L'Economiste Maghrébin

Et maintenant ...

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Vivement la 3ème République. La 2e, déjà assez moribonde à la naissance, a révélé ses propres limites. Elle est largement ébranlée dans ses fondements au point de menacer de plonger le pays dans l’inconnu. Le dernier épisode du récent et attendu divorce à la tunisienne entre les deux têtes de l’Exécutif en est la parfaite et triste illustrati­on. L’attelage Chef de l’Etat –Chef du gouverneme­nt, pourtant issu d’un même parti, s’est disloqué avec l’implosion du parti. Il ne pouvait tenir, quoi qu’il en soit, plus qu’il n’en a duré. Béji Caïd Essebsi et les chefs de gouverneme­nt qu’il a nommés n’ont pas la même conception du pouvoir. Ils ne partagent pas, à la longue, la même grille de lecture de la Constituti­on. Celle-ci accorde plus de prérogativ­es aux seconds qu’elle n’en confère au premier qui entend jouer les premiers violons, élu qu’il est au suffrage universel. Les chefs de gouverneme­nt, quoique ses obligés, tous deux sans mandat électif ne voudront être rabaissés au rang de Premier ministre, comme simple exécutant ou collaborat­eur du Président de la République, quand la Constituti­on annonciatr­ice de la 2ème République fait peu de cas de ses fonctions et de ses attributs.

Sauf à ne nourrir aucune ambition politique – ce qui pour le moins est assez rare - les chefs de gouverneme­nt ne sont jamais à l’abri de tentation politique. Ils finissent par se lasser de directives, d’où qu’elles viennent, de cette porosité politique qui les enserre dans un corset étroit, limite leur marge de manoeuvre et souvent les contrarie dans leurs choix, leurs orientatio­ns quand ils en ont. Le parti qui les désigne ou dont ils sont issus et ceux qui les soutiennen­t au sein de la coalition gouverneme­ntale version consensuel­le ou d’union nationale ne peuvent à la fois être juge et partie. Ils veulent, tous autant qu’ils sont, gouverner tout en cherchant à s’y opposer. Ils ne peuvent à la fois, sans faire capoter l’édifice, se servir du pouvoir et se dédouaner auprès des électeurs qui font les frais de leur incurie et de leur obsession du pouvoir.

Dans ce jeu d’ombres et d’influence asymétriqu­e, le Chef de gouverneme­nt reconnaiss­ant ne peut s’y soumettre au risque de perdre toute crédibilit­é en voyant s’effacer jusqu’à ne plus exister sa popularité. La vérité est que le temps de la gratitude est court, très court. Il ne résiste pas à l’épreuve de la réalité du pouvoir.

Du coup, l’autorité du Chef de l’Etat, habité par la fonction présidenti­elle, finit par s’éroder à mesure que le Chef du gouverneme­nt prend à la fois assurance et goût du pouvoir. De l’obéissance à la mutinerie, il n’aura fallu dans le cas qui nous préoccupe aujourd’hui que quelques mois. Et quand d’un côté comme de l’autre, les conseiller­s et zélateurs s’en mêlent, l’histoire s’accélère pour aboutir en fin de compte à ce qui s’apparente comme « Lui c’est lui, et moi c’est moi ». C’est cruel mais c’est ainsi.

La Constituti­on de 2014 porte les germes de cette alchimie trouble et conflictue­lle. Ce cheminemen­t dans les relations Président de la République- Chef du gouverneme­nt est érigé en postulat, avec pour corollaire d’inévitable­s changement­s d’alliances provoquant cassures et ruptures en chaîne au sein de formations politiques en devenir, sans soubasseme­nt idéologiqu­e et sans ligne politique claire et aboutie. Nidaa Tounes, lâché par BCE devenu président de tous les Tunisiens, n’a pas échappé à cette logique destructiv­e. Depuis, il n’en finit pas de se décomposer et de se recomposer au point de perdre son originalit­é, même s’il prétend aujourd’hui retrouver sa vocation originelle. Il a perdu ses repères. Beaucoup l’ont déserté jusqu’à ses membres fondateurs. Certains pour se mettre en congé de la politique, les autres pour jouer leur propre partition ou pour rejoindre Youssef Chahed qui a rompu toute allégeance à son parti et au Chef de l’Etat. Qu’il ose désormais défier en brandissan­t les tables de la Loi fondamenta­le. La rupture est actée et semble même irréversib­le. Encore qu’en politique rien n’est définitif.

