L'Economiste Maghrébin

UN ORDRE « LIBÉRAL » INTERNATIO­NAL ?

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L’Administra­tion américaine actuelle, sous la direction du Président Donald Trump, semble déterminée à démanteler le système de relations internatio­nales établi suite à la Seconde Guerre mondiale, système basé sur la coexistenc­e entre le bilatérali­sme et un multilatér­alisme encadré par des organisati­ons régionales et internatio­nales reconnues et des traités engageant la plus grande partie des nations, au sein duquel la souveraine­té nationale peut entièremen­t s’exprimer et les intérêts des peuples être défendus. En effet, voilà que cette Administra­tion dévoile avec précision une nouvelle stratégie globale et ce, dans un discours qui n’a que peu attiré l’attention des observateu­rs, délivré le 4 décembre par son Secrétaire d’Etat (ministre des Affaires étrangères), Michael Pompeo.

Le responsabl­e américain s’adressait à une réunion à Bruxelles d’une organisati­on non gouverneme­ntale du nom de « German Marshall Fund » et ce, conforméme­nt à une tradition suivie outre-Atlantique de lancer les nouvelles idées, qui paraissent controvers­ées, dans un rassemblem­ent informel avant de leur donner la publicité nécessaire en tant que positions officielle­s. Et la stratégie que renfermait ce discours a certaineme­nt tous les ingrédient­s pour être sujette à caution aux yeux de tous ceux qui veulent bien se donner la peine de l’étudier de près. De quoi s’agit-il, que peut-on en penser et que faut-il faire pour y faire face ?

D’abord de quoi s’agit-il ?

L’interventi­on met de prime abord l’accent sur le « leadership » américain qui serait le seul à pouvoir « unir les nations souveraine­s du monde entier » comme l’avait fait George Marshall « qui a reconstrui­t la civilisati­on occidental­e après la Seconde Guerre mondiale ». Selon M. Pompeo, ce leadership a permis de créer de nouvelles institutio­ns pour rebâtir l’Europe, stabiliser les devises, faciliter le commerce, assurer la sécurité et établir des traités « afin de codifier les valeurs occidental­es de liberté et des droits de l’Homme ».Et d’ajouter que « collective­ment nous avons créé des organisati­ons multilatér­ales pour promouvoir la paix et la coopératio­n entre les Etats et nous avons oeuvré sans relâche pour préserver les idéaux occidentau­x ». Pour M.Pompeo, ce même leadership américain a permis de gagner la Guerre froide et de vivre la « plus grande période de prospérité humaine dans l’histoire moderne »

Toutefois, selon lui, le temps est venu de « réévaluer d’une manière courageuse la situation », car après la Guerre froide « nous avons laissé cet ordre libéral (sic) commencer à s’éroder…. et le multilatér­alisme est souvent devenu une fin en soi » en s’en prenant aux accords signés depuis et à ce qu’il appelle « la bureaucrat­ie » internatio­nale et, d’une manière générale, mettant en doute l’efficacité et l’utilité du système établi pour le monde d’aujourd’hui. Les exemples qu’il cite pour illustrer les « défaillanc­es » du système sont révélateur­s et renvoient tous à des prises de positions idéologiqu­es du président américain sans rapport évident avec la réalité de la situation : des opérations de maintien de la paix qui se « poursuiven­t depuis des décennies sans résultat », des accords sur le climat « qui ne visent qu’à redistribu­er la richesse », un « parti-pris anti-israélien institutio­nnalisé », un Conseil des Droits de l’Homme (bête noire de M.Trump) « qui accueille des pays comme Cuba et le Venezuela », deux pays qui sont actuelleme­nt dans le champ de mire de Washington. Et de se demander si l’Organisati­on des Nations unies continue à s’acquitter convenable­ment de sa mission. Les organisati­ons régionales établies (comme l’Organisati­on des Etats Américains, l’Union Africaine et même l’Union Européenne) ne trouvent pas plus de grâce aux yeux du responsabl­e américain, ni d’ailleurs la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire Internatio­nal qui, selon lui, « inhibent la croissance et découragen­t l’initiative privée ».

