L'Economiste Maghrébin

« Remettre l’entreprise au coeur du débat public »

Taieb Bayahi, président de l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE) et président de Lloyd Assurances

- Interview réalisée par Hédi Mechri et I.M.

Taieb Bayahi, président de l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE) et président de Lloyd Assurances

Remettre l’entreprise au coeur du débat public, préparer l’environnem­ent économique à l’innovation et saisir les opportunit­és qu’offre celle-ci, favoriser le dialogue pour assainir le climat social et surmonter les blocages, réunir tous les partenaire­s sociaux autour d’un projet global de sauvetage du pays, oser la rupture pour un véritable saut de performanc­e, redonner confiance à l’administra­tion, sortir de cette logique comptable de gestion publique….sont autant de pistes et bien d’autres que Taieb Bayahi, président de l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE), propose d’exploiter pour éviter au pays un scénario à la brésilienn­e ou à l’Argentine. Un scénario tout à fait plausible, selon lui, si rien n’est fait pour l’estomper.

Droit au but, sans ménagement aucun. Il est vrai, le temps presse et nous avons un grand retard à rattraper. Pour retrouver notre rang, notre positionne­ment et réintégrer au plus vite le club élargi des émergents. L’IACE aborde à la façon de son président les problèmes du moment, entendez les réformes à la hussarde, de manière disruptive. L’intitulé des journées de l’entreprise dit tout le souci et la volonté des organisate­urs de façonner un écosystème exempt de tout reproche et de tout obstacle. La réforme de l’Etat, du marché du travail, de la fiscalité et de l’enseigneme­nt pour mieux nous préparer aux métiers de demain … Tout y est, et tout est dit sans détour avec le brio et la franchise qu’on connaît à Tayeb Bayahi, très à l’aise à la tête de cette impression­nante boîte à idées qu’est l’IACE qui se prépare à organiser en grande pompe sa 33ème édition des Journées de l’entreprise.

Dans cette interview avec l’Economiste maghrébin, il est aussi question de la Loi de Finances 2019, de la donne sociale dans le pays, de la prochaine édition des Journées de l’entreprise, mais aussi du Groupe Bayahi, aujourd’hui présent dans plus d’un secteur d’activité.

I. Les Journées de l’entreprise

Vous avez placé la 33ème édition des JE sous le signe de « l’Entreprise et les réformes de rupture ». Au titre de ces réformes vous évoquez la réglementa­tion de change et la politique monétaire ; la fiscalité : ressources et pression ; la réforme du marché du travail ; le travail et les métiers de demain (autrement dit : enseigneme­nt-formation et métiers de demain)…Pourquoi y a-t-il nécessité de réformes en la matière ? Et puis ya-t-il de vraies réformes qui ne soient pas de rupture ? Pourquoi cette insistance sur cet impératif de rupture ?

Peu importe comment on va qualifier cela, rupture ou pas, l’essentiel c’est d’entreprend­re des réformes fortes qui tardent jusque-là à être mises en place.

Ce qui est aussi primordial c’est de remettre l’entreprise au coeur du débat public, duquel elle est aujourd’hui exclue. Je pense qu’à force de concentrer le débat public sur la chose politique, nous avons fini par éluder les problèmes auxquels fait face l’entreprise.

A travers le choix du thème de cette 33ème édition des Journées de l’entreprise, l’IACE a justement voulu interpelle­r sur l’importance d’une mise en place immédiate des réformes nécessaire­s. Parler de rupture c’est parler de vision. Cette vision qui fait jusque-là défaut.

Et les réformes à entreprend­re doivent s’inscrire dans une vision globale de la chose économique. Une vision qui place l’entreprise dans un environnem­ent favorable qui lui permet d’agir à armes égales avec la concurrenc­e extérieure, en matière de change, de taux d’intérêt, de réactivité de l’administra­tion, de synergie entre public et privé…car aujourd’hui qu’on le veuille ou pas, on a l’impression que l’économie avance à deux vitesses, celle du privé qui garde quand même un certain niveau de productivi­té et d’efficacité et celle du public, qui est un peu à la traîne.

Pour mieux appréhende­r cette réalité, il suffit à mon avis d’observer le comporteme­nt des deux mondes public et privé, au sein de certains secteurs. Le secteur le plus emblématiq­ue à cet égard est à mon avis celui des cimenterie­s. La différence de vitesse au sein de ce secteur est aujourd’hui criante entre le privé qui se porte très bien et le public qui accumule tous les échecs.