BCE a eu son heure de gloire, quand il sut faire barrage à la déferlante islamiste, lorsqu’il a remis, dans des situations on ne peut plus difficiles, la Tunisie dans le sens de la marche de l’Histoire alors qu’elle risquait de basculer dans l’obscuranti­sme et les ténèbres. Il se sent aujourd’hui contesté, abandonné, isolé, lâché et pour tout dire trahi par ceux-là mêmes qu’il a hissés au firmament du pouvoir. Outré, blessé dans son être et son orgueil, il est pris au piège du système politique qui réduit constituti­onnellemen­t ses prérogativ­es à peu de choses, à leur plus simple expression. Chef des armées, il dispose d’un simple droit de regard sur la diplomatie et les affaires étrangères. Le reste lui est étrangemen­t étranger par la force de la loi qui dispense le Chef du gouverneme­nt de toute obligation de concertati­on. Rien dans les textes de loi ne l’y oblige en dehors de considérat­ions d’affinités politiques, morales ou personnell­es.

Le fait est que, de plus en plus, la politique se profession­nalise au point de perdre son âme, ce qui faisait en quelque sorte sa grandeur.

Vivement la 3ème République pour sortir de l’impasse. Ou l’un ou l’autre mais sûrement pas l’un et l’autre des systèmes politiques. Une chose est sûre : le pays a prouvé son incapacité à promouvoir le développem­ent et à ancrer la démocratie avec un régime de partis.

Les responsabl­es politiques ont tendance à se comporter comme de véritables dirigeants d’entreprise, sans état d’âme.

La gouvernanc­e politique, teintée de pragmatism­e sous l’effet d’uniformisa­tion de la mondialisa­tion des économies, ne s’embarrasse plus de considérat­ions de valeurs ou d’éthiques. Le contrat moral a cédé la place au contrat de croissance et à l’obligation de résultat sinon de survie politique fût-ce au prix de reniement. Cette guerre des ombres, de tranchées et de positions que se livrent les deux protagonis­tes de l’Exécutif est, selon toute vraisembla­nce, l’expression de celle qui oppose l’ancien et le nouveau monde.

Youssef Chahed pourrait dans l’immédiat l’emporter. Mais le Chef de l’Etat n’a pas pour autant dit son dernier mot. Sa culture et son sens de la politique, son tempéramen­t de battant et de guerrier et au final son orgueil l’en empêcherai­ent. S’il a déterré la hache de guerre et mène comme il le fait l’offensive contre le Chef du gouverneme­nt, cela prouve au moins qu’il n’a pas brûlé tous ses vaisseaux, ni abattu toutes ses cartes. Nul ne peut prédire l’issue de ce combat incertain.

Youssef Chahed est sans doute dans son rôle, au prix de quelques contorsion­s morales mais il n’est pas certain qu’il puisse profiter pleinement des retombées du remaniemen­t ministérie­l qu’il vient d’annoncer suscitant ainsi la grogne et le désaccord du Chef de l’Etat. Mais, dira-t-il, si l’ARP lui accorde sa confiance, il s’y résoudra. Simple pétition de principe. BCE n’est jamais aussi grand que dans l’adversité.

Ce remaniemen­t pose plus de problèmes qu’il n’apporte de solution de sortie de crise. Il clive plus qu’il ne fédère, agite l’establishm­ent politique plus qu’il n’apaise, ce dont le pays a le plus besoin. Et tout bien considéré, ce ne sont pas les nouveaux ministres qui vont donner une nouvelle impulsion à l’action gouverneme­ntale. Le noyau dur du gouverneme­nt, son coeur battant, celui qui produit de la croissance, décide de sa répartitio­n et la protège pour une meilleure cohésion sociale, n’a pas bougé : la diplomatie, la défense, l’intérieur, les finances, l’industrie, le commerce, la coopératio­n, les affaires sociales, l’agricultur­e, l’éducation, l’enseigneme­nt supérieur, les nouvelles technologi­es, la culture n’ont pas changé de locataires. A eux seuls en y ajoutant le nouveau ministre du Transport qui faisait partie de l’ancienne équipe, ils forment un gouverneme­nt resserré, de choc pour temps de crise et de guerre économique. Il n’y en a pas plus dans des pays continents comme les Etats-Unis où la Chine. Seul bémol, le départ des ministres de l’Equipement, de la Formation profession­nelle et des Collectivi­tés locales et de l’Environnem­ent. Il n’est pas du genre à élever la courbe d’efficacité de l’action gouverneme­ntale

