LE REMANIEMENT MINISTÉRIEL ET LA QUERELLE ENTRE LES DEUX CHEFS DE L’EXÉCUTIF
Le duel au sommet auquel se livrent les deux présidents de l’Exécutif a eu son épilogue (provisoire ?) tard dans la nuit du 12 au 13 novembre. En effet, c’est lundi soir très tard que les nouveaux ministres et secrétaires d’Etat ont été confirmés dans leurs postes par l’ARP avec une moyenne de 130 voix. Le boycottage de la session de vote par Nidaa Tounes n’a pas eu d’impact sur le déroulement de la séance marquée tout au long de la journée du lundi 12 novembre par le discours du chef du gouvernement et les interventions des députés. Les nouveaux arrivants prêteront serment devant le Président de la République qui a raisonnablement affirmé qu’il accepterait le vote de l’ARP quel qu’il soit.
Cela dit, ce remaniement a été opéré par M. Youssef Chahed d’une manière intelligente : il n’a pas touché aux ministères ayant en charge les secteurs productifs, mais a opéré quand même un large remaniement dans l’espoir de mettre fin à la crise politique au sommet de l’Etat.
Après le vote de confirmation, le premier round du duel est remporté par le président du gouvernement. Y aura-t-il d’autres rounds avant les élections de l’année prochaine ? De toute évidence, M. Youssef Chahed compte sur la marginalisation croissante de Nida Tounes et sur sa perte d’influence qui le priveraient de toute capacité de fomenter une nouvelle crise.
On ne compte plus les gouvernements qui se sont succédé depuis janvier 2011. Youssef Chahed est le 7e chef de gouvernement et, depuis son installation au Palais de la Kasbah le 27 août 2016, il est à son troisième gouvernement. Son récent remaniement remonte au 5 novembre dernier ; il concerne 13 ministres et 5 secrétaires d’Etat. Les trois ministères de souveraineté (Intérieur, Défense et Affaires étrangères) ont échappé à ce grand chamboulement gouvernemental.
Le pays en crise et l’économie à genoux ont-ils besoin d’un tel bouleversement à la tête d’un si grand nombre de ministères et de secrétariats d’Etat ? Les dix-huit personnalités choisis par Youssef Chahed sont-elles plus compétentes que celles qui viennent d’être remerciées ? Sont-elles porteuses d’un projet politique et social et d’une vision économique qui tireraient le pays de l’embourbement dans lequel il est piégé depuis huit ans ? Compte tenu de la situation budgétaire intenable, du poids de l’économie et de la taille de la population, a-t-on vraiment besoin de ce nombre vertigineux de ministres et de secrétaires d’Etat ? La réponse à toutes ces questions est non.
Le chef du gouvernement s’est vu ou s’est cru obligé de procéder à un tel remaniement non pas pour des raisons d’efficacité dans l’action gouvernementale, ni par souci de relance d’une économie en panne, ni encore moins par application du principe vertueux de « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut ».
On ne peut pas dire que M. Youssef Chahed a procédé de gaieté de coeur à un tel bouleversement de son gouvernement. Il aurait sans doute souhaité utiliser plus utilement l’énergie consommée et le temps passé à remplacer une équipe gouvernementale en place, rodée et familiarisée avec ses dossiers, par une autre qui nécessitera des semaines ou des mois de rodage.
Ce large remaniement ministériel a toutes les caractéristiques d’une réponse du chef du gouvernement aux manoeuvres croisées initiées depuis des mois par l’UGTT et la présidence de la République pour le déstabiliser et le forcer à jeter l’éponge. En d’autres termes, le remaniement c’est la manoeuvre à laquelle a fini par recourir Youssef Chahed dans l’espoir de renforcer sa position face à la Centrale syndicale et à la présidence de la République qui, depuis des mois, tentent de le pousser vers la porte de sortie sans y parvenir.
L’UGTT, comme tout le monde sait, a mis à profit l’extrême affaiblissement de l’Etat depuis l’effondrement du régime de Ben Ali pour se transformer en une machine revendicative qui tourne en permanence et qui, contrairement à l’éthique syndicale, a fait et fait toujours du diktat et du chantage ses principales armes.
La Centrale syndicale s’est forgé son épée de Damoclès : la grève générale. Elle la maintient suspendue sur la tête du gouvernement pour lui imposer ses revendications les plus extravagantes et sans commune mesure avec les moyens de l’Etat et de l’économie. Et quand un journaliste pose à son secrétaire général la question « d’où voulez-vous que le gouvernement apporte l’argent nécessaire à vos revendications ?», il lui répond le plus démagogiquement du monde : « Il n’a qu’à à aller le prendre chez les contrebandiers et chez les barons du commerce parallèle »…
Passe encore s’il ne s’agissait que de revendications, même extravagantes. L’UGTT se permet de tracer une série de lignes rouges à l’action du gouvernement dans des domaines n’ayant aucun rapport avec l’action syndicale. Elle se croit dans son droit d’exiger la démission des ministres qu’elle ne trouve pas à son goût et pousse l’outrecuidance jusqu’à exiger le départ du gouvernement et de son chef. Et quand on leur fait observer qu’il s’agit là de graves abus et qu’on critique l’arrogance du syndicat ouvrier, il y a Sami Tahri qui vous répond sans rire que « critiquer l’organisation de Hached, c’est comploter contre les objectifs de la révolution » !!!
