EN ATTENDANT LE MIRACLE, LE PAYS CONTINUE DE S’ENFONCER
L’état de l’économie du pays est d’une gravité telle que le mot ‘’marasme’’ ne rend plus compte de la situation. Pour avoir une idée plus claire de cette crise sans précédent depuis l’indépendance, d’autres mots doivent être alignés : stagnation, léthargie, torpeur, apathie et, bien sûr, corruption. A première vue, le contraste est saisissant avec le bouillonnement du paysage politique. Pour un oeil non averti ou un étranger, cela exprime un dynamisme débordant et un débat d’idées positif et constructif dont la jeune démocratie tunisienne a un impérieux besoin.
Mais pour nous autres, gens du pays, qui suivons depuis des années dans l’angoisse le cheminement catastrophique de l’économie et la dégradation continue des conditions de vie des Tunisiens, le bouillonnement du paysage politique est stérile, destructeur et se dresse depuis près de huit ans comme un obstacle majeur à toute reprise économique.
On ne compte plus les bourdes politiques et les déchirements partisans et intra-partisans qui servent de carburant à ce bouillonnement. La dernière bourde en date est celle commise samedi 17 novembre par le président du parti islamiste, Rached Ghannouchi.
S’adressant aux députés de son parti, Ghannouchi a eu cette fanfaronnade qu’il a regrettée le lendemain : « Les membres corrompus et incompétents au sein du gouvernement, contre lesquels nous avons posé notre veto, ont été en grande majorité écartés et remplacés par des personnes que nous considérons comme vertueuses. »
Le tollé provoqué par cette déclaration et les actions en justice intentées par trois anciens ministres (Ghazi Jeribi, Mabrouk Korchid et Majdouline Cherni) ont forcé Ghannouchi à se confondre en excuses : « Dans mon allocution, samedi dernier, aux députés du groupe Ennahdha, il a été compris que les ministres qui ont quitté le gouvernement sont soupçonnés de corruption. Dans ce cadre, je souhaite préciser que ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je leur exprime mes vifs regrets et toutes mes excuses. Ce sont des personnalités nationales qui ont déployé de gros efforts pour réussir dans leurs missions. Je leur souhaite du succès dans leurs carrières professionnelles et politiques »…
Reste à savoir si les excuses du chef d’Ennahdha réussiront à apaiser la colère des personnes qui se sentent offensées par ses propos.
Mais Ghannouchi ne s’est pas excusé de l’autre volet de son allocution qui l’a vu renouer avec le discours religieux. Selon lui, l’action politique doit être guidée par « les principes de l’Islam et la Choura », et « Ennahdha doit servir d’exemple à tous les mouvements islamistes dans le monde ». Sans parler du ton orgueilleux, hautain et prétentieux : « Ennahdha n’est pas seulement le premier parti du pays, elle est le parti fondamental… »
Face à la rodomontade du dirigeant islamiste, l’attitude du gouvernement est déroutante. Le chef du gouvernement et ses ministres sont restés muets face aux graves accusations contenues dans le discours de Ghannouchi et face aux insinuations que Youssef Chahed ne pouvait nommer que les ministres auxquels Ennahdha n’oppose pas son « veto ».
La seule réaction à laquelle nous avons eu droit est la déclaration terne faite par le porte- parole du gouvernement Iyed Dahmani qui nous a assurés que Youssef Chahed « n’a subi aucune pression » lors de la formation de son gouvernement et que celui-ci « ne tolèrera aucune atteinte portée aux membres sortants ».
La gravité des accusations tranche avec le caractère terne et fade de la réaction gouvernementale. C’est le chef du gouvernement qui aurait dû monter en première ligne pour se défendre et défendre ses collaborateurs. Il ne l’a pas fait. Il a ses raisons, mais sa posture ne contribue certainement pas à décrédibiliser ses opposants qui l’accusent d’être l’« otage » d’Ennahdha.
Mais n’accablons pas trop le chef du gouvernement, il a des problèmes à gérer autrement plus gros et plus graves que les allusions, les insinuations, les vantardises et les gesticulations
Face à la rodomontade du dirigeant islamiste, l’attitude du gouvernement est déroutante. Le chef du gouvernement et ses ministres sont restés muets face aux graves accusations contenues dans le discours de Ghannouchi et face aux insinuations que Youssef Chahed ne pouvait nommer que les ministres auxquels Ennahdha n’oppose pas son « veto ».
contenues dans le discours de Ghannouchi. Parmi les problèmes immédiats figurait la grève générale dans le service public du jeudi 22 novembre décrétée par la Centrale syndicale.
