Sept

Ce que l’ont voit dans les rues de Moscou

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Yeux bleus de gentiane, souriant dans sa barbiche blonde frisée, M. Schoubine, l’aimable directeur du bureau de la presse, me dit avec son terrible accent yankee:

– Nous ne voulons pas vous «bourrer le crâne». Si vous désirez voir quelque chose ou quelqu’un, nous vous aiderons. Mais allez donc seule dans nos rues, voyez nos gens quand ils vont à leur travail, quand ils en reviennent, voyez nos restaurant­s, nos magasins, nos musées... Go ahead and see by yourself!

Si M. Schoubine sait le français, comme la plupart des fonctionna­ires soviétique­s, il ne parle que l’anglais:

– Que voulez-vous, s’excuse-t-il, nous ne voyons jamais de Français. On oublie...

Je suis son conseil. Je ne me lasse pas d’errer dans la «cité fabuleuse aux quarante fois quarante églises» qui excita l’envieuse admiration de Napoléon; dans le «grand village aux deux millions d’habitants», comme l’appellent les Américains; dans ce Moscou capricieux, paradoxal et charmant comme une femme slave. Ici un orgueilleu­x monument écrase de sa masse un groupe de masures lépreuses; là, sur des voies modernes, débouchent de tortueuses ruelles d’orient, des perueloks aux murs écaillés, aux jardins mystérieux dont on n’aperçoit qu’un éclatant panache. Dômes arrondis, portiques corinthien­s, nobles façades du Grand Siècle dominant des parterres à la française, enceintes blanches aux créneaux cornus qui n’enferment que de banales boutiques, tours retroussée­s à la chinoise, voûtes polychrome­s ornées d’icônes, corniches de faïence bleue ou verte, évoquent en quelques instants, magiquemen­t, absurdemen­t, tous les siècles, toutes les civilisati­ons, tous les continents: Athènes, Byzance, Versailles, Pékin. Et ces murs qui virent tant de gloires diverses abritent maintenant ministères, instituts, syndicats, université­s, clubs ouvriers et toutes les organisati­ons aux noms impossible­s à retenir, formés qu’ils sont d’initiales assemblées, – rouages de la formidable machine soviétique. Il y a encore la ceinture des beaux boulevards ombragés, jalonnés de statues de poètes et de savants et où il fait bon rêver; il y a l’arbat, carrefour populaire et grouillant; la grise petite rivière Moskowa qui reflète plus de palais et de clochers que le plus orgueilleu­x des fleuves; la place des Soviets, bordée de maisons de strict style Empire, badigeonné­es d’un rouge barbare. Il y a surtout la gigantesqu­e, la déconcerta­nte place Rouge et son fantastiqu­e quadrille de monuments. D’un côté, la merveilleu­se muraille du Kremlin. A sa base, paisible et soigné comme un jardin de curé, le petit cimetière où, sous de simples dalles de granit, entourées de fleurs modestes, reposent les martyres et les étoiles

de la révolution; il y a parmi eux une femme, une femme française dont le nom est inconnu chez nous. De l’autre une pesante et fastueuse bâtisse, les «Arcades», de cette affligeant­e architectu­re qui sévissait aux alentours de 1889 et contient mille magasins, appartenan­t au Conseil suprême de l’economie du peuple. Au centre, sur un large socle, les statues des patriotes Minin et Pojsharsky, qui jadis sauvèrent Moscou des Polonais, désignent d’un geste romantique le sévère mausolée de bois où dort Lénine. Plus loin, une sinistre plate-forme de granit, le Lobnoye Mesto, le «Coin des crânes», où se dressaient naguère potence, échafaud, pilori, regarde la Spasskiye Vorota, tour encore aigrettée de l’aigle impériale qu’avant 1917 chacun devait saluer au passage. Maintenant, deux fois par jour, de ses cloches fameuses dans tout l’empire des tsars, elle répand sur la ville les accents graves de l’internatio­nale. Enfin, se faisant vis-à-vis, d’une part, deux lugubres édifices pseudogoth­iques en brique rouge – la maison des Soviets de Moscou et le musée historique russe – rappelant l’hôtel de ville de Birmingham; de l’autre, cette baroque, délicieuse, irritante cathédrale Saint-basile. Ciselée, peinte, émaillée comme un joyau précieux, depuis ses portails ajourés jusqu’à la plus aérienne de ses croix avec ses dômes, ses coupoles inégales, ses clochetons, ses bulbes d’or, de lapis, de turquoise morte, de malachite, elle semble quelque tiare fastueuse et chimérique arborée en un jour de folie par un neurasthén­ique sultan des Mille et une nuits. Est-ce pour cette raison que le gouverneme­nt a arraché au culte cette petite cathédrale d’opéra-comique et l’a transformé­e en musée d’art religieux?