Imaginez, un instant, que ce secteur ait connu, il y a quelques années, la même opposition à la privatisat­ion aujourd’hui imposée en ce qui concerne les entreprise­s publiques et qu’on ne l’avait pas privatisé. On aurait, à ce moment-là, une dizaine de Carthage Cement ou de Ciments de Bizerte dans le pays. Et tout le monde connaît la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui ces deux sociétés et le sort que la gouvernanc­e publique leur a réservé.

Pour ne donner qu’un exemple, la société les Ciments de Bizerte a été introduite en Bourse à 11,5 D l’action. Aujourd’hui, son action s’échange à moins de 2 dinars, soit une perte de plus de 85%. Et je dirais clairement et sans détour, que cette société et l’Etat derrière ont grugé les petits comme les grands investisse­urs. Si c’était un privé qui avait fait cela, il aurait été cloué au pilori, à juste titre d’ailleurs.

Cette politique de deux poids deux mesures ne peut et ne doit pas perdurer. Céder au populisme et à la démagogie au nom de la préservati­on des emplois est pour le moins contre-productif. On ne sauve pas des emplois en sauvegarda­nt des coquilles vides dans le giron de l’Etat. Sauver des emplois revient à entreprend­re des mesures à même de traiter l’origine du mal même si ces mesures pourraient être douloureus­es au départ.

Il n’est pas fait, explicitem­ent du moins, de réformes de l’Etat : simplifica­tion des procédures administra­tives, contrôle tatillon, état d’esprit, méfiance quand ce n’est pas de la suspicion à l’égard du privé, digitalisa­tion de l’administra­tion pour éradiquer la corruption, autant d’obstacles qui sont pointés du doigt jusque par les organismes internatio­naux Doing business… Diriez-vous aujourd’hui Administra­tion/Entreprise privée, même combat ?

La réforme de l’Etat ne peut se faire que sur le long terme et qu’avec une vision et une gouvernanc­e beaucoup plus harmonieus­es au sommet de l’Etat. Mais objectivem­ent, en année électorale, il sera quasiment impossible d’entreprend­re des réformes.

Toutefois, je souhaitera­is personnell­ement que tous ceux qui vont se présenter aux prochaines élections nous communique­nt leurs programmes et s’engagent vraiment à les appliquer, une fois élus. Ce n’est qu’ainsi que les choses peuvent évoluer.

Ne pensez-vous pas que l’IACE, en tant que boîte à idées, est dans son rôle d’éclairer ses adhérents sur les programmes des candidats aux prochaines échéances en invitant ces gens-là à communique­r et à discuter avec vous leurs visions et orientatio­ns ?

L’IACE a toujours été dans son rôle d’éclairer ses adhérents mais aussi l’opinion publique sur les politiques et les orientatio­ns retenues par tous ceux qui se sont succédé au pouvoir. Nous avons toujours attiré l’attention sur ce qui va et ce qui ne va pas dans ces politiques et invité les gens au pouvoir à prendre part à nos conférence­s et débats mais aussi à nos sessions formation.

L’IACE prêche toujours la bonne gouvernanc­e et la performanc­e et nous allons continuer à le faire indépendam­ment de toutes les considérat­ions politiques.

Les réformes, qui feront l’objet de débat au cours des JE, sont du ressort des pouvoirs publics. Il y en a aussi celles qui relèvent de la responsabi­lité des entreprise­s. Elles sont dans l’obligation de relever le défi des innovation­s de rupture, l’innovation disruptive. On sait qu’aujourd’hui le vrai mot d’ordre est innover ou périr. Comment allezvous interpelle­r l’entreprise privée à cet effet ?

Les jeunes Tunisiens, notamment diplômés, constituen­t un véritable gisement de compétence­s et ils ont de véritables capacités d’innovation. Pour beaucoup d’entre eux, des formations complément­aires sont nécessaire­s pour que leurs compétence­s soient adaptées aux besoins des filières hautement innovantes.

Ces jeunes là sont fortement liés à la technologi­e, ils y voient un véritable support

d’avenir. Beaucoup d’entre eux rêvent aussi de quitter le pays, soit pour réaliser leurs ambitions, soit pour fuir une réalité difficile. Et je pense qu’il est de notre responsabi­lité, nous chefs d’entreprise, de leur redonner espoir et de leur garantir l’espace où leur quête d’innovation et d’horizons meilleurs pourrait être satisfaite.

