Prospective tunisie, l’horizon 2019 … !
Alors que la population tunisienne tente de faire valoir le traitement du quotidien, les acteurs politiques inscrivent plutôt leurs préoccupations à l’horizon électoral 2019. Ce qui met à l’ordre du jour du chercheur une démarche prospective. Il ne s’agit certes pas de prévoir l’avenir (ce qui relèverait de la divination et relèverait aujourd’hui de la futurologie),mais d’identifier des scénarios possibles et impossibles, dans leurs perceptions du moment, sur la base de l’analyse des données disponibles (état des lieux, tendances lourdes, phénomènes d’émergence) et de la compréhension et prise en compte des processus socio-psychologiques. L’avenir est, en effet, par essence, imprévisible, ouvert à une pluralité de futurs possibles (les “futur-ibles’’).
Règle de La Palice, rappelée par la célèbre formule de Maurice Blondel “l’avenir ne se prévoit pas ; Il se construit’’. Les acteurs politiques ne doivent pas perdre de vue qu’en l’absence d’anticipation, ils se trouveraient acculés à gérer les urgences et donc privés de véritable latitude d’action : exigence de la stratégie politique, les acteurs politiques doivent-ils faire preuve d’anticipation ? Ce qui exige une démarche de prospective exploratoire. Les opérations du prospectiviste prennent acte de “la base de la représentation que l’on s’est forgée de la situation actuelle au travers de sa dynamique temporelle longue’’ et de l’étude des “cheminements, dont l’élaboration est essentielle afin de ne pas confondre les ordres de grandeur et les échelles de temps’’ (Hugues de Jouvenel, « Pour une Prospective géopolitique », Revue internationale et stratégique 2010/4). Nous nous proposons, ainsi, d’étudier le paysage politique tunisien en voie de construction, à partir de faits révélateurs, symptomatiques, de tendances lourdes ou émergentes, aussi désignés par le terme très en vogue de “signaux faibles’, c’est-à-dire des intuitions de la donne actuelle.
Les élections de 2011 et de 2014
Spécificité de l’anthropologie politique tunisienne, la lutte nationale et la construction de l’Etat, dirigées par le leader Habib Bourguiba ont établi un régime charismatique. Il mit à l’ordre du jour « l’identification partisane » (expression de Dominique Chagnollaud, sociologie politique, Dalloz, 1997, pp. 144-146). Autour du chef se crée une «communauté émotionnelle». Les citoyens s’identifient, dans ce cas, au même parti. Cette conduite s’est routinisée, après Bourguiba, c’est-à- dire qu’elle avait tendance à s’établir sur « un fondement quotidien durable » après le fondateur (Ibid, pp. 46-47).
Les élections de 2011, qui ont eu lieu après le soulèvement, ont consacré le vote d’enjeu : la population a fait valoir ses attentes, que le parti ou le candidat devraient prendre en charge : la perception des conditions de vie et du statut des régions démunies. A l’exception du vote en faveur d’Ennahdha, cette position sur les enjeux contredit l’identification partisane.
Les élections de 2014 soulignent le recul du vote sur les enjeux et la remontée de l’identification partisane. Les clivages sociaux ont très peu articulé le vote. Le triomphe de Nida et d’Ennahdha attestent que l’identification partisane est pensée comme forme d’attachement quasi sentimentale, indépendamment des positions et des programmes des partis. Eclairant mieux l’explication du vote des citoyens, elle se profile de façon plus pertinente que l’identification des attentes. L’existence de deux pôles opposés établit ainsi un bipartisme de fait.