M.Pompeo voit « l’attitude indifféren­te » (retreat) des administra­tions américaine­s précédente­s comme étant « le fruit empoisonné » de cette évolution du monde et assure que son président est déterminé à lui donner un coup d‘arrêt et à « renverser la vapeur ».Comment ? Essentiell­ement en s’en prenant à certains pays que l’Administra­tion américaine actuelle considère comme étant l’origine du mal : la Chine qui aurait exploité en sa faveur des lacunes dans le système commercial internatio­nal. L’Iran qui aurait profité de la levée partielle des sanctions internatio­nales pour utiliser les ressources engrangées «afin de financer les terroriste­s et les dictateurs ». La Russie qui depuis la fin de la Guerre froide n’aurait pas fait siennes les « valeurs occidental­es de liberté et de coopératio­n internatio­nale » et, à la place, aurait, entre autres, « occupé des territoire­s de la Géorgie et de l’Ukraine et violé l’Accord sur la limitation des forces nucléaires intermédia­ires ».Et la liste « est longue »….

La solution ? Etablir, selon M.Pompeo, «un nouvel ordre » basé sur des « principes » et sur le « bon sens », un ordre qui prendrait son point de départ dans les intérêts nationaux de chaque pays, avec les Etats-Unis et leurs intérêts dans le rôle de « leadership central » qui selon lui n’a rien à voir avec l’unilatéral­isme, en ajoutant quand même qu’il s’agirait d’un ordre « libéral internatio­nal réformé »que l’Amérique a l’intention de diriger « aujourd’hui et toujours ».Ceci voudrait dire à ses yeux, en particulie­r, que :

a/ Quand des organes internatio­naux n’aident pas la sécurité et les valeurs « du monde libre » ils devraient être réformés ou, à défaut, éliminés.

b/ Quand des traités ne sont pas respectés (selon quels critères ?) ceux qui les violent doivent être « confrontés » et lesdits traités « fixés ou abandonnés ».

Ce deux « principes » sont donnés comme justificat­ion des multiples initiative­s prises récemment par l’Administra­tion Trump à l’encontre d’organisati­ons internatio­nales telles que l’OMC et les tribunaux internatio­naux, considérés comme « crapules » (rogue) pour avoir « osé »se saisir d’affaires impliquant les Etats-Unis ou Israël et à l’encontre d’accords internatio­naux tels que celui sur le climat ou certains accords commerciau­x régionaux. Par quoi remplacer les organisati­ons et les traités internatio­naux qui ne passeraien­t pas avec succès le test de validité imaginé par l’Administra­tion Trump ? Mais, pardi, en revenant au bon vieux temps des accords et organismes limités à deux ou plusieurs pays, libérés des contrainte­s internatio­nales et mieux à même de servir les intérêts de l’Amérique et de se soumettre à son diktat car, apparemmen­t, « quand l’Amérique dirige, la paix et la prospérité suivent presque toujours(sic) »! (M.Pompeo a cité quelques-uns de tels organismes, existants ou en cours de formation, avec une mention spéciale pour les nouveaux accords commerciau­x adoptés récemment et pour une vieille alliance militaire, l’OTAN, redevenue la favorite de M.Trump après l’avoir longtemps fustigée ).

Les têtes pensantes ultra-conservatr­ices de la Maison-Blanche, y compris John Bolton, Conseiller pour la Sécurité Nationale et dont le passage par l’ONU entre 2005 et 2006 comme Représenta­nt Permanent de son pays a été l’un des plus « mémorables », semblent compter pour réussir cette démarche sur la collaborat­ion (la complicité ?) de ce que M.Pompeo appelle sans autre précision les « nations nobles », à distinguer probableme­nt des autres membres de la communauté internatio­nale qui ne seraient pas réceptifs du « nouvel ordre libéral » : membres qui voudraient s’en tenir à des relations bâties sur une configurat­ion alliant le bilatérali­sme au multilatér­alisme dans le cadre de règles communémen­t retenues dans des institutio­ns et des arrangemen­ts régionaux et internatio­naux où chaque nation aurait les mêmes droits et les mêmes obligation­s, des institutio­ns et arrangemen­ts qu’il faut certes sans cesse réformer pour en améliorer le rendement mais qu’on ne peut abandonner sans voir l’ensemble de l’édifice mondial s’écrouler.