Reste à savoir si le remaniement du 5 novembre va contribuer à renforcer la position de M. Youssef Chahed face aux débordements multiformes de l’UGTT.
Mais le remaniement est aussi et surtout une réponse au président de la République qui, depuis des mois, cherche le moyen de destituer l’homme qu’il a lui-même placé à la tête du gouvernement soit en le forçant à démissionner, soit par le biais d’un vote de défiance au parlement.
L’animosité du président de la république à l’égard de son ancien protégé n’est pas d’ordre politique. Le vieux routier et le jeune ambitieux ne divergent pas sur une politique à suivre ou sur un programme à appliquer. Le véritable noeud de leur divergence est le refus de la Kasbah de se laisser dépouiller de certaines de ses prérogatives constitutionnelles par Carthage.
Il ne faut pas perdre de vue le fait que, dès le début de son élection à la présidence de la République, Béji Caïd Essebsi s’est senti mal à l’aise avec le peu de prérogatives que lui prescrit la Constitution. La différence est vertigineuse avec les prérogatives pratiquement sans limites dont disposaient Bourguiba et Ben Ali. Pour lui la solution donc, c’est de trouver des chefs de gouvernement malléables et dociles.
Cela a marché au début avec M. Habib Essid. Mais quand il commençait à être agacé par les interférences du président et de son fils dans son travail et peu enclin à obéir aux ordres, il était devenu indésirable. Grâce à la bonne entente d’alors entre Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, il fut facilement poussé vers la porte de sortie.
Pour le remplacer, le président avait la possibilité et la prérogative de nommer un chef de gouvernement ayant de l’expérience et la compétence comme l’exigeait avec urgence la situation sociale et économique catastrophique du pays. Visiblement, son souci était ailleurs : l’allégeance et la docilité plutôt que l’expérience et la compétence.
Sauf que, petit à petit et au fil des jours, le « poulain » du président se montrait de moins en moins docile et de plus en plus indépendant à la grande surprise de son « mentor ». Il a poussé l’indépendance et l’indocilité jusqu’à attaquer nommément le
Ce large remaniement ministériel a toutes les caractéristiques d’une réponse du chef du gouvernement aux manoeuvres croisées initiées depuis des mois par l’UGTT et la présidence de la République pour le déstabiliser et le forcer à jeter l’éponge.
fils du président Hafedh Caïd Essebsi d’avoir « détruit » Nidaa Tounes et « incité un grand nombre de militants sincères et de compétences à le quitter. » Il n’en faut pas plus pour que la rupture entre le président de la République et le chef du gouvernement soit consommée.
Mais les temps ont changé et les conditions qui avaient permis au président de se débarrasser facilement de Habib Essid n’existent plus quand il a voulu se débarrasser de Youssef Chahed.
Si le président a mis fin à son alliance avec Ennahdha, ce n’est pas parce qu’il s’est rendu compte qu’il a fait une erreur monumentale ; ce n’est pas parce qu’il a pris soudain conscience d’avoir trahi ses électeurs et d’en éprouver de gros remords. Non. Il a rompu avec Ennahdha pour la seule et simple raison que le parti islamiste a refusé de cautionner la manoeuvre présidentielle de pousser « l’ingrat » Youssef Chahed vers la porte de sortie. Toute autre explication relève de la démagogie et de la manipulation de l’opinion.
En changeant son fusil d’épaule, Ennahdha est en parfaite harmonie avec elle-même et avec la stratégie qui a été toujours la sienne depuis qu’elle s’est imposée comme acteur majeur sur la scène politique. Nidaa Tounes étant devenu une coquille vide, et le président, un homme isolé dont le prestige et l’influence se réduisent comme peau de chagrin, n’intéressent plus le parti islamiste. Celui-ci cherche un autre partenaire capable de le protéger et disposé à partager le pouvoir avec lui. De toute évidence, Ennahdha a jeté son dévolu sur Youssef Chahed, l’a protégé contre les manoeuvres de déstabilisation et l’a aidé à mener à bien son profond remaniement gouvernemental.
Le fond et la forme de ce remaniement ont fait sortir le président de la République de ses gonds. Il a tenu aussitôt une conférence de presse pour dire ce qu’il en pense, mais n’a réussi qu’à dévoiler aux yeux de l’opinion son amertume et à souligner son isolement. Il a tenté de jeter le discrédit sur Youssef Chahed en l’accusant de s’être allié au parti islamiste et d’avoir formé « un gouvernement Nahdha ». Mais l’opinion n’est pas dupe. Elle sait pertinemment que celui qui s’est allié au parti islamiste et lui a ouvert les portes du pouvoir, contrairement à ses promesses électorales et aux voeux de ses électeurs, c’est Béji Caid Essebsi et non Youssef Chahed.
Cela dit, la querelle qui oppose Caïd Essebsi à Youssef Chahed est d’une futilité exaspérante. Le premier a pleinement démontré qu’il n’est pas indifférent au sort politique de son fils. Le second, jeune et ambitieux, a démontré qu’il est prêt à tout pour s’assurer un bel avenir politique, y compris à s’allier avec les responsables de la ruine économique du pays