Scénarios 2019
Suite à la remise en question de l’alliance entre le Président de la République et le chef du mouvement Ennahdha, la vie politique tunisienne est désormais marquée par cette rupture et ses effets, dans le court et le long terme. D’autre part, nous vivons la subordination du politique à l’économique, en réhabilitant la notion d’idéologie. Le paysage politique est désormais marqué par l’identification partisane de deux appartenances dominantes : la mouvance moderniste et/ou bourguibiste et celle d’Ennahdha. Les dérives de la Tunisie, sous la troïka, les velléités d’imposer le régime de pseudo-califat et la crainte de la remise en cause des acquis modernistes ont assuré le retour à la raison bourguibienne. Les difficultés post-révolution et la crise socio-économique ont provoqué un certain désenchantement. La campagne de Nida en 2014 s’est engagée à l’appui du discours bourguibien. Le projet de l’égalité de l’héritage et la mésalliance avec Ennahdha remettent à l’ordre du jour la mouvance bourguibienne représentée par Nida Tounes et les partis formés par d’anciens dirigeants de Nida et le Néo-Destour d’Abir Moussa. Les partis Afek Tounes, Al Joumhouri, Bani Watani et Al Badil Ettounsi sont proches de
la mouvance moderniste. En face se dresse le parti Ennahdha, bien enracinée, en dépit de sa mise à l’épreuve, suite à la fin de l’alliance. Les élections de 2019 devraient consacrer ce bipartisme entre la mouvance moderniste et/ou bourguibienne et Ennahdha. La confrontation aurait lieu essentiellement entre leurs candidats. En ce qui concerne les élections présidentielles, elles opposeraient le candidat d’ Ennahdha ou l’un de ses relais et un candidat de la mouvance de progrès. Nous n’exclurons pas, comme éventuels candidats soutenus par Ennahdha, des membres de l’actuel gouvernement, suite à son alliance. La mouvance de progrès a des chances de triompher, mais elle ne compte pas actuellement de chefs charismatiques, à l’exception de l’actuel Président de la République. Mais l’avenir peut ériger un de ses dirigeants, en candidat de consensus.
Le parti en création, par les proches du chef de gouvernement, serait handicapé par l’alliance - fût-elle conjoncturelle ! - de ses dirigeants avec Ennahdha. Sans être sous sa dépendance, il pourrait constituer son relais. Ce qui limiterait ses ambitions idéologiques et sa marge de manoeuvre. Le Front populaire aurait une audition limitée, en dépit de sa volonté d’être le porte-parole des masses.
Orientons-nous vers un remake de 2014, avec un plus grand taux d’abstentions et une augmentation d’élus indépendants ? La bataille entre bourguibistes/modernistes et islamistes serait l’enjeu des élections de 2019. En l’absence évidente de programmes socio-économiques, le niveau de prise de conscience des défis idéologiques déterminerait les résultats de la consultation.
Conclusion : La politique tunisienne reste, de fait, dissociée des considérations socio-économiques, dans le contexte de la rupture de l’alliance Caïd Essebsi/Ennahdha. Or, le système gouvernemental tunisien resterait en crise tant que l’enjeu politique n’a pas un contenu économique et social. Or la jonction entre le politique et l’économique ne semble pas à l’ordre du jour des grands partis.
D’autre part, notre essai de prospective se réfère aux orientations éventuelles de la classe politique. Or, affirme un observateur : “Il ya une autre Tunisie que celle organisée dans les partis et plus ou moins représentée au Parlement’’. Comment décrypter ses comportements, dans le cas où elle passerait des sit-in locaux, des colères populaires, des manifestations spontanées ou engagées par les réseaux sociaux et transgressant tout leadership ? Comment évaluer de telles assises populaires ponctuelles ? Les élections municipales ont érigé des indépendants comme porte-parole de ces mouvances non organisées. Ne perdons pas de vue les comportements inattendus, les exploitations de colères. Avec plus de 20 chaînes TV et de multiples radios, la Tunisie est entrée dans l’aire des médias. Les réactions de la population peuvent dépendre des journalistes, nouveaux meneurs qui peuvent opérer les grandes conversions de masse, confirmant ou annihilant l’action du pouvoir et des partis