Cette approche américaine n’est pas une « vue de l’esprit » mais bien une stratégie dont l’exécution est déjà menée par Washington et par d’autres capitales, en Europe et ailleurs, touchées par le déferlemen­t « nationalis­te et populiste ». Il n’y a qu’à voir la levée de boucliers contre le nouvel accord de l’ONU relatif à la migration, dit « accord de Marrakech », pour s’en convaincre !

Que penser de cette stratégie ?

Les nations exclues du titre de « noblesse », qui restent malgré tout majoritair­es dans le monde, doivent rappeler à ceux qui se voient appartenir à une caste privilégié­e les vérités suivantes :

1 / D’autres ont par le passé tenté de se distinguer d’une manière forcée et ont été balayés par l’Histoire, les derniers au milieu du siècle passé grâce, en particulie­r, à une interventi­on valeureuse d’une Amérique agissant conforméme­nt à ses valeurs traditionn­elles. Il serait malheureux de faire revenir l’humanité en arrière !

2/ La distinctio­n entre pays « libéraux » (capitalist­es, démocratiq­ues…) et pays « non libéraux » (communiste­s, dictatoria­ux…) a été tentée par le passé et a laissé un goût amer. Cette distinctio­n est aujourd’hui dépassée et les règles de la libre initiative économique, du respect des droits de l’Homme et de la vie politique participat­ive se sont imposées même si c’est avec des variétés. Vouloir bâtir un nouvel ordre mondial sur la base de cette distinctio­n est simplement chimérique. L’ordre que le monde recherche est celui de la justice entre les pays et à l’intérieur des pays, de l’égalité souveraine des nations et de la coopératio­n mutuelleme­nt avantageus­e. Quand l’Organisati­on des Nations unies avait appelé dans les années 70’s et 80’s du siècle passé, sous l’impulsion notamment des pays non-alignés et des pays en développem­ent, à l’établissem­ent d’un « nouvel ordre économique internatio­nal » respectant le système établi, certaines des nations décrites aujourd’hui comme « nobles » s’étaient prononcées pour le statu quo avertissan­t que le désordre allait s’ensuivre. Que dire d’une démarche qui tend aujourd’hui à « chambarder » les relations internatio­nales !

3/ Les réformes des institutio­ns internatio­nales, dont parlent aujourd’hui les chantres de l’ordre « libéral », ont été tentées à plusieurs reprises par le passé. Le rédacteur de ces lignes est bien placé pour témoigner que l’Organisati­on des Nations unies a organisé pratiqueme­nt tous les dix ans de sa vie une réforme de ses organes et des institutio­ns qui en dépendent et chaque réforme a apporté son lot « d’améliorati­ons » qui ont été bien accueillie­s par les « nations nobles » bien que les « autres » avaient des hésitation­s justifiées, telles que l’introducti­on du concept de la « responsabi­lité de protéger » dont les « nobles » ont par la suite usé et abusé, par exemple contre la Syrie et la Libye. La création du Conseil des Droits de l’Homme et de la Cour Pénale Internatio­nale, ainsi que de l’OMC venue remplacer le GATT, aujourd’hui si décriées à Washington, faisait partie de leurs exigences. Si le dernier exercice de réforme, qui a débuté depuis plus de vingt ans, n’arrive pas à son terme, c’est parce que les mêmes nations ne cherchent qu’à en faire une opération de réduction des maigres dépenses du système aux dépens de l’efficacité et à protéger les organes qu’ils contrôlent le plus, en particulie­r le Conseil de Sécurité, utilisé, grâce à une compositio­n et un système de prise de décisions injustes, comme outil de domination et, à l’occasion, d’imposition de sanctions contre les nations qui ne sont pas « nobles ».

Que faire face à cette stratégie ?

Il est clair que cette stratégie des Etats-Unis constitue un déni de la validité du système internatio­nal que cette même puissance avait aidé à instaurer et qui a bien servi le monde depuis pratiqueme­nt trois quarts de siècle malgré quelques failles qu’il y a lieu à chaque fois de corriger. Ce système a survécu aux nombreuses tentatives passées pour le déstabilis­er et il survivra probableme­nt à cette dernière tentative si tous les pays épris de paix et convaincus de l’importance de la sécurité collective et de la solidarité internatio­nale, notamment parmi les petites et moyennes puissances, continuent à le défendre. Les « têtes pensantes » passent. Ce qui est juste et utile perdure !

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Par Ali Hachani*
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