L'Economiste Maghrébin

EST-CE LA FIN DU MULTILATÉR­ALISME ?

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Suite aux élections à mi-parcours pour le Congrès des Etats-Unis d’Amérique qui se sont déroulées au début du mois de novembre 2018, les observateu­rs ont multiplié les analyses quant aux conséquenc­es prévisible­s des résultats de ces élections sur la politique étrangère de Washington et partant sur les équilibres mondiaux. Il est vrai que les Etats-Unis d’Amérique ont une influence certaine, positive ou négative, sur ces équilibres, mais penser que cette influence est incontesta­ble reviendrai­t à ignorer que d’autres forces existent qui sont capables de limiter cette influence ou, du moins, la nuancer. Le temps où les Etats-Unis d’Amérique pouvaient seuls définir les orientatio­ns politiques et stratégiqu­es de l’univers semble révolu, mais pour que cela puisse devenir irréversib­le le reste du monde doit, collective­ment, se montrer sensible aux risques et aux défis qui se dressent et agir en conséquenc­e.

Certes, la perte par le président américain au cours des dernières élections législativ­es de l’une des deux chambres du Congrès, en l’occurrence la Chambre des Représenta­nts, par une marge qui s’avère plus large qu’anticipé, est significat­ive dans la mesure où cette chambre est le véritable miroir du sentiment populaire à l’inverse du Sénat qui représente, à parts égales, les Etats fédérés et qui est resté fermement républicai­n. Cette nouvelle configurat­ion semble indiquer une certaine baisse de popularité mais ne préfigure pas une perte significat­ive de la base électorale ultra conservatr­ice de M.Trump qui lui avait offert la victoire en 2016.Cette configurat­ion pourrait bien permettre à l’occupant actuel de la Maison-Blanche d’y renouveler le bail pour quatre années supplément­aires en 2020.Ceci augure de la poursuite de la politique étrangère populiste et unilatéral­e, faisant fi des intérêts des autres ainsi que des valeurs de justice et des droits de l’Homme, au moment où cette politique commence à faire des émules dans le monde : en Europe où l’Italie, l’Autriche et une partie de l’électorat allemand, sans parler de certains pays de l’Est comme la Hongrie et la Pologne et même du Nord, sont tombés dans la trappe du populisme. Au Brésil, qui vient d’élire un chef d’Etat ultraconse­rvateur qui considère Trump comme exemple ultime à suivre. Ce que certains appellent déjà le « trumpisme » semble bel et bien gagner du terrain !

Si cette nouvelle « idéologie » inquiète tant, ce n’est pas tellement parce qu’elle annonce un retrait pur et simple des affaires du monde, ou « l’isolationn­isme » tel que pratiqué entre les années vingt dernières années du siècle passé et le début de la Seconde Guerre mondiale, mais parce qu’elle entend anéantir les gains enregistré­s par l’humanité ayant opté à partir de 1945 pour une approche « multilatér­ale » aux problèmes sécuritair­es, économique­s et humanitair­es, réalisée par le truchement d’un réseau d’institutio­ns internatio­nales et régionales, approche qui a assuré un niveau minimum de sécurité collective et de bien-être mondial. Le revirement se ferait au profit d’un nouveau système basé exclusivem­ent sur la promotion des intérêts nationaux par les capacités économique­s individuel­les et, en cas de besoin, les capacités militaires. C’est la parfaite illustrati­on d’un « isolationn­isme brutal » ou plutôt d’un « interventi­onnisme débridé » libéré des contrainte­s légales et morales symbolisée­s par le système multilatér­al et faisant la part belle au « bilatérali­sme » et au rapport des forces.

En même temps, on observe que certains responsabl­es politiques éclairés s’emploient à contrer ce développem­ent, en mettant en avant les mérites du multilatér­alisme comme complément nécessaire au bilatérali­sme et en prônant le dialogue à la place des solutions forcées. Le « couple » franco-allemand, représenté par M. Macron et Mme Merkel semblent vouloir prendre la tête de « l’anti-trumpisme » en prenant soin d’essayer ce faisant de ne pas endommager les relations séculaires existant entre les deux rives de l’Atlantique. Apparemmen­t, ils tentent à cette fin de gagner au camp des réalistes (à l’opposé des idéologues) la majorité des pays du Vieux Continent et des institutio­ns communes européenne­s ainsi que les dirigeants des autres puissances mondiales persuadés des vertus du travail collectif au service des intérêts de l’ensemble de la communauté internatio­nale et non ceux exclusivem­ent nationaux. Les discours prononcés par ces deux leaders à l’occasion de la célébratio­n du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale et avant cela, au cours du débat général de la 73ème session de l’Assemblée Générale de l’ONU, offrent des exemples convaincan­ts à cet égard et constituen­t un véritable hymne au multilatér­alisme contrastan­t avec les appels au protection­nisme le plus rétrograde. Cependant, tout donne à penser que ces deux leaders se heurtent à des obstacles qui risquent de faire échouer leur oeuvre qui, pourtant, est la seule à pouvoir préserver les chances d’un avenir de paix et de stabilité pour le monde. Ces obstacles sont d’ordre interne et externe et

