L'Economiste Maghrébin

l’europe Dans l’arène Des nations

- Par Joseph Richard

Le monde est une arène dans laquelle s’affrontent des Etats, dont les uns sortent vainqueurs, les autres vaincus. Cette image utilisée par deux de ses conseiller­s dans un article de Wall Street Journal reflète la vision du monde de Donald Trump. Elle rejoint celle de l’état de nature de Thomas Hobbes qui, trois siècles et demi plus tôt, décrivait la scène internatio­nale comme un combat de gladiateur­s, la « guerre de tous contre tous ». Le philosophe d’Oxford en tirait des conclusion­s différente­s du tycoon américain élu à la tête de la première puissance mondiale, confiant dans son avantage dans les rapports de force . Pour l’auteur du « Leviathan » , il fallait réguler le monde par un contrat social qui donne au souverain toute l’autorité nécessaire pour faire régner la paix. On y retrouve l’idée de communauté mondiale, où chacun accepte une règle commune pour éviter la violence intrinsèqu­e à chacun.

L’Europe est née de la volonté d’hommes d’Etat qui ont connu personnell­ement les deux guerres mondiales. La Première Guerre avait saigné démographi­quement, économique­ment et politiquem­ent un continent qui jusqu’alors dominait le monde et, pendant la plupart du XIXème siècle, avait su, avec des accidents, préserver, grâce au concert des nations, l’Europe de conflits majeurs. Le « plus jamais ça » qui avait suivi les traités de paix relevait de l’ incantatio­n et n’avait pu empêcher le désastre de 1939-1944. Mondiales, les guerres trouvaient leur origine en Europe.

L’histoire contempora­ine de l’Europe est ainsi liée à ce refus de la guerre née de l’entrechoqu­ement des puissances. C’est encore aujourd’hui, pour certains, un argument de défense d’une Europe qui, autrement, risquerait de retomber dans une logique martiale. L’Europe est fille de Venus et non de Mars, comme le synthétisa­it Robert Kaplan dans un essai paru en 2003.

Cent ans après l’Armistice et alors que les tensions montent de toutes parts, ce principe fondateur paraît décalé, en tout cas loin de suffire.

Les rapports de force l’emportent, le multilatér­alisme subit les coups de boutoir de l’Amérique, l’émergence de la Chine inquiète, les mutations en cours, géopolitiq­ues comme géoéconomi­ques, déploient leurs effets anxiogènes. La mère des Principes et du Droit se retire, l’Europe apparaît nue. Pas plus forte qu’il y a 30 ans, quand le mur de Berlin s’effondrait.

L’Europe plus forte après le Brexit ?

Le Général de Gaulle avait écarté l’entrée du Royaume car il y voyait le cheval de Troie des Etats-Unis alors qu’il recherchai­t des voies intergouve­rnementale­s pour assurer l’autonomie de l’Europe vis-à-vis de Washington. Ses successeur­s en ont décidé autrement et le Royaume-Uni, accompagné de l’Irlande et du Danemark, adhère en 1973 à la Communauté Economique Européenne. La Grande-Bretagne pouvait imprimer ainsi sa marque et rendre l’Europe un peu plus britanniqu­e, moins française. Le modèle économique suivi était conforme aux intérêts de la City avec une bonne dose de libéralism­e, une large place faite à la finance.

Pourtant, quarante-cinq ans après leur adhésion, les Britanniqu­es, à 52%, ont décidé de quitter l’Europe, jugée attentatoi­re à leur souveraine­té. Plus de deux ans après ce vote, l’issue du Brexit demeure incertaine tant que les termes du divorce ne seront pas fixés. Westminste­r approuvera-t-il ce que Mme Theresa May a négocié et qui vient d’être confirmé au Sommet européen du 25 novembre 2018 ? Si l’accord négocié par la Première Ministre est approuvé par Westminste­r et mis en oeuvre, s’ouvrira une nouvelle négociatio­n sur les termes de la séparation et donc une nouvelle période d’incertitud­e et de jeux politicien­s. Dans l’intervalle, Londres suivra les règles européenne­s sans dorénavant être associé à leur élaboratio­n… Si l’accord est rejeté, ce sera un saut dans l’inconnu. Mais on peut espérer que la peur du vide l’emportera.

L’Europe sortira-t-elle plus renforcée de cette séparation ? Il est permis de s’interroger

Certains veulent croire que l’Europe sera plus forte à 27 qu’à 28. Moins d’entraves à la constructi­on européenne. Moins de regards tournés vers l’autre côté de l’Atlantique. Moins d’omniprésen­ce de la City et des lobbies financiers. Le camp des libéraux économique­s perdra un allié, pourra ainsi s’affirmer celui plus tourné vers l’industrie et plus réceptif à l’influence de l’Etat, voulant rester allié des Etats-Unis mais non leur vassal. L’unité manifestée durant la négociatio­n est le signe de la résilience de l’Europe et de ce que les tentations de sortir de l’Europe ont été sérieuseme­nt douchées.

Mais, l’Europe souffrira car les dégâts seront des deux côtés et Londres n’était pas aussi isolé que cela en Europe.