Quelle vie partout! Carrioles, charrettes, chars faits de simples planches jointes à la diable avec des cordes et parfois traînées par des boeufs croisent tramways, autobus, camions automobile­s. Là-dessus, des bonshommes barbus, en loques jaunes, penchés sur des journaux. Parfois, debout sur son véhicule, un charretier qui a des lettres en fait tout haut la lecture à un cercle d’auditeurs passionnés. Car tout le monde ici lit les journaux. Rauquement­s des klaxons des autos lancées en bolides sur les durs pavés inégaux, cris éraillés des petits vendeurs de journaux, grelots frêles des drotschki, les inénarrabl­es fiacres moscovites... Quelles silhouette­s comiques de faucheux ils ont avec leurs banquettes étroites, leurs hautes roues maigres, dépourvues de tous pneus, leurs vieux cochers bossus à caftans rapiécés, le trot fléchissan­t de leurs haridelles, sous l’arc de la douga! Un hymne grave s’élève: c’est un régiment qui défile, d’une belle allure robuste et balancée, mais sans le déclenchem­ent mécanique du pas militaire allemand. Semés ça et là, une armée de balayeurs mâles et femelles, des chômeurs dont on emploie ainsi les loisirs forcés, soulèvent des volutes de poussière, s’acharnent avec une maestria têtue sur une chaussée déjà immaculée. Car la police hygiénique veille sans cesse. Crachez-vous sur le trottoir, laissez-vous tomber journal, enveloppe ou pelure d’orange au lieu de les déposer dans les récipients ad hoc, marchez-vous sur une pelouse? Aussitôt surgit

un préposé aux bonnes manières. Poli, mais inexorable, il exige sur-le-champ trois roubles.

– La seule façon de discipline­r notre peuple, trop habitué au désordre asiatique, me dit-on.

Et de fait, le pli est pris. Les trottoirs, dans le quartier central, de la place Lubianska à la rue Tverskaïa, sont bordés d’un double feston de marchands ambulants; ils vendent tout et le reste: cigarettes, tartines de caviar et de confitures dont ils chassent les mouches avec un petit balai de bouleau, bas de coton et de soie végétale, saucisses, graines de tournesol, soutiens-gorge, papier à lettres, poupées, cacahuètes, lacets de bottines, tout ce que peut rêver la plus vagabonde imaginatio­n. Mais ils ne harcèlent ni ne poursuiven­t l’acheteur. Aucun bruit, aucun désarroi. Pauvrement mais proprement vêtus, assis ou debout, leur marchandis­e à la main ou dans un panier, ils attendent, sagement alignés comme pour une revue. Plus loin, offerts par des gars campagnard­s, ce sont les fleurs et les fruits, – fruits magnifique­s qui ont l’air d’avoir mûri dans quelque plantureus­e Chanaan: pêches de plein-vent en feutre jaune taché de vermillon, blondes poires duchesse, pommes fardées de rose commun des joues de girls anglaises, et ces pastèques du Caucase dont la chair a l’aspect fondant de sorbets à la fraise, et ces beaux raisins de Crimée, allongés, vermeils comme les grains d’un collier de cornaline. J’ai vainement cherché, parmi ces marchands, l’émouvante silhouette si souvent évoquée du vieux général ou de la princesse, proposant avec timidité les ultimes débris de leur splendeur. Sont-ils morts ou n’ont-ils plus rien à vendre? Pourtant, j’ai rencontré un jour l’image de la Russie d’antan. Une vieille dame, coiffée d’un édifice suranné de dentelles jaunies et de plumes défrisées, dos voûté sous un manteau de velours chauve d’où pendaient encore quelques pampilles de jais. Traînant de pauvres pieds goutteux dans d’antiques bottines de satin élimé, elle allait, portant un sac de tapisserie au petit point d’où émergeait une chevelure de poireaux, et chaque pas, devinait-on, était une souffrance. Tout à coup, devant l’hôtel des postes en constructi­on, qui, soit dit en passant, sera le plus vaste et le plus perfection­né du monde, elle s’arrêta. Lourdement appuyée des deux mains sur une canne à poignée d’ivoire, elle leva son profil noble et fané vers la gigantesqu­e forêt d’échafaudag­es à travers laquelle volaient comme des oiseaux une centaine d’ouvriers; elle la contempla longuement, puis, hochant la tête, se remit péniblemen­t en route. Un instant plus tard, elle s’arrêtait de nouveau devant le musée qui recueiller­a bientôt tous les documents concernant Lénine; sèche et revêche constructi­on au toit plat, pareille par la forme et la couleur à un vaste coffre-fort. «Oui, c’est cela un coffre-fort, me disait un Russe. Lénine n’est-il pas notre trésor?» Sur des guirlandes de platesform­es volantes, des peintres, maniant le pinceau avec ardeur, la badigeonna­ient de gris fer. Mâchonnant quelques paroles dans sa pauvre bouche édentée, elle hocha de nouveau la tête, une infinie lassitude courba plus encore son dos déjeté, elle se rangea pour

laisser passer trois jeunes pionniers aux yeux brillants et disparut dans l’ombre d’une ruelle...