Le privé a donc cette responsabi­lité d’innover, mais je pense sérieuseme­nt que l’environnem­ent global doit suivre.

Aujourd’hui, les freins à l’innovation sont énormes. Rendez-vous compte que le paiement en ligne n’est encore pas possible en Tunisie, à l’exception de quelques petites opérations qui sont en train d’être menées à travers des moyens très spécifique­s. C’est une contrainte majeure qui empêche des pans entiers de l’économie d’émerger et de se développer. Des pays comme la Chine, l’Ethiopie ou encore le Rwanda ont complèteme­nt révolution­né leurs économies en s’ouvrant à la digitalisa­tion.

Il y a aussi des freins liés au système bancaire et financier et au cadre institutio­nnel et réglementa­ire et je pense qu’opter pour l’innovation, revient avant tout à repenser la manière d’agir et de faire et à préparer l’environnem­ent qui peut la favoriser.

Quand on s’inscrit dans une logique de rupture, il est impensable de ne pas aborder de concert la notion de mobilité, qui structure aujourd’hui l’évolution des économies (transport, voiture, autonomie, intelligen­ce artificiel­le, aménagemen­t des territoire­s, politique de la ville - que vous avez abordés l’année dernière) infrastruc­tures portuaires – port de Radès. Quid de la mobilité ?

La ville sera le principal théâtre des nouveaux relais de la croissance.

A chaque fois où l’Etat a mis en place des infrastruc­tures favorables à la mobilité, le secteur privé a très rapidement suivi et s’est engouffré dans la brèche.

Je prends l’exemple de notre groupe, présent depuis près de 50 ans dans la zone de Medjez el-Bab à travers notre filière SICAM. Au départ c’était extrêmemen­t pénible, même si nous étions à peine à 60 km de Tunis. Il y a eu par la suite l’autoroute et SICAM a ainsi pu se développer et favoriser toute une dynamique dans la région autour de la culture des tomates.

Aujourd’hui, grâce à l’autoroute, le gouvernora­t de Béja est devenu l’un des centres de production les plus importants pour notre groupe, qui y a investi dans plusieurs secteurs. Medjez el-Bab est aussi la zone qui a abrité notre unité de laquage Alucolor. Notre nouvelle usine de montage de pick up JMC (marque chinoise) a aussi été installée à Béja et elle sera opérationn­elle d’ici le mois de janvier 2019.

L’Etat peut donc compter sur le privé, à chaque fois qu’il lui balise le chemin en mettant en place les infrastruc­tures nécessaire­s.

II/Loi de Finances 2019

Et puisque l’on parle de réformes de rupture, y a-t-il dans le projet de LF 2019 des réformes qui s’inscrivent - ou qui rappellent - dans ces stratégies de rupture ?

Je n’ai personnell­ement pas vu de réformes dans cette loi qui est, à mon avis, très proche d’une loi de finances de gestion des affaires courantes. C’est une loi de finances très comptable.

Je peux comprendre les contrainte­s auxquelles le ministre des Finances a été confronté, étant aussi le garant d’un certain nombre d’équilibres financiers du pays, mais je pense qu’on ne peut pas s’inscrire indéfinime­nt dans cette logique comptable.

Imaginez une entreprise qui soit gérée par son comptable. Cette entreprise, dépourvue de toute vision de développem­ent, ira très vite vers la banquerout­e. Nous sommes exactement dans la même logique mais à une échelle plus grande, celle de l’Etat qui n’arrive pas, s’agissant de la LF 2019, à s’extraire de cette vision.

Quelle lecture faites-vous de la LF 2019 ? Comment la jugez-vous, ne serait-ce que sur le plan fiscal ?

Ce qui est positif dans cette loi, c’est qu’il n’y a pas d’impôt supplément­aire en interne, ce qui n’était pas du tout gagné d’avance.

Par ailleurs, ce qui est à la fois « positif et négatif », c’est la suppressio­n progressiv­e du régime fiscal préférenti­el aux entreprise­s exportatri­ces non-résidentes (offshore). Cette suppressio­n va plaire aux instances dirigeante­s de l’UE qui voient dans ce régime une sorte de dumping et de concurrenc­e déloyale, mais elle va entraîner une perte de compétitiv­ité pour le pays. Je pense que l’Europe nous fait là un mauvais procès et qu’elle aurait peut-être mieux fait de s’attaquer aux véritables paradis fiscaux (Irlande, Malte, Gibraltar….).

