L’inflation vient-elle de la baisse du dinar ?
Dossier du mois
L’inflation connaît en Tunisie une augmentation sensible depuis 2 ans, et a dépassé le niveau de 7% en 2018 (cf. graphe ci-dessous). Même si nous sommes très loin des niveaux observés dans plusieurs pays émergents (45% en Argentine, 37% en Iran, 25% en Turquie, 17% en Egypte, etc.), le trend haussier inquiète et contraste avec la stabilité macroéconomique de la Tunisie avant 2011.
Pour prendre les mesures nécessaires afin de freiner cette hausse, il convient d’abord d’en comprendre l’origine. A ce titre, deux explications sont souvent avancées: les circuits de distribution et la baisse du cours du dinar. La 1ère est une réalité indiscutable, mais touche seulement une partie des produits (principalement les fruits et légumes). Mais qu’en est-il de la 2è ? L’inflation provient-elle réellement de la baisse du dinar ? Et dans ce cas, pourquoi la Banque Centrale de Tunisie (BCT) ne fixerait elle pas le cours de change… tout simplement ?
Equilibrer le marché des changes…
D’abord, la tentation de répondre à la 2è question par l’affirmative est forte, puisqu’il est clair que la baisse du dinar entraîne une hausse des prix des produits importés et par conséquent contribue à l’inflation. Donc fixer le cours du dinar permettrait, en effet, d’éradiquer le problème. Cette affirmation n’est pas correcte (on le verra plus loin), mais à supposer qu’elle le soit, comment la BCT pourrait-elle fixer le cours de change ?
Le marché des changes est un marché avec une offre et une demande de devises. Comme tout marché, son fonctionnement est tributaire de l’équilibre entre l’offre et la demande, lequel peut être atteint de 2 manières.
… via le prix
La première est à travers les prix : lorsque la demande sur les devises (pour régler les importations de biens et services, etc.) dépasse l’offre (venant des recettes des exportations, des IDE, etc.), le prix des devises augmente (ie le dinar baisse) jusqu’à atteindre un niveau qui décourage suffisamment la consommation des produits importés en faveur des produits locaux ramenant ainsi l’équilibre. Certains produits importés ne sont pas sensibles au prix car ils sont absolument nécessaires pour le pays et ne peuvent être produits localement (certaines matières premières, etc.). Mais pour
d’autres produits, l’ajustement est possible soit par une baisse de la consommation, soit par le remplacement par un produit local. Mais lorsque le pays connaît un déficit important, la monnaie locale peut se déprécier fortement pour retrouver sa valeur d’équilibre. Si, pour une raison ou une autre, les autorités ne souhaitent pas laisser la monnaie s’équilibrer à sa juste valeur, et décident de contrôler le cours de change (soit en le fixant, soit en ralentissant la dépréciation), elles n’auront d’autre choix que d’équilibrer le marché par la 2è méthode, à savoir en agissant directement sur les quantités d’offre et de demande. Pour ce faire, 2 possibilités s’offrent au pays : agir sur la demande et/ou agir sur l’offre.
…. via les quantités
Pour agir directement sur la demande de devises, en l’occurrence la baisser pour le cas de la Tunisie, il s’agit concrètement d’interdire ou de limiter l’importation de certains produits et services. Cette action n’est pas à la main de la Banque centrale mais plutôt à la main du gouvernement (le ministère du commerce, entre autres). Mais elle est particulièrement néfaste, car il s’agirait, pour le gouvernement, de décider à la place du Tunisien quels sont les produits qui ne lui sont pas nécessaires (avec les risques de corruption pour ménager tel ou tel secteur importateur), sans compter les répercussions sur les accords commerciaux internationaux qui permettent à d’autres secteurs tunisiens d’exporter, la prolifération du marché parallèle pour les produits « interdits», etc.
Quant à l’action sur la quantité d’offre de devises, il s’agit concrètement d’apporter au marché la quantité de devises manquante. Cet apport est décidé et réalisé par la banque centrale qui puise dans ses réserves de changes pour vendre au marché la quantité nécessaire à l’équilibre. Mais encore faut-il qu’elle ait suffisamment de réserves pour mettre en oeuvre cette politique, ce qui n’est pas le cas en Tunisie puisque leur niveau est inférieur au seuil de sécurité de 3 mois d’importation.
Donc on le voit, contrôler le cours de change ne se fait pas par un simple décret gouvernemental ou une circulaire de la BCT. On est toujours rattrapé par une réalité économique qui est le fait que le marché doit s’équilibrer d’une façon ou d’une autre. Si on ne le laisse pas s’équilibrer par le prix, il faudrait l’équilibrer par les quantités, soit par des restrictions sur l’importation (à la main du gouvernement, mais c’est particulièrement néfaste et contreproductif), soit en injectant des devises en puisant sur les réserves de change (à la main de la BCT, mais le niveau des réserves ne le permet pas).