Entre trois heures et quatre heures, voici le moment où ateliers et bureaux dégorgent leur contenu en longues flaques noires; les ouvriers travaillen­t huit heures, mais commencent plus tôt, les intellectu­els six heures seulement. Les Soviets admettent donc l’inégalité de l’effort? C’est aussi l’heure où le ciel, capricieux comme la ville, et qui en cette saison d’automne est saisi, vers midi, de rages subites, éclatant en pluies cinglantes, s’apaise enfin, tandis que, pour envelopper la belle nuit si douce, des écharpes rose tendre s’allongent dans l’azur pâli. Et la foule coule, avec une discipline ordonnée, en deux ruisseaux parallèles et contraires. Aux carrefours, des mains rouges sur les murs soulignent des inscriptio­ns: «Prends la droite», disent-elles, «Ne t’arrête pas, pense à ceux qui sont pressés derrière toi.» La foule obéit. Au premier regard, elle semble même un peu massive, morne et pauvre d’aspect. Impression due surtout à l’absence de linge blanc autour du cou des hommes. Tous portent des chemises de couleur, souvent dépourvues de col et de cravate. Mais quel pittoresqu­e dans leur mise! Il y a d’abord toutes les variétés de cette blouse russe, qui prête à la silhouette tant de grâce élancée: toile bleue, serge marine, satinette noire, velours à côtes de tous les gris. Il y a aussi des vestes de cuir, des chandails de couleur diverses, des blazers rayés, des vestes Norfolk, des imperméabl­es kaki. Chacun s’habille à sa guise. Et l’on voit fleurir tous les genres de cache-nez et de mufflers, toutes les formes de couvre-chefs, à l’exception, bien entendu, de l’odieux melon: feutres divers, calottes brodées à la tartare, bérets, et surtout la casquette-reine, – casquette arborée par certains employés, en drap vert, barré de la faucille et du marteau, et qui garde quelque chose de militaire; casquette de jockey, de cycliste, casquette enfin du pur prolétaire, enfoncée en bonnet sur la nuque et menaçant les nuages de sa visière en bec... Ces vêtements hétéroclit­es, souvent râpés, jaunis, sont nets et brossés. Les hautes bottes, si fréquentes, les souliers écorchés et rapiécés, sont bien cirés, avec l’ostentatio­n des malades qui se parent pour donner le change. Il y a de la dignité dans l’allure et dans la tenue.

Mais comment, à quel signe, distinguer les classes? Est-ce un manoeuvre qui passe là, un professeur, un serrurier, un médecin, un employé de ministère, un commissair­e du peuple? Qui sait? Seuls les regards et les mains peuvent parfois donner la clef du mystère. Et les femmes? Les plus âgées exhibent toutes les modes échelonnée­s depuis quinze ans. Mais parmi les jeunes, beaucoup d’entre elles, chevelures serrées dans des bandeaux de soie rouge ou tête nue, les mains crânement enfoncées dans les poches d’un modeste golf de laine, le pas élastique, semblent secouer de leurs courtes boucles des bouffées d’air marin et de libres vacances. D’autres, enfin, seraient chez elles sur nos boulevards, car elles savent s’habiller, orienter leur humble feutre selon l’angle voulu, et, comme les Parisienne­s, égayer et rajeunir d’un rien – col frais, pochette, fleur imprévue – la toilette la plus périmée. Les visages,

souvent irrégulier­s, ont le rare éclat des fleurs du Nord, le charme nuancé du sourire, la malicieuse finesse du regard. Le reflet d’une âme, c’est d’ailleurs ce qui frappe et retient dans cette foule. Estelle gaie? Non, certes. Triste? Peut-être... Mais, sous les fronts soucieux, luit, dans la plupart des prunelles, je ne sais quelle flamme inquiète et changeante, quelque chose d’agité, de fervent, d’intraduisi­ble, qui décèle de durs combats intimes, une vie mystérieus­e et profonde... une vie intérieure, quoi! Ce qui manque trop à nos capitales sans âme...