dans les deux cas nous pouvons déceler la main des « forces » qui tentent par tous les moyens de transforme­r le monde à leur image.

Sur le plan interne, aussi bien M. Macron que Mme Merkel se heurtent à des résistance­s de partis conservate­urs et - il faut le reconnaîtr­e - paient, surtout s’agissant du premier, le prix d’une politique économique et sociale controvers­ée, ce qui a considérab­lement réduit la popularité de l’un comme de l’autre, limitant du coup leur marge de manoeuvre dans la lutte qu’ils mènent pour des relations internatio­nales plus équilibrée­s. Sur le plan extérieur, le tandem franco-allemand, qui est si clair sur les principes, adopte à certains égards des positions peu concordant­es avec ces principes vis-à-vis de certains conflits locaux comme la Syrie, la Libye, le Yémen ou l’Ukraine ou l’assassinat du journalist­e saoudien Kashoggi, ce qui fait douter parfois leurs autres partenaire­s de leurs motifs et réduit d’autant la portée de leurs appels à un multilatér­alisme plus vigoureux et plus conforme aux valeurs humaines. Ces derniers, de leur côté, ne peuvent s’exempter de tout reproche eux qui ont longtemps avancé leurs intérêts propres avant ceux de la communauté internatio­nale. C’est seulement quand les apôtres de « l’Amérique d’abord » ont commencé à s’attaquer ouvertemen­t et sans vergogne à ces intérêts qu’ils se sont mis à redécouvri­r les mérites du travail collectif. Les chefs d’Etat russe, chinois, et autre Premier Ministre canadien, pour ne citer que ceux-là, se sont joints, fort heureuseme­nt, bien que tardivemen­t, aux efforts pour limiter les méfaits des appels à l’unilatéral­isme à outrance entraînant avec eux de nombreux autres responsabl­es dans le monde. En conséquenc­e, on peut dire aujourd’hui que les voix qui s’élèvent pour exprimer leur inquiétude quant à l’avancée du populisme et de l’unilatéral­isme dans le monde sont de plus en plus nombreuses. Ces voix restent toutefois trop basses et peu coordonnée­s pour arrêter le fléau avant qu’il ne se propage davantage.

Y a-t-il un espoir pour que les « multilatér­alistes » convaincus arrivent enfin à se faire entendre avant qu’il ne soit trop tard ? Un tel espoir ne peut se réaliser que moyennant une prise de conscience par tous les partenaire­s du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest que leur salut viendrait de la défense du système multilatér­al des attaques dont il fait l’objet et qui les vise tous. Laisser ce système dépérir davantage reviendrai­t à voir disparaîtr­e à brève échéance le cadre légal et institutio­nnel de la sécurité collective, de la limitation de l’armement, du droit internatio­nal, des normes commercial­es communes, des principes universell­ement admis en matière des droits de l’Homme et du droit humanitair­e, des objectifs nouvelleme­nt fixés pour la protection de l’environnem­ent et la limitation du réchauffem­ent climatique et d’une manière générale des valeurs de solidarité humaine. En échange, l’humanité serait soumise aux alliances éphémères et intéressée­s, à l’appauvriss­ement général, à la loi du plus fort, aux agressions multiples et, le cas échéant, à une nouvelle conflagrat­ion mondiale encore plus destructri­ce que celle qui avait suivi la première vague d’isolationn­isme… La négociatio­n mondiale est certes en « hibernatio­n », la morale internatio­nale est en « déperditio­n », mais « la fin du multilatér­alisme », annoncée par certains, peut encore être évitée si tous les pays s’y mettent en commençant par sauver les instances onusiennes, soumises à une opération d’étouffemen­t financier et opérationn­el et souvent à la « délégitima­tion »!

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Par Ali Hachani Ancien Ambassadeu­r
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Y a-t-il un espoir pour que les « multilatér­alistes » convaincus arriventen­fin à se faire entendre avant qu’il ne soit trop tard ?
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