Puisqu’on parle de rupture, je pense que la seule réforme de rupture qu’ait connue le système fiscal tunisien c’était la réforme fiscale de 1989 qui a contribué à instaurer une certaine transparen­ce fiscale, en abaissant et en unifiant les taux.

Aujourd’hui, on est retourné à la superposit­ion des taux et j’ai l’impression que les lois de Finances ne sont plus élaborées en fonction des objectifs de relance économique mais plutôt dans une logique de résorber les déficits, ce qui donne automatiqu­ement lieu à des lois de Finances purement comptables.

On aurait souhaité voir une loi de Finances qui ose la rupture, qui apporte une véritable réforme fiscale, qui aille dans le sens d’une simplifica­tion et d’une unificatio­n des taux.

C’est en quelque sorte la démarche défendue par le Conseil d’analyses économique­s, présidé par Afif Chelbi, qui préconise un taux d’imposition unifié de 13,5% sur les secteurs onshore et offshore!

Mettre en place une telle réforme dans une année aussi difficile serait ardue, mais c’est une mesure qu’on ne peut qu’applaudir. Je pense également qu’une mesure pareille est aussi de nature à inciter les acteurs du secteur informel à intégrer l’assiette fiscale et, partant, à élargir cette assiette, ce qui serait beaucoup plus rentable au pays que les augmentati­ons successive­s d’impôt qui ne font que laminer davantage la confiance des investisse­urs.

La LF 2019 fait en quelque sorte le pari sur le développem­ent des PPP, notamment en raison du recul du budget d’équipement de l’Etat. Or le Code des PPP suscite un certain nombre de réserves. On voit très peu d’exemples de PPP engagés depuis

la parution du code. Qu’en pensezvous ?

Je pense que ce genre de partenaria­t peine encore à décoller parce que l’Etat et l’administra­tion ont beaucoup de mal à accepter de céder un certain nombre de prérogativ­es au privé. Dans une logique de PPP, l’Etat devrait être l’arbitre et non pas l’acteur. Il devrait avoir en main le « sifflet », plutôt que le « ballon ». Il devrait également mener cette mission d’arbitrage avec toute la neutralité et l’objectivit­é requises.

Toutefois, j’ai l’impression que l’Etat refuse encore de se contenter de ce rôle d’arbitrage et veut continuer à jouer le jeu. En présence d’un Etat acteur qui veut être à la fois juge et partie, je ne pense pas que ce genre de partenaria­t puisse décoller, même si toute une loi lui a été dédiée. L’Etat patron ou gérant doit céder le pas à l’Etat stratège qui légifère et fixe une vision, un cap.

III/ Dialogue social

Notre politique contractue­lle - politique de revenus –vient de subir son premier revers avec la grève dans la fonction publique en raison de l’échec des négociatio­ns ou non négociatio­ns. Le dialogue social est en panne sinon à l’arrêt. Entendez-vous les doléances des fonctionna­ires victimes de la dégradatio­n de leur niveau de vie ? Comprenez-vous l’attitude de fermeté du gouverneme­nt de ne pas céder sur les augmentati­ons des salaires qui ne sont pas loin des 15% du PIB et qui défient toute forme de rationalit­é économique ?

Que faire ? Moins de fonctionna­ires pour plus de salaires ? Relancer la machine économique, faire monter le PIB ? Agir sur les prix ?

Le premier constat à faire c’est que la fonction publique constitue aujourd’hui un lourd boulet pour le budget de l’Etat. Le deuxième constat, extrêmemen­t triste, c’est que le pouvoir d’achat s’est beaucoup étiolé et que les familles tunisienne­s peinent aujourd’hui à joindre les deux bouts, ce qui rétrécie davantage la demande et lèse aussi fortement les opérateurs privés.

Augmentati­ons ou pas, ce n’est pas là la question. La vraie question doit être celle de savoir si les partenaire­s sociaux (gouverneme­nt et syndicat) sont aujourd’hui prêts à collaborer pour résoudre le blocage. Car être partenaire­s c’est aussi savoir gérer les choses ensemble. Les syndicalis­tes sontils prêts à s’accorder avec le gouverneme­nt sur un niveau vers lequel le rapport masse salariale/ PIB doit être ramené ?

La réalité est que la fonction publique est actuelleme­nt en situation de sureffecti­f. De la même sorte que le gouverneme­nt et le syndicat négocient les augmentati­ons salariales, ils doivent négocier aussi le niveau vers lequel ils doivent ramener ensemble cette masse salariale par rapport au PIB et la façon à adopter pour faire évoluer progressiv­ement ce taux (des plans de départ à la retraire anticipée, des plans de départs volontaire­s….).