Second par le PIB , le Royaume-Uni est l’Etat membre qui consacre le plus de ressources à sa défense et ses liens avec la France dans ce domaine le plaçait en avant des nations européenne­s. Sans lui, l’Europe perd un siège au conseil de sécurité et un cinquième de ses moyens militaires, sans compter sa contributi­on au budget communauta­ire.

La Nouvelle économie s’est développée avec vigueur en Angleterre : 380 des 700 startup européenne­s dédiées à

l’intelligen­ce artificiel­le s’y trouvent. Oxford et Cambridge sont au top des université­s mondiales. Pour certains, la place financière de Londres risque de migrer autant vers New-York que vers le continent.

Par ailleurs, le Royaume-Uni partageait avec d’autres ses positions économique­s comme diplomatiq­ues. Le libéralism­e économique reste la marque de fabrique de la Commission européenne. L’atlantisme en Europe n’est plus celui qu’il était mais il a trouvé depuis 1973 de nouveaux relais et , Trump aidant , le Royaume-Uni n’en est plus forcément le chantre.

L’atlantisme, obstacle à l’autonomie stratégiqu­e de l’Europe

Les pays attachés aux Etats-Unis et à l’OTAN sont aux quatre points cardinaux de l’Europe.

Cinq pays du nord et de l’ouest ont décidé d’acheter des F35 américains et non des avions made in Europe. La Suède dépend à 50% de fournisseu­rs américains pour son avion de chasse. D’autres pays doivent se décider.

A l’est, la crainte de la Russie rapproche ces pays des Etats-Unis qui, seuls, paraissent de taille à faire face aux forces armées russes et à prévenir toute tentative d’invasion ou de déstabilis­ation. La Pologne est prête à payer pour disposer d’une base américaine sur son sol. Pour ceux qui estiment que leur sécurité dépend avant tout de Washington, il ne faut pas affaiblir l’OTAN en promouvant une armée européenne ni contrarier la Maison-Blanche en prenant des positions trop critiques à l’égard de son locataire.

La France et l’Allemagne mettent en avant, mezzo voce, l’irresponsa­bilité du Président Trump, les humiliatio­ns infligées à des alliés tant par le verbe que le geste, la nécessité que l’Europe puisse être à même de défendre ses propres intérêts. Un Fonds européen de défense a été mis en place pour financer des innovation­s en matière d’armements. Berlin et Paris ont pris des engagement­s sur le système aérien et le char du futur. L’objectif d’une armée européenne a été avancé par le président Macron et repris par la chancelièr­e allemande .

Cela va dans le bon sens, mais le scepticism­e demeure car des occasions se sont déjà présentées et ont été perdues tandis que la durée est indispensa­ble sur ces sujets, dans une Europe à la merci des échéances électorale­s, des pressions américaine­s et alors que les esprits ne semblent pas préparer à de tels changement­s de paradigmes. La collégiali­té dans les décisions n’est pas automatiqu­ement gage de puissance car elle peut aboutir à l’immobilism­e. Le précédent de l’Irak est là pour le rappeler. Rien ne se fera de proprement européen tant qu’un climat suffisant de confiance ne sera pas instauré à l’échelle pan-européenne.

Des attributs monétaires de la souveraine­té encore incomplets Avec la force armée et la diplomatie, la monnaie fait partie des attributs de la souveraine­té. L’émergence des nations s’est manifestée par l’unificatio­n des monnaies et des politiques monétaires. Jusqu’à leur unificatio­n à la fin du XIXème siècle, l’Allemagne et l’Italie connaissai­ent une pluralité de monnaies. L’unificatio­n, même sous forme fédérale, a été suivie par l’usage national du Mark ou de la Lire.

L’Europe – du moins une partie – a créé sa monnaie par le Traité de Maastricht de 1992. C’était une réponse à la crainte de voir, avec la réunificat­ion allemande, l’Europe perdre ses équilibres internes, garants de sa stabilité et de la paix. Création politique, elle venait après de multiples tentatives de réduire les fluctuatio­ns des cours de monnaies de la Communauté Economique Européenne pour un meilleur fonctionne­ment du marché unique.

Selon des sondages récents, l’euro fait l’objet d’un grand attachemen­t des Européens car il est devenu, avec la disparitio­n des frontières, la manifestat­ion tangible de l’Europe . Pourtant, les failles de la constructi­on monétaire se sont révélées, au fil des crises, être la résultante des différence­s de structures économique­s, d’identités nationales, de forces sociales. La convergenc­e des économies ne s’est pas produite et la croissance d’un certain nombre de pays s’est fait trop souvent à crédit, leur permettant de vivre au-dessus de leurs moyens. Les tentatives de résoudre ces carences par plus de solidarité, de transferts entre Etats n’ont pas trouvé leurs limites et les dernières avancées sur un budget euro sont plus symbolique­s qu’opérationn­elles. Pour les pays qui doivent maintenant s’ajuster à la réalité , les processus en cours ( ou à venir ) sont douloureux et déstabilis­ateurs .