Les raisons structurelles
La marge de manoeuvre pour agir directement sur le cours de change étant quasi absente, il faut agir de manière structurelle, et donc revenir aux fondamentaux : les prix, et en dehors de certaines situations de distorsion (entente par un oligopole, monopole, etc.), sont le thermomètre d’un équilibre économique réel. Contrôler directement les prix revient à agir sur le thermomètre au lieu d’agir sur le mal.
Pour le cas de la Tunisie, le problème du dinar vient d’un déséquilibre de la balance des paiements dont l’origine est bien connue : blocage du phosphate et du pétrole, baisse des recettes du tourisme, hausse de la facture énergétique (hausse du cours du pétrole à l’international), faible développement de l’export (logistique dans les ports, etc.), peu d’investissements directs étrangers (contexte social et instabilité politique et fiscale), fuite des devises vers le marché parallèle, etc. La liste des raisons de fonds est longue et connue de tous les Tunisiens. Elle explique la baisse du dinar, mais aussi l’inflation de manière générale, car la baisse du dinar n’est qu’une forme particulière d’inflation (l’inflation des devises). Elle montre surtout les raisons sous-jacentes à la faiblesse de l’offre (faible production), mais ce n’est que la moitié de l’histoire, car s’il y a inflation c’est que la demande dépasse l’offre. Or, qu’est ce qui permet à la demande de rester au-delà de l’offre dans un pays où les difficultés économiques devraient conduire à la situation inverse ?
Hausse « excessive » des salaires
D’un côté, après 2011, les Tunisiens ont bénéficié d’augmentations de salaires au-delà de l’augmentation de la productivité (et c’est en ce sens que le terme « hausse excessive » est utilisé), ainsi que de l’embauche de milliers de fonctionnaires sans production réelle. Ces 2 éléments ont donné une hausse de pouvoir d’achat (et donc de la demande) à laquelle ne correspond pas de hausse de production (et donc d’offre). Faute de production locale disponible, cet excès de demande a été partiellement satisfait par le recours à plus d’importation, ce qui aggrave le déficit commercial, fait baisser le dinar et aboutit à une inflation importée. Le reste de l’excès de demande, non satisfait par l’importation, déséquilibre l’offre et la demande sur le marché local et aboutit donc aussi à l’inflation.
Donc, que ce soit de manière directe (déséquilibre du marché local) ou indirecte (hausse de l’importation, donc baisse du dinar), l’augmentation des revenus au-delà de l’augmentation de la production se termine toujours par de l’inflation qui efface entièrement les revenus « donnés en trop ». C’est un phénomène connu de tous les économistes, et l’UTICA insiste beaucoup sur ce point à chaque négociation salariale.
Croissance « excessive » des crédits
La 2è raison à l’origine du maintien d’une demande plus importante que l’offre est la croissance importante des crédits, et notamment les crédits à la consommation. C’est pourquoi la BCT a pris des mesures pour maitriser la production des crédits, à travers une batterie de règles (resserrement du refinancement bancaire, nouveau ratio de transformation « crédits sur dépôts », etc.). Ces mesures auront des conséquences négatives sur le pouvoir d’achat du citoyen lequel est actuellement faible comme ne manqueront pas de le souligner les politiciens…
Mais justement, c’est l’objectif même de ces mesures, puisqu’il s’agit d’obliger le citoyen à vivre au niveau de ses moyens. C’est donc un simple retour à une réalité amère que le recours aux crédits a permis d’ignorer pendant quelques années.
Conclusion
En conclusion, l’inflation ne vient pas de la baisse du dinar, car le cours de change n’est qu’un canal de transmission d’un phénomène économique plus profond, à savoir une demande locale plus importante que la production nationale et donc satisfaite partiellement par recours à plus d’importation. Ce déséquilibre, on l’a vu, est alimenté par i) une hausse des salaires au-delà de la hausse de la productivité et ii) une croissance importante des crédits.
Il convient, à présent, de rattraper le retard en termes de production, pour ne pas perdre de pouvoir d’achat, faute de quoi c’est le pouvoir d’achat qui finit par s’aligner sur la faible productivité du pays, comme on l’observe aujourd’hui. Les mesures purement monétaires n’ont qu’un effet provisoire en l’attente de mesures sur l’économie réelle. On le sait, le seul moyen pour un pays d’améliorer son niveau de vie est d’augmenter sa production de richesses
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