Celle-ci a cru devoir préciser que la grève visait à défendre le pouvoir d’achat fortement dégradé des fonctionnaires de l’Etat, mais aussi et surtout à « reconquérir notre souveraineté nationale confisquée par les institutions monétaires internationales. »
La dernière fois que le FMI avait eu son mot à dire dans la politique intérieure tunisienne était en 1986. Les déséquilibres financiers du pays étaient tels que l’Etat avait dû recourir aux prêts du FMI et subir son diktat en procédant à un ajustement structurel douloureux. Sauf qu’à l’époque, l’Etat était fort, il pouvait imposer ses décisions, la stabilité et la discipline dans le travail. Avec le changement du 7 novembre 1987, la confiance des investisseurs locaux et étrangers était rétablie et le pays avait rapidement repris le chemin de la croissance.
Il n’a pas fallu plus de deux ou trois années d’investissements continus, de travail ardu et de productivité croissante pour que le pays rembourse ses dettes au FMI ; recouvre sa souveraineté en matière de décision ; pour que les conditions matérielles des ouvriers s’améliorent ; et pour que la classe moyenne entame les processus de son développement, de sa prospérité et de son élargissement.
Trente ans plus tard, nous nous sommes retrouvés de nouveau liés au FMI. Et, encore une fois, ce n’est pas lui qui est venu vers nous pour nous « confisquer notre souveraineté », mais c’est nous qui sommes allés vers lui pour le supplier de nous aider à surmonter le désastre financier et la quasi-faillite du pays que nous avons-nous-même provoqués. Comment en est-on arrivé là ? Trois raisons principales :
- Le mélange toxique d’incompétence, d’avidité et de désir de vengeance des islamistes. Une fois au pouvoir, ceux-ci ont pris les finances de l’Etat pour un butin de guerre à se partager, et l’administration et les entreprises publiques en lieux opportuns à surcharger du recrutement des dizaines de milliers de « frères », de cousins et d’amis.
- Le départ du pays de centaines, sinon de milliers, d’entreprises étrangères et même nationales, poussées vers la sortie par les revendications excessives, irrationnelles et anarchiques. Des dizaines de milliers de travailleurs, obnubilés par « la révolution » et soutenus dans leurs exigences par l’UGTT, se sont retrouvés du jour au lendemain au chômage et sont allés grossir les rangs des démunis et des SRF (sans revenu fixe).
- Un Etat faible, incapable d’appliquer la loi et qui ne peut absolument rien faire contre ceux qui prennent depuis huit ans en otage le bassin minier, contre ceux qui pour un oui ou un non coupent les routes et les autoroutes, contre ceux qui construisent des murs sur la voie ferrée, sans parler de l’impunité totale des fraudeurs du fisc, des contrebandiers, des corrompus ou encore des caïds du commerce parallèle.
Voilà où on en est aujourd’hui. Et le malheur est que ceux qui assument une large part de responsabilité dans cet état de choses se comportent comme s’ils sont blancs comme neige. Les islamistes, par la voix de leur chef, non seulement ne reconnaissent aucune erreur, mais se vantent d’être les plus forts, de s’être attribués un droit de veto et que rien dans ce pays ne peut se faire sans eux et encore moins contre eux.
Quant aux dirigeants de l’UGTT, ils réclament maintenant ‘’Assyada qabl Azzyada’’ (la souveraineté avant les augmentations). Et si vous osez leur faire observer qu’ils ont une certaine responsabilité dans la perte de cette souveraineté dont ils exigent aujourd’hui la reconquête avec autant de virulence, ils vous classeront illico presto dans la catégorie des ennemis des travailleurs et, par extension, du peuple.
Et le gouvernement dans tout cela ? Le gouvernement de Youssef Chahed, tout comme ceux de Habib Essid et de Mehdi Jomaa avant lui d’ailleurs, se trouve, pour paraphraser un adage arabe, dans la situation de cet homme qu’on jette à l’eau tout en lui interdisant de se mouiller. En attendant le miracle (du moins pour ceux qui y croient), le pays continue de patauger dans les marécages boueux dont l’amoncellement a commencé non pas le 14 janvier 2011, mais le 23 octobre de la même année