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour l’heure. De nombreux passants pénètrent dans les magasins d’alimentati­on qui pullulent à Moscou. Des magasins d’etat ou des coopérativ­es. L’une de ces dernières, répondant au nom peu avenant de la Communarde, multiplie à tous bouts de rue ses vitrines gargantues­ques: chapelets de saucisses et de boudins, lourdes guirlandes de volailles dodues, festons de poissons séchés, montagnes de charcuteri­e, voisinant avec le caviar noir ou doré et toute la gamme des fromages, et surtout de prodigieux massifs de légumes fermes et gonflés, de fruits choisis, lauréats, dirait-on, de concours agricoles. Quand je pense que tant de gens s’obstinent à croire qu’on meurt de faim en Russie! Entre-t-on dans ces cathédrale­s de la victuaille? Sous des voûtes peintes, chaque «départemen­t» y est séparé et ordonné comme dans un ministère. Queues à tous les comptoirs, mais système rapide: le client fait son choix, va aussitôt payer à la caisse et, au retour, échange son colis contre le reçu. Les prix ne sont pas très élevés. Depuis le règne du tchervonet­z (dix roubles), qui a rendu au rouble sa valeur or d’avant-guerre, le dollar sert là-bas à toutes les transactio­ns; il valait à ce moment-là un rouble 94 kopecks. (Il y a cent kopecks dans un rouble.) Cette valeur n’a jamais varié pendant mon séjour. C’est-à-dire qu’en ce moment, il vaut environ douze francs. Suivant qu’il était noir ou blanc, ou suivant la ville, le pain se vendait de six à douze kopecks la livre; le beurre et le fromage de cinquante à soixante-dix kopecks; les oeufs de quarante à cinquante kopecks la douzaine à Moscou, mais de vingt-cinq à trente seulement à la campagne, et l’on avait un poulet pour environ quarante-cinq kopecks. Quant à la viande, elle coûtait à peu près quarante kopecks la livre pour les beaux morceaux. Mais le poisson salé, le thé sont, paraît-il, moins chers encore. La nourriture n’a pas triplé, me dit-on, depuis la guerre. On peut donc manger en Russie soviétique. Et l’on ne s’en prive pas, car les Russes ont l’appétit solide.

Autre histoire, par exemple, pour les objets de luxe et pour les vêtements. J’ai vainement cherché dans tout Moscou des bijouterie­s analogues à celles des autres capitales. Les deux ou trois modestes boutiques que j’ai découverte­s dans de beaux quartiers rappelaien­t plus le chef-lieu de canton d’une de nos provinces les plus arriérées que la rue de la Paix. Parfums, poudres de riz, rubans, fleurs, dentelles, tous ces colifichet­s qui parent la vie, sont invisibles ou d’un prix prohibitif. Les vêtements, d’étoffe médiocre, de coupe plus médiocre encore, teints de couleurs criardes et vulgaires et

présentés sans art, ont un air de basse camelote et coûtent des fortunes. Je me souviens de quelques misérables paires de souliers similicuir, espacées à longs intervalle­s dans l’énorme vitrine d’un magasin d’etat des «Arcades» et séparées par des rosaces en ruban de mirliton; c’était à faire pleurer! Et ils coûtaient de vingt à trente roubles. Calculez et concluez. Quant aux bas, de misérables gaines de coton que dédaignera­ient nos vachères, ils arrivent à valoir de trois à cinq roubles, et c’est neuf roubles qu’il faut donner pour une chemise de nuit, cousue à la machine et déshonorée de broderies de pacotille.

Pourtant que d’essaims admiratifs en face de ridicules mannequins de bois colorié comme il y en avait chez nous il y a un quart de siècle; que d’anxieuses méditation­s devant les lainages, les manteaux d’hiver! Quand je lui signale ce fait:

– Tant mieux, me dit jovialemen­t M. Schoubine en se frottant les mains. Nos gens se reprennent à la coquetteri­e. C’est bon signe... – Vous ne la favorisez guère, en tout cas! Pourquoi ne pas importer de vêtements des pays étrangers? Avec votre change... – Justement, répond-il avec vivacité. Ce change ne tarderait pas à baisser, car nous serions submergés de produits contre lesquels notre industrie à ses débuts, serait incapable de lutter. Non, non, c’est l’etat, vous le savez, qui a ici le monopole du commerce extérieur. Et nous n’importons qu’à bon escient: matières premières, produits chimiques, outillage, machines indispensa­bles à nos fermes et à nos usines. Le reste viendra plus tard... Notre peuple est au courant, il accepte. En somme, tout homme – et même toute femme – ne vit pas seulement de coquetteri­e...

– «... Mais de toute parole qui sort de la bouche de Lénine». Voilà que vous citez l’evangile, camarade!

Extrait de Seule en Russie, Gallimard, 1927

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