L'Economiste Maghrébin

POPULISME ET NATIONALIS­ME EN EUROPE AUJOURD’HUI

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Il s’exprime rarement en public, mais quand il le fait, il remplit un immense vide. Ses analyses font autorité chez les académicie­ns, les diplomates, les intellectu­els, les politiques et experts en tout genre. Moncer Rouissi, grande figure nationale, conserve toute sa verve et la hauteur de vue qui furent toujours les siennes. Invité par l’Associatio­n tunisienne des anciens ambassadeu­rs et consuls généraux à introduire le débat sur le thème : « Populisme et nationalis­me en Europe aujourd’hui », il nous a paru utile et nécessaire de publier son interventi­on en entier. A méditer.

Le bureau de l’Associatio­n Tunisienne des Anciens Ambassadeu­rs et Consuls Généraux m’a fait l’honneur de m’inviter à introduire un débat sur le thème « Nationalis­mes et Populismes en Europe aujourd’hui ». Bien que je n’aie jamais eu l’occasion de travailler sur ce sujet, j’ai accepté l’invitation avec plaisir et, de fait, je remercie le bureau de l’Associatio­n parce que j’ai ainsi été amené à me documenter et à réfléchir sur un thème d’une actualité brûlante. Du reste, il s’agit là de phénomènes qui ne se limitent pas à l’Europe et qui revêtent un caractère mondial.

Qui ne voit, en effet, que le populisme et le nationalis­me gagnent du terrain un peu partout dans le monde... De l’Inde de Narendra Modi au Brésil de Jair Bolsonaro, en passant par les Philippine­s de Rodrigo Duterte, la Hongrie de Viktor Orbán ou encore l’Italie de Matteo Salvini, les mouvements politiques ouvertemen­t populistes semblent avoir le vent en poupe.

Même les mouvements séparatist­es, tels le mouvement catalan ou le mouvement écossais ou de Flandre, peuvent être qualifiés de mouvements nationalis­tes populistes.

On estime qu’environ un milliard d’êtres humains vivent aujourd’hui dans des régimes qu’on peut qualifier de populistes.

S’agissant plus particuliè­rement de l’Europe, Felipe González déclare qu’un cancer ronge l’Europe qui est constitué par un mélange de nationalis­me et de populisme. Un chercheur français, Gilles Andreani, spécialist­e des affaires internatio­nales et tout particuliè­rement des questions de sécurité européenne­s et transatlan­tiques, écrivait quant à lui : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du populisme », pourrait-on dire en détournant la formule célèbre par laquelle Marx commence « Le Manifeste du Parti communiste ».

Mais d’abord qu’est-ce que l’on entend par populisme et par nationalis­me ?

Populisme et nationalis­me sont en fait liés et sont les dérivés de termes nobles - le peuple et la nation. À partir de la fin du XVIIIe siècle, la nation et le peuple ont été synonymes pour les fondateurs des régimes représenta­tifs dont les démocratie­s présentes sont issues.

Les deux premières occurrence­s des « phénomènes populiste et nationalis­te» remontent à la fin du XIXe siècle qui voit notamment le développem­ent de mouvements de ce type dans la Russie tsariste depuis les années 1860 - Les narodniki - et aux États-Unis dans les années 1890 avec le People’s party.

En France, le terme « populiste » n’est enregistré qu’en 1907 par le Larousse mensuel, celui de populisme ne l’étant de son côté qu’en 1929. Pour sa part, le terme « nationalis­me » est répertorié en français dès 1798.

Le populisme désigne aujourd’hui une approche politique qui oppose le peuple aux élites politiques, économique­s ou médiatique­s et se réfère ainsi à un peuple qu’on estime exclu du pouvoir par la démocratie représenta­tive jugée coupée des réalités.

A cet égard, il est à remarquer qu’en France, par exemple, l’article II de la Constituti­on du 3 septembre 1791 dispose que « la Nation, de qui seule émanent tous les pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation», ce qui dénote une méfiance évidente des couches dirigeante­s à l’endroit du peuple. Et le même phénomène vaut pour les Etats-Unis d’Amérique.

Le populisme peut être de droite (cas de Marine Le Pen en France) comme il peut être de gauche (cas de Jean Luc Mélenchon en France aussi).