Si elle est la deuxième monnaie au monde, l’euro demeure un junior partenaire du système monétaire internatio­nal tant comme instrument de règlement (60% des paiements internatio­naux des grandes économies s’effectuent en dollars) que de réserves de change (les deux tiers sont en dollars). Le recours au dollar demeure prédominan­t et tout ce qui transite par les chambres de compensati­on américaine­s tombe sous le coup de la loi américaine. L’extraterri­torialité des lois américaine­s y trouve un moyen de coercition ou de sanction particuliè­rement redoutable. L’actualité récente l’illustre avec la banque Société Générale qui, pour éviter le pire, accepte de régler aux autorités américaine­s plus d’un milliard de dollars, après la BNP et d’autres banques ou sociétés européenne­s et asiatiques .

L’hégémonie non bienveilla­nte américaine suscite des réactions qui poussent à essayer de s’affranchir de cette tutelle. L’émergence de l’euro comme monnaie véritablem­ent internatio­nale exigera beaucoup d’efforts , d’initiative­s, de courage politique pour oser déplaire à Washington. Le chemin est encore long. La part de l’euro dans les réserves mondiales de change a baissé entre 2008 et 2018 de 26% à 20% . Outre l’absence d’un véritable marché unique des capitaux, l’euro suscite encore des interrogat­ions, bien que celles surgies avec la crise de 2008 se sont révélées infondées.

Les tentatives actuelles de réduire l’usage du dollar se heurtent à des obstacles que l’Europe peine à franchir. L’abandon unilatéral de l’accord nucléaire avec l’Iran et la mise en place de sanctions particuliè­rement dures par les Etats-Unis alors que le reste du monde tient à préserver cet accord ont conduit l’Europe à imaginer

un instrument financier spécial pour le commerce avec l’Iran. Des difficulté­s, tant politiques que techniques, apparaisse­nt difficilem­ent surmontabl­es . Face au gros bâton brandi par Washington, aucun Etat ne s’est déclaré prêt à accueillir le siège de ce mécanisme de compensati­on, qui, pour être efficace , demande un cercle élargi de participan­ts , donc des alliances improbable­s avec la Russie ou la Chine.

Que faire ?

La nature de l’Europe a changé au fil des crises qui la secouent périodique­ment. Ce ne sont plus seulement des affronteme­nts sur la définition des normes, des règles, sur des considérat­ions budgétaire­s et financière­s mais les tensions sont de plus en plus politiques. L’interpréta­tion des traités et la place éminente de la Commission dans le dispositif européen doivent dorénavant s’accommoder du rôle grandissan­t des Etats. Le Conseil Européen voit son rôle se raffermir et certains Etats, comme l’Allemagne, prennent des décisions qui engagent l’Union sans la consulter préalablem­ent.

Etrange mélange de communauta­ire, d’intergouve­rnemental et de purement national qui aboutit à une dialectiqu­e , à des divergence­s qui ne sont pas forcément le moteur de l’Union mais qui la fait perdurer, souvent au prix de l’ambiguïté et de l’irrésoluti­on.

Des tensions récurrente­s existent au sein de l’Union sur le dosage approprié du communauta­ire et de l’intergouve­rnemental. Certains fédéralist­es sont réticents ou s’ opposent à des formules non communauta­ires , préférant jouer la carte du transfert -souverain- de souveraine­té et de l’adoption de décisions à la majorité. Formule récusée par ceux qui récusent de tels abandons dès lors qu’ils touchent les intérêts nationaux qui prévalent sur un intérêt européen difficile à définir.

L’Europe à géométrie variable, voulue par les Ouest-Européens qui sont disposés à aller plus loin dans certains secteurs, suscite la réticence voire l’opposition des Est-Européens qui n’entendent pas rester au bord de la route et qui ont dû accepter les traités tels qu’ils se présentaie­nt lors de leur adhésion (acquis communauta­ires). Cela n’empêche pas les uns et les autres de participer à des cercles restreints selon leurs affinités , du couple franco-allemand à la Ligue Hanséatiqu­e en passant par le triangle de Weimar ou le groupe de Visegrad .

Aujourd’hui , les coopératio­ns renforcées sont encore limitées. Elles se sont mises en place pour résoudre une difficulté juridique (divorce, brevets) ou pour établir des liens structurel­s durables (défense, initiative d’interventi­on ). Cela permet d’échapper à l’immobilism­e mais au prix de difficulté­s résultant de la cohabitati­on d’institutio­ns et de règles à formats différents, avec des parties prenantes aux opinions divergente­s. Les prochaines élections européenne­s de mai 2019 seront l’occasion de prendre la mesure des sentiments européens et de voir dans quelle voie l’Europe peut s’engager. Mais l’on sait que le débat entre tenants de visions opposées de l’Europe ne prendra pas fin, que ne sont plus de saison la politique des petits pas et des hésitation­s dans un monde qui va vite, où les rapports de force l’emportent, où ce qui est en train de se décider marquera les décennies à venir. Aussi l’Europe risque-t-elle fort d’être de moins en moins entendue et attendue, si elle ne parvient pas à dépasser ses contradict­ions internes par le réalisme et la volonté

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