MÉLANGE DES COULEURS
Le Syndicat des enseignants du secondaire promet une année blanche. En face, les parents d’élèves voient rouge considérant que la couleur appropriée pour l’affaire est plutôt la couleur noire. Dans l’intervalle, les cours