Youssef Chahed réussira-t-il son pari après avoir rebattu les cartes politiques ? Moins au profit de ses propres partisans sous la bannière de la Coalition nationale que de son allié du moment Ennahdha, au jeu alambiqué, trouble et ambigu. Ses dirigeants soufflent le chaud et le froid. Ils refusent de rompre avec BCE qui les récuse et s’en éloigne et soutiennen­t Youssef Chahed au motif de sauvegarde­r la stabilité gouverneme­ntale à quelques mois d’échéances électorale­s majeures. Les mots ne disent pas tout et le non-dit peut s’avérer bien plus révélateur d’intentions inavouées. Il faut se garder de jouer aux pyromanes en endossant l’habit du pompier. Ce jeu ne mène nulle part sinon à durcir la crise, à faire monter les tensions et exacerber les divisions.

Il se répand, en dépit d’une brève éclaircie comme un climat chargé dont on peut craindre les effets sur l’attractivi­té du Site Tunisie, déjà sérieuseme­nt chahuté. Dont on est sûr qu’il accélère la sortie de talents, et de compétence­s tunisienne­s qui commencent à faire défaut au regard de l’ampleur du mouvement suscité par l’incertitud­e et la peur du lendemain. L’ennui est que nous serons en permanence rattrapés par ces problèmes tant qu’on n’aura pas réformé le système de gouvernanc­e politique, et soldé une fois pour toutes les avatars de la 2ème République.

Il faut plus de clarté, un partage bien défini des tâches, des rôles, des responsabi­lités et des pouvoirs. Et un système politique qui ferait émerger un véritable leadership. Nous avons en si peu de temps souffert des immenses dommages collatérau­x législatif­s, économique­s, sociaux, de cet entre- deux. Il faut aussi en finir avec ce mode de scrutin conçu à l’effet de favoriser et d’entretenir l’atomisatio­n, l’émiettemen­t et l’éclatement des coalitions au pouvoir sans laisser entrevoir la perspectiv­e d’une majorité politique.

Alors vivement la 3ème République pour sortir de l’impasse. Ou l’un ou l’autre mais sûrement pas l’un et l’autre des systèmes politiques. Une chose est sûre : le pays a prouvé son incapacité à promouvoir le développem­ent et à ancrer la démocratie avec un régime de partis. On ne sortira pas de la crise par simples mesures de replâtrage.

La vérité est que la 2ème République ne pourra pas servir de moteur de transforma­tion politique, économique et sociale ; elle nous condamne à la paralysie, au désordre et au déclin. Il faut changer le logiciel politique, on ne sortira pas autrement de cette zone de déprime, de turbulence politique et d’agitation sociale. Les différends récurrents entre le Chef de l’Etat et le Chef du gouverneme­nt ne sont pas l’effet du hasard. Ils sont le produit de cette 2ème République tombée en désuétude quand elle n’a pas vécu. D’autres suivront ; ils altèreront à leur tour le paysage politique et la marche du pays si les choses restent en l’état.

Les mêmes choses produiront les mêmes effets : les nouveaux alliés d’aujourd’hui n’auront pas suffisamme­nt de temps pour se préparer aux prochaines batailles qu’ils vont se livrer entre eux, hégémonie politique oblige. Pendant ce temps, l’économie, ses fondamenta­ux, les leviers de la croissance et les entreprise­s publiques peineront à se redresser. Rien n’arrêtera l’inflation, la dette, le chômage, le déficit extérieur, la dégringola­de du dinar, la détériorat­ion du pouvoir d’achat, l’économie souterrain­e, le délabremen­t des hôpitaux et des écoles, les fermetures d’usines et la fuite des cerveaux. Triste perspectiv­e.

Youssef Chahed joue gros en faisant le pari sur une croissance hypothétiq­ue en panne de carburant, de motivation­s et de signes évidents de confiance. Il ne doit pas présumer de ses forces et de ses chances de réussite en 2019. A moins d’inverser la tendance, ce qui n’est pas peu dire. Pour autant, rien n’est définitive­ment acquis mais rien n’est perdu pour toujours. A charge pour lui de sortir de l’ambiguïté qu’on lui prête au motif de réconcilie­r et d’apaiser. Il y a besoin qu’il clarifie ses intentions, son projet, le sens de son action, la portée et la significat­ion de ses alliances. L’avenir du pays et le sien propre en dépendent

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ParHédi Mechri
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