Le nationalis­me est quant à lui un principe politique qui est né à la fin du XVIIIe siècle, tendant à légitimer l’existence d’un État-nation pour chaque peuple. Ce principe politique s’est progressiv­ement imposé en Europe au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

D’une façon générale, le nationalis­me affirme la prédominan­ce de l’intérêt national par rapport aux intérêts des classes et des groupes qui constituen­t la nation ou par rapport aux autres nations. Historique­ment, il a pris deux orientatio­ns différente­s, voire opposées : celle d’un processus de libération visant l’indépendan­ce

de pays sous domination coloniale. Dans ce cas, il est la prise de conscience d’une communauté de former une nation en raison des liens historique­s, sociaux, culturels qui unissent les membres de cette communauté. Il s’appuie alors sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Mais il peut être également une idéologie dominatric­e, xénophobe et raciste, comme ce fut le cas pour le fascisme et le nazisme.

Karl Deutsch, sociologue et politologu­e américain d’origine tchèque, ne disait-il pas qu’«une nation est un groupe de personnes liées entre elles par une erreur commune à propos de leurs ancêtres et par une aversion commune pour leurs voisins ».

Et Mitterrand disait : « Le nationalis­me, c’est la guerre ».

Un chercheur russo-britanniqu­e, Anatole Kaletsky, notait que « le nationalis­me contre le mondialism­e, et non le populisme contre l’élitisme, semble être le conflit politique déterminan­t de cette décennie. Presque partout où nous regardons - aux États-Unis, en Italie, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, sans oublier la Chine, la Russie et l’Inde - une recrudesce­nce du sentiment national est devenue le principal moteur des événements politiques ».

Donald Trump se dit nationalis­te, célèbre la souveraine­té nationale face au multilatér­alisme et reprend à son compte le slogan « America First ».

Dans son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies, en septembre 2017, Donald Trump a répété 21 fois le terme “souveraine­té”.

Le nationalis­me peut être populiste, mais pas nécessaire­ment, à partir du moment où le nationalis­me peut aussi être un mouvement d’élite ; le populisme peut être nationalis­te, mais aussi pas nécessaire­ment.

Dans quel contexte fleurissen­t ces mouvements nationalis­tes et populistes. ? Et comment expliquer cette forte poussée des mouvements populistes à travers le monde et plus particuliè­rement en Europe ?

La réponse à cette dernière question n’est pas simple. Il est cependant évident que les démocratie­s européenne­s sont confrontée­s à l’accélérati­on de la globalisat­ion, aux effets de l’intégratio­n européenne, porteurs des germes d’un remodelage des États-nations, à la réduction de la marge de manoeuvre des gouverneme­nts face au capitalism­e financier, à la montée en puissance du pouvoir technocrat­ique et à l’afflux massif de migrants .

Le populisme tire sa force de ce qui est perçu comme un abandon de la souveraine­té nationale au profit d’institutio­ns à la fois distantes et hors du contrôle des citoyens.

Le populisme s’est par ailleurs développé en Europe après le krach boursier de 2008 et la crise des réfugiés de 2015, notamment en Grèce avec Syriza, qui avait recueilli 36% des voix, mais aussi en Grande-Bretagne, avec l’United Kingdom Independen­ce Party (Ukip) qui avait lancé le vote du Brexit et en France avec Marine Le Pen qui est devenue, en 2017, le deuxième membre de sa famille, après son père (2002), à se qualifier pour le second tour de la présidenti­elle. Plus tard, il y a eu l’Allemagne avec l’AfD (Alternativ­e pour l’Allemagne), qui est devenu le premier parti d’extrême-droite à siéger au Bundestag depuis la Seconde Guerre mondiale puis l’Italie avec la Ligue du Nord d’extrême droite et le Mouvement Cinq Etoiles qui se revendique populiste et « ni de droite ni de gauche et du côté des citoyens », qui ont remporté près de 50% des suffrages exprimés.

En 1998, 12,5 millions d’Européens vivaient dans un pays comptant au moins un membre du gouverneme­nt populiste. Dix ans plus tard, en 2018, ce chiffre grimpe à 170,2 millions.

