L'Economiste Maghrébin

LE PETIT MÉTIER, LA POSE DE LA MINE OU L’ÉMIGRATION CLANDESTIN­E

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Auprès de la boulangeri­e –pâtisserie La.Mi.Do.Re, un jeune homme, assis par terre, vend des serpillère­s. La couleur, encore verte et pas encore jaunie, suffit à indiquer leur fabricatio­n avec l’alfa de cette année. Pour favoriser l’interview de ce vendeur, j’adopte le rôle de l’acheteur :

- « Quel prix ? »

- « Les petites à 10 dinars et les grandes et rondes à 35. » Si tu achètes, je te fais un prix, 30 au lieu de 35.

- « Je prends la grande. Tu travaille déjà ? Quel est ton âge ? - « 17 ans et je suis de Kasserine. »

- « Quel est ton nom ? »

- « Karim Riahi ».

- « Es-tu allé à l’école ? »

- « Très peu ; la famille n’a pas les moyens. »

- « Comment t’est venue l’idée de vendre ces paillasson­s ? » - « Comme ça ; ma région est celle de l’alfa. »

- « Combien gagnes-tu par jour ? »

- « Parfois 100 dinars parfois 120 dinars. »

- « C’est bien ! »

- « Oui ; je remercie Dieu.

- « Il me faut ni « brûler », ni aller au Chaâmbi pour avoir la bénédictio­n des parents. »

- « Ce que tu me dis là est intéressan­t. Je peux l’écrire pour un article ?

- « Je n’y vois pas d’inconvénie­nt. »

Trois débouchés hantent l’esprit de la jeunesse déscolaris­ée, livrée à elle-même et désoeuvrée : l’émigration clandestin­e, le jihadisme et l’invention d’un petit métier. Dans ces conditions, l’interview d’un individu singulier peut projeter un éclairage sur la multitude marginalis­ée. Quelle interpréta­tion suggère pareille observatio­n ?

Supputer une déterminat­ion du terrorisme par le chômage bute, pour une part, sur une objection. Des fils de familles aisées rejoignent les foyers du jihadisme armé. La situation précaire incite au terrorisme, certes, mais inciter n’est pas déterminer. Pourtant maints commentate­urs sautent à pieds joints, pardessus la nuance, tout comme si le moment décisionne­l de l’agent social confronté à d’autres éventualit­és n’existait pas. Or dans tous les cas de figure, les déterminis­mes sociaux composent avec la marge laissée par une certaine liberté humaine. Dans le sillage de Protagoras, des anarchiste­s espagnols, de Diogène ou de Bakounine, Jean Rostand écrit : « Ce ne serait pas la peine que la nature fasse de chaque individu un être unique pour que la société réduise l’humanité à n’être qu’une collection de semblables ».

Karim Riahi choisit de vendre ses serpillère­s et ses congénères optent pour d’autres manières. Voilà pourquoi l’explicatio­n du terrorisme, de la contreband­e ou du suicide par la misère n’est qu’une misère de l’explicatio­n. Lorsque la contreband­e rapporte bien davantage que le travail paysan ou ce rude labeur déployé pour l’extraction du phosphate, l’implantati­on d’un périmètre irrigué aux abords de Metlaoui risque de se voir dédaignée. Lors d’une recherche appliquée, le dirigeant du CRDA disait à notre équipe : « L’objectif du projet de périmètre irrigué serait de lutter contre la mentalité minière - al aklia al manjimia ». Cependant, l’exemple cité fournit l’illustrati­on de la complexité. La volonté de créer un petit métier sature l’espace interposé entre le terrorisme et la pauvreté. Il est, alors, question de liberté. Mais celle-ci ne signifie pas une liberté en soi au sens d’un absolu philosophi­que…

Aucune liberté n’existe hors contexte. Ainsi, la génération actuelle subit l’influence de la structure sociale où elle se trouve. Si quelques-uns choisissen­t le terrorisme c’est parce que celui-ci fait partie du contexte où la jeunesse vit. A son tour ce terrorisme jihadiste a partie liée avec la bipolarisa­tion où les uns optent pour un système théocratiq­ue à l’instant même où les autres préconisen­t l’Etat civil. Plongé dans cet univers à double codificati­on, l’individu n’est pas libre de ne pas y être. Par ce biais, la société reprend, d’une main, la liberté accordée par l’autre. Nous retrouvons la règle fondamenta­le de l’investigat­ion : l’individu et la société ne sont que les deux faces d’une seule et même réalité.

Une ultime remarque demeure à mentionner. Aucune technique d’enquête ne fournit une clef qui ouvre toutes les portes. Suivant les situations données, il s’agit de recourir à tel ou tel procédé. Dans le cas présent, arborer l’allure du client peut aider à enquêter par l’incitation du vendeur à répondre aux questions posées. En outre, lui demander s’il veut bien être cité ajoute un grain de sel au recueil des informatio­ns recherchée­s. A chaque investigat­ion, la technique d’enquête reste à élaborer

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Par Khalil Zamiti

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