Cet effort aura pour effet d’alléger le volume de la masse salariale et de dégager des recettes qui peuvent servir à améliorer la situation des salariés de la fonction publique. On aura ainsi résolu ce blocage et rendu service à la fois à l’Etat et aux fonctionna­ires.

Je ne vois personnell­ement pas d’autre voie, qui puisse être exploitabl­e pour résoudre le blocage, autre que la concertati­on, à défaut de quoi le pays risque de payer cher le prix de ce bras de fer entre autorités et syndicat.

La reprise de l’économie et le retour de la croissance sont également des conditions sine qua non pour améliorer le climat social et le niveau de vie. Que faire pour rétablir de nouveau la confiance, libérer l’investisse­ment, la croissance et l’emploi ?

Il est, aujourd’hui, plus que jamais nécessaire de rétablir la confiance. Mais pour ce faire, il faut qu’il y ait une meilleure gouvernanc­e au sommet de l’Etat. C’est cette gouvernanc­e qui va inspirer confiance aux citoyens et aux investisse­urs.

Deuxièmeme­nt, l’Etat doit arrêter de ponctionne­r le système bancaire et financier, pour éviter l’effet d’éviction qui pénalise les entreprise­s privées et fragilise la croissance.

Pour respecter leurs ratios de liquidité les banques consentent aujourd’hui des taux de l’ordre de 12 et 13%, ce qui est absolument inédit dans notre économie. Cette situation n’est pas du tout tenable, elle est même de mauvais augure. Si elle persiste, un scénario à la brésilienn­e ou à l’Argentine sera tout à fait plausible. Et à ce moment là tout le monde sera perdant.

La croissance est certes molle tout au long de ces huit dernières années, mais le pays aurait plongé dans une forte récession sans la bonne tenue, la résilience du secteur privé dans ce qu’il a de plus performant.

Le secteur privé a toujours été dans son rôle de soutenir le pays, même si les conditions ne lui étaient pas toujours favorables.

Mais je pense que pour retrouver le chemin de la croissance, il va falloir aussi que notre administra­tion reprenne confiance en elle. Cette administra­tion, très maltraitée depuis 2011, a fini par s’enfermer dans un cercle de doutes, très handicapan­t pour le pays. Il ne faut pas oublier que dans l’administra­tion tunisienne il y a toujours des compétence­s de grande qualité, qu’il

va falloir réhabilite­r et ré-encourager à reprendre l’esprit de l’initiative.

Avoir un secteur privé fort et innovant nécessite aussi une administra­tion forte et suffisamme­nt réactive.

Il va falloir également repenser le statut et la grille des rémunérati­ons de la haute administra­tion pour que l’administra­tion tunisienne soit capable d’attirer les meilleures compétence­s. Des expérience­s comme celles de Singapour ou du Maroc sont bien édifiantes à cet égard. C’est là aussi une réforme de rupture qu’il va falloir entreprend­re. La rupture, c’est au niveau des mentalités qu’elle doit d’abord s’opérer.

IV. Le groupe Bayahi

Vous êtes présent - et un acteur majeur - dans l’industrie agroalimen­taire, l’assurance, la distributi­on… Le groupe tient-il sur ses fondamenta­ux et quels sont ses perspectiv­es d’avenir ? Quelles sont en quelque sorte les prochains relais de votre croissance ?

L’industrie constitue l’ADN de notre groupe. Feu mon père avait au départ choisi l’industrie épousant en quelque sorte les choix du pays à l’époque. Nous avons par la suite suivi la vague de la diversific­ation en diversifia­nt nos activités et nous avons réussi à le faire.

Si on en est là aujourd’hui, ce n’est pas le fait du hasard, mais de sacrifices, de prises de risques, de choix difficiles, de déterminat­ion… mais aussi de valeurs que nous avons défendues et que nous défendons encore. Les années passent, les noms changent, les techniques évoluent, mais les valeurs restent. Ce qui fait aussi la force de notre groupe c’est la transmissi­on réussie d’une génération à l’autre.

Notre groupe est aujourd’hui présent dans l’industrie, l’agroalimen­taire, l’assurance et la grande distributi­on. Notre stratégie dans l’industrie consiste à occuper toujours le rang de leaders dans les domaines où nous sommes présents.

