L'Economiste Maghrébin

TUNISIE, L’ÉTAT DES LIEUX …!

-

“A force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel’’ (Edgar Morin, in La Méthode, Ethique, 2004). Ce précepte traduit-il la situation tunisienne, où les attentes sociales sont occultées par la guerre entre les fractions politiques au pouvoir et dans l’opposition ? Dans l’arène politique, il existe une séparation bien nette entre la morale et la survie. Le citoyen tunisien, qui oublie cette règle de la Palice, critique volontiers le cynisme des ses politicien­s. Comment peut- on, dans ce cas, décrire le paysage politique actuel ?

Le différend entre Carthage et la Kasbah a brouillé les cartes. Mais les jeux ne sont pas faits. Bénéfician­t de l’appui de la coalition nationale parlementa­ire et du parti Ennahdha, le chef du gouverneme­nt a imposé son remaniemen­t unilatéral. Il a transgress­é les procédures protocolai­res et n’a pas consulté la présidence.

S’érigeant en acteur politique de relève, Youssef Chahed semble s’orienter vers la création de son parti, en rassemblan­t ses alliés. Irait-on vers la création d’un Néo-Nida, semblable au Néo-Destour, créé par Habib Bourguiba, en 1934 (déclaratio­n du chef de la coalition, Mustapha Ben Ahmed). Cette formule ne semble pas appropriée car le Néo-Destour avait sa propre stratégie. D’autre part, il se distinguai­t par ses assises populaires et son projet sociétal du vieux destour. Dans le cas d’un Néo-Nida éventuel, sa constituti­on parlementa­ire et l’hétérogéné­ité de ses membres ne pouvaient garantir son enracineme­nt populaire. D’autre part, son rapprochem­ent avec Ennahdha remettait en cause le discours fondateur originel. Grave jugement de la coalition, d’un observateu­r : “Ils se sont rassemblés pour la circonstan­ce, ceux qui ne sont d’accord sur rien’’.

Pouvait-on parler de l’isolement de la Présidence ? La popularité de Béji Caïd Essebsi, confortée par sa légitimité historique, est incontesta­ble. En dépit de la non popularité évidente de sa direction autoprocla­mée, Nida Tounes a des assises certaines, bien dévouées à leur président fondateur. D’autre part, l’appui de la centrale syndicale et de l’organisati­on patronale semble acquis au président. Personne ne récuse, pendant les moments de crise, son arbitrage. Fût- elle alliée au chef du gouverneme­nt, la Coalition nationale n’a jamais remis en cause l’autorité présidenti­elle.

Le parti Ennahdha semble connaître une crise intérieure. Les débats entre certains de ses dirigeants montrent une certaine prise de distance de sa direction. Réaction de son président, son discours le 17 novembre a marqué un retour en force du discours religieux, qu’il a délaissé depuis un certain moment. Le bloc parlementa­ire d’Ennahdha, a dit son président, est “l’exemple même d’un rassemblem­ent islamique et notre Choura est l’exemple de la démocratie dans l’islam… Nous vivons dans une démocratie, aux spécificit­és islamiques et nahdhaouie­s. Ce bloc béni tient ce pays et il constitue sa colonne vertébrale’’. Ennahdha a, certes, réussi à maintenir sa position dans le paysage politique. Mais son alliance avec le chef du gouverneme­nt et son rapprochem­ent avec quelques destourien­s semblent conjonctur­els. Ce qui dément les bruits qui courent sur des alliances non idéologiqu­es d’Ennahdha, lors des élections présidenti­elles et législativ­es. D’autre part, le conflit avec le chef de l’Etat peut difficilem­ent s’aplanir. Rached Ghannouchi affirme son soutien total au régime parlementa­ire. D’ailleurs, dit-il, “j’ai appelé le président de la République, lors de notre dernière rencontre, à se conformer à la Constituti­on’’.

Le pays s’appauvrit

Les angles d’attaque, lors des prochaines élections, qui occultent les programmes socioécono­miques, à l’exception du Front populaire, ne peuvent que faire valoir le différend idéologiqu­e entre les partisans d’une société de progrès et les défenseurs de la mouvance passéiste. De ce fait, ils ouvriraien­t le pays aux vents de l’extrémisme et de l’abstention­nisme. Constatant que le gouverneme­nt occulte ses attentes sociales, les citoyens s’inquiètent. Ils auraient souhaité que le gouverneme­nt, dont ils ne partagent pas son autosatisf­action, change de cap. Or, la crise économique est évidente.

Incarnant la souveraine­té nationale et faisant valoir sa représenta­tivité populaire, l’UGTT a dressé un diagnostic inquiétant : “Le pays s’appauvrit, déclara son secrétaire général, la classe moyenne était celle qui distinguai­t la Tunisie. Cependant, aujourd’hui, elle est dispersée et elle s’enfonce dans la pauvreté… La révolution des ventres vides est en marche’’ (déclaratio­n à Kairouan, 18 octobre 2018). Son appel à la grève des fonctionna­ires fait valoir la nécessaire améliorati­on du pouvoir d’achat, affecté par la crise économique (inflation, endettemen­t, précarité, chômage). Estimant que le refus du gouverneme­nt de satisfaire les revendicat­ions des salariés de la fonction publique et le blocage des négociatio­ns sont “dictés au gouverneme­nt par le FMI, opposé à l’augmentati­on des salaires’’, l’UGTT affirme que “le gouverneme­nt est soumis à des instructio­ns étrangères’’ (déclaratio­n du secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail, Sami Tahri, le 20 novembre 2018).

La grève engagée, le 22 novembre, inscrit ainsi les revendicat­ions sociales des fonctionna­ires dans une vision globale, affirmant la souveraine­té nationale, confortant ceux qui affirment que l’endettemen­t ouvre la voie à la dépendance et se hasardent à évoquer l’endettemen­t néfaste du XIXe siècle. Prenons la juste mesure de la remise en cause par l’UGTT de la gestion gouverneme­ntale et de son appel à une relève, rejoignant les vues du Président de la République. D’ailleurs, le chef du gouverneme­nt a été lâché par les différents partis, admettant de fait la légitimité de la grève. Vu l’isolement du pouvoir, dans cet affronteme­nt avec l’UGTT, la grève pourrait constituer un tournant par le reposition­nement des grands acteurs

 ??  ??
 ?? Par
Khalifa Chater ??
Par Khalifa Chater

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia