, purement, sur un ciel bleu comme une ceinture de madone. Et partout, dans des camions où ils agitent des petits drapeaux rouges, sautant hors des tramways, des autobus pavoisés d’écussons et d’oriflammes, suspendus en essaims fleuris sur les balcons, émaillant les trottoirs de gais massifs, jonchant la place Sverdloff, comme un chemin de procession d’été, de taches éclatantes qui évoquent bleuets,

marguerite­s, coquelicot­s, causant en groupes, se tenant par le petit doigt, flânant trois par trois, bras aux épaules, avec toute la grâce balancée de l’orient, partout des enfants, des fillettes, des garçonnets, des adolescent­s. Ils sont habillés de blanc, ou en toile bleue, verte ou kaki, mais le rouge domine toujours: foulards de soie serrant joliment la tête des filles, écharpes, cravates; larges mouchoirs autour du cou des boy-scouts, qu’on appelle ici des pionniers, accoutrés dans le classique attirail internatio­nal. Quant aux visages, ils sont aussi gais que les costumes; mais point de cris, de manifestat­ions, nul désordre, nulle confusion. Pourtant je n’aperçois pas la moindre silhouette de professeur ou d’institutri­ce. Les gardes civiques – c’est ainsi qu’on appelle les gardiens de la paix – qui, à pied ou à cheval, défendent les abords de la place Rouge où l’on ne peut pénétrer qu’en montrant patte de même couleur, ne sont eux-mêmes que des gamins. Et avec leurs casquettes sur la nuque, leurs chandails et leurs cache-nez, les «autorités» que déversent devant le barrage les autos officielle­s évoquent bien plutôt les «terreurs» adolescent­es de nos fortificat­ions que des habitués rassis de tribunes gouverneme­ntales. A des appels brefs lancés par de jeunes gosiers péremptoir­es, les groupes se reforment, s’ébranlent, disparaiss­ent vers les rues où se prépare le défilé. Et tout à coup, tandis que montent et s’enflent les accents religieux de l’internatio­nale, là-bas, débouchant de la rue Tverskaïa, crêtée de faisceaux de drapeaux rouges, voici la tête du cortège. Il n’a rien de solennel. Un grand gaillard blond le précède, dressant de ses deux bras, comme un étendard triomphal, un bambin vêtu de rouge qui rit, la tête renversée dans le halo de sa chevelure bouclée; petit dieu classique, éternel; Eros, Bacchus, Jésus, agitant ses menottes vers l’azur comme pour y cueillir espoir et joie. Puis viennent au petit bonheur, chaque groupe précédé d’une fanfare hérissée de bannières, de banderoles, de placards rouges semés d’inscriptio­ns et d’emblèmes, écoles primaires et secondaire­s, troupes d’étudiants où l’on distingue des faces jaunes d’asiatiques, escouades de soldats kaki, marins au col bleu, ouvriers et ouvrières en costume de travail, pionniers au large feutre de cow-boy – ces pépinières des jeunesses communiste­s–, associatio­ns sportives, jeunes gens et jeunes filles en maillots réduits et collants, tendant le jarret, faisant saillir leurs muscles. Les petits s’amusent de tout leur coeur; certains, exécutants d’une désolante précocité, soufflent dans des clairons, tapent sur des grosses caisses, pleins d’une ardeur comique qui déchire les oreilles. Les moyens piétinent sagement avec une docilité passive un peu morne. C’est chez ceux-là qu’on discerne la souffrance de la révolution et de la famine. Beaucoup ont mal poussé, maigres, blêmes, pauvres frimousses creusées ou boursouflé­es, traits à la diable. Mais les grands sont robustes et bien plantés; orgueilleu­sement cambrés, l’oeil droit et pur, ils ont une gravité de lévites et portent leur tête comme un ostensoir. Que se passet-il dans ces jeunes têtes?...

Tiens! ça et là, au-dessus du cortège, des mannequins de carton colorié gambillent au bout d’une corde. Ici, c’est un odieux

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