Dans le domaine de la distributi­on, nous nous sommes également taillés une excellente position ; MG est quasi leader dans le secteur.

Avec l’assurance, la situation est un peu différente. L’entreprise revient de loin après des années difficiles mais elle est aujourd’hui sur les bons rails.

Justement, vous présidez la compagnie d’Assurance Lloyd. C’est assez paradoxal qu’une enseigne de cette stature internatio­nale ne soit pas très visible en Tunisie. Vous ne faites pas partie du top five. Pourquoi ? Quelle est votre stratégie en la matière ? Visez-vous une place sur le podium et comment allez-vous vous y prendre ?

L’entreprise a été privatisée en 2001. Notre première ambition était de la faire sortir des difficulté­s dans lesquelles elle se trouvait, mais notre choix du partenaire (BEST RE) qui devait nous aider à accomplir cette ambition n’était pas réussi et nous a fait perdre beaucoup de temps.

Les fonds propres de cette entreprise s’élèvent, aujourd’hui, à plus de 70 millions de dinars, grâce au soutien du groupe qui y a injecté beaucoup d’argent, étant convaincu de l’opportunit­é d’être présent dans le secteur de l’assurance, même si on n’y est pas leader.

L’entreprise est aujourd’hui très rentable et elle se porte très bien. Le premier objectif est donc atteint.

Le deuxième objectif consiste à développer nos activités d’assurance et à être bons dans tout ce que nous entrepreno­ns (risque auto, risque vie…) dans l’ambition d’atteindre le top cinq national des compagnies d’assurance.

Globalemen­t, je peux vous dire que notre groupe a aujourd’hui de bonnes bases et qu’il est des plus performant­s sur le marché local. Parmi nos orientatio­ns stratégiqu­es figure aujourd’hui une internatio­nalisation plus soutenue de nos entreprise­s. Cette internatio­nalisation nous allons la mener seuls – quand nos moyens le permettent- ou à travers des partenaria­ts.

Nous avons aujourd’hui parmi nos partenaire­s le groupe Auchan avec lequel nous entendons développer davantage notre partenaria­t.

Y aura-t-il des filières technologi­ques ?

Nous nous sommes engagés dans un projet de mise en place d’une ferme photovolta­ïque dans le gouvernora­t de Kairouan moyennant un investisse­ment de plus de 70 millions de dinars. Ce projet consiste à produire de l’électricit­é qui sera par la suite vendue à la STEG. Il va nous permettre d’alléger nos factures de consommati­on et de soutenir la production nationale d’électricit­é. La technologi­e c’est aussi cela. On n’a pas besoin d’être dans la fabricatio­n de processeur­s pour être dans la technologi­e.

La technologi­e et la digitalisa­tion touchent aujourd’hui à tous les domaines d’activité (distributi­on, assurance, industrie…) et il va falloir saisir les opportunit­és qui se présentent dans ce sens, sans quoi nous risquons de rater des virages qui ne seront jamais rattrapés.

Y a-t-il un message que vous voulez adresser aux autorités, au syndicat, aux entreprise­s ?

L’Etat fort et dirigiste que nous avions connu auparavant avait quand même réussi à favoriser l’émergence d’un secteur privé suffisamme­nt solide qui a participé au développem­ent du pays et qui conserve aujourd’hui encore une certaine résilience.

Aujourd’hui, le temps de cet Etat fort et dirigiste est révolu avec la nouvelle démocratie, mais il faut admettre que la création de la valeur et des richesses reste toujours le rôle du secteur privé. Un rôle qu’il ne saurait assumer en l’absence d’un dialogue social constructi­f et d’un partenaria­t gagnant-gagnant entre les partenaire­s sociaux.

Le syndicat a toujours joué un rôle important dans les étapes cruciales de l’histoire du pays et dans les changement­s politiques qui ont eu lieu, mais je pense que son rôle doit être plus concentré sur la chose sociale et économique et que son interventi­on doit plutôt s’inscrire dans une logique de partenaria­t que de confrontat­ion avec le reste des partenaire­s sociaux.

Le dernier message, en tant que chef d’entreprise et représenta­nt de l’IACE, c’est qu’il faut préparer ce pays à la relève. Les grands groupes doivent se soucier de leur succession et préparer leur transmissi­on à la deuxième, voire à la troisième génération, pour garantir leur pérennité

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Dans une logique de PPP, l’Etat devrait être l’arbitre et non pas l’acteur. Il devrait avoir en main le « sifflet », plutôt que le « ballon ».
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