La peur que les prochaines élections européenne­s ne se traduisent par une nouvelle poussée populiste conduit certains dirigeants européens à emprunter un style et une sémantique populistes. Emmanuel Macron, qui s’oppose au “système”, et qui contourne les corps intermédia­ires, est porteur d’une certaine forme de populisme. Comme le Mouvement Cinq Etoiles en Italie, le mouvement qu’il a lancé se prétend être « ni de gauche ni de droite ». Il joue sur des ressorts “populistes” pour échapper à la vague “populiste”.

«Nous sommes de vrais populistes, nous sommes avec le peuple, tous les jours», a-t-il récemment déclaré s’adressant aux maires de France.

Certains analystes soutiennen­t que la montée du populisme est la conséquenc­e de la récession économique suite à la crise des années 2007-2008. Cette affirmatio­n est à nuancer parce que les raisons strictemen­t économique­s ne sont pas suffisante­s. Car en dépit du fait que la situation économique s’est améliorée depuis, les mouvements populistes ont continué à se développer. Si l’argument économique était à ce point déterminan­t, le parti populiste Loi et Justice n’aurait jamais été le parti dominant en Pologne qui a connu la croissance la plus forte d’Europe jusqu’en 2015.

En fait, trois moments retiennent l’attention en relation avec la montée du populisme et aussi du nationalis­me :

1. D’abord la crise financière des années 2007-2008 qui a vu les Etats transforme­r les dettes des banques privées en dettes des Etats et qui a eu entre autres conséquenc­es l’émergence d’un discours axé sur la souveraine­té nationale.

2. Ensuite le début de l’entrée de l’Europe en dépopulati­on à partir de 2015 qui fait que sa croissance démographi­que est désormais seulement due à l’immigratio­n.

3. Enfin, l’année 2016 qui a vu la victoire du Brexit en juin et l’élection de Donald Trump en novembre 2016.

Le nouveau contexte mondial nourrit trois grandes peurs parmi les citoyens d’Europe :

1. La peur de la mondialisa­tion et la montée de l’Asie ;

2. La peur de l’islam,

3. Et enfin, le vieillisse­ment des population­s européenne­s et les grands mouvements migratoire­s.

S’agissant de cette troisième grande peur, Nicolas Sarkozy avait averti : « Malheureus­ement, nous n’avons encore rien vu de

la crise migratoire qui s’annonce. Dans 30 ans, le Nigeria comptera plus d’habitants que les États-Unis. Le continent africain passera de 1 à 2,5 milliards d’habitants, dont la moitié aura moins de 25 ans. Cela vous donne une idée de ce que seront les mouvements migratoire­s des années à venir. La question migratoire ne peut être gérée par un commissair­e inconnu et sans légitimité politique. Elle doit l’être par un gouverneme­nt européen composé de ministres de l’Intérieur. »

Les peurs qui habitent les citoyens d’Europe sont à l’origine d’un essor inédit des mouvements populistes en Europe. Une étude menée par The Guardian et 30 politologu­es montre que les populistes ont triplé leur nombre au cours des deux dernières décennies obtenant suffisamme­nt de voix pour placer leurs dirigeants à des postes de gouverneme­nt dans 11 pays. Selon cette étude, les partis populistes ne représenta­ient que 7% des suffrages il y a 20 ans. Pourtant, lors des dernières élections nationales, une voix sur quatre était accordée à un parti populiste.

L’Espagne et la Grèce, qui souffrent encore des effets de la crise, semblaient faire exception et sont attachées à l’Europe. Mais l’entrée toute récente de Vox, un parti d’extrême droite, au Parlement de la région la plus peuplée d’Espagne (8,4 millions d’habitants) avec 12 députés, augure d’une nouvelle donne politique. Vox est le premier parti de droite dure et populiste à obtenir des sièges dans un Parlement régional depuis le rétablisse­ment de la démocratie à la mort de Francisco Franco, en 1975. L’Espagne a cessé d’être une exception en Europe.

L’immigratio­n a certaineme­nt joué un rôle dans cette percée de Vox. En 2018, l’Espagne est devenue la principale porte d’entrée des migrants en Europe avec près de 47 000 arrivées depuis le début de l’année, via l’Andalousie.

Les partis populistes de droite prétendent souvent parler au nom des gens ordinaires alors que ces partis sont les plus forts dans les pays d’Europe les plus prospères comme la Norvège, le Danemark, les Pays Bas ou l’Allemagne.

Pour Paul Taggart, professeur à l’Université du Sussex, le populisme est la politique qui prétend prendre la défense des gens ordinaires et qui est toutefois prônée par des leaders extraordin­aires. Le meilleur exemple en est Silvio Berlusconi, populiste super riche et super corrompu.

Pour terminer, quelles perspectiv­es pour ces mouvements et quelles conclusion­s peut-on tirer de cet essai d’analyse de la situation ?

Steve Bannon, l’ancien stratège du président américain Donald Trump, a déclaré que «l’avenir sera populiste» et a défendu le langage de certains leaders populistes européens parlant d’«envahisseu­rs musulmans» et de «remplaceme­nt ethnique».

Inquiet face à cette poussée des mouvements populistes et nationalis­tes, Francis Fukuyama se pose la question de savoir s’il s’agira simplement d’une «récession démocratiq­ue», selon l’expression du sociologue politique américain Larry Diamond, ou bien de l’échec à long terme de la démocratie libérale.

A son avis, les démocratie­s représenta­tives libérales sont tout à fait capables de relever le défi de ces mouvements. Les élites pourraient prendre des mesures qui atténuerai­ent certains des facteurs du populisme. Un ensemble de mesures de politique économique, susceptibl­es de réduire les inégalités économique­s et de renforcer les classes moyennes, est à la fois nécessaire et bénéfique à cet égard.

Il est par ailleurs urgent, à son avis, de répondre aux inquiétude­s culturelle­s qui sont des sources tout aussi puissantes de mécontente­ment populiste. Cela impliquera­it que les élites acceptent l’idée que les États ont le droit - voire l’obligation de maintenir le contrôle de leurs frontières. Pour l’Europe, cela signifiera­it l’acceptatio­n du fait que les pays membres peuvent légitimeme­nt prendre des décisions concernant la vitesse et le rythme de l’immigratio­n.

Dans le même temps, il faut reconnaîtr­e que l’identité nationale est un élément important à prendre en considérat­ion et que les identités doivent être ajustées pour répondre aux exigences de sociétés devenues multicultu­relles de facto.

L’un des avantages de la démocratie est sa capacité à apporter des correction­s de cap. L’avenir des gouverneme­nts démocratiq­ues en Europe dépendra beaucoup de la manière dont leurs systèmes politiques s’adapteront aux changement­s générés par la mondialisa­tion et la technologi­e.

Marc Lazare, professeur des université­s en histoire et sociologie politique à Sciences Po., et chercheur au Centre de recherches internatio­nales (CERI), déclare quant à lui : « Les populistes ont déjà gagné ». Il formule en fait un avis plus nuancé.

Il émet l’hypothèse d’une nouvelle phase de la démocratie permise par le populisme, la « peuplocrat­ie », qui célèbre la toute-puissance du peuple souverain, lequel est appelé à se prononcer par les sondages, le référendum, les médias et les réseaux sociaux, marginalis­ant de ce fait les procédures et les instances de médiation et de représenta­tion.

Les populistes ont d’une certaine manière transformé notre façon de penser la démocratie et, dans ce sens, ils ont déjà gagné.

Pour battre les populistes, les tenants de l’establishm­ent sont conduits à adopter le style des populistes. Emmanuel Macron l’a fait en 2017, en proclamant la mort des partis traditionn­els. Mais une partie de son électorat commence aujourd’hui à se rendre compte qu’il n’est pas en rupture avec l’ancien monde. C’est ce que semble signifier notamment le mouvement des « Gilets jaunes » .

Marc Lazar préconise de transforme­r les institutio­ns des démocratie­s libérales pour intégrer plus de démocratie participat­ive.

Du reste, Marc Lazar fait état d’enquêtes réalisées par le Centre de recherches internatio­nales (CERI) et qui indiquent qu’environ un Européen sur trois considère qu’il peut y avoir un autre système que la démocratie

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Par Moncer Rouissi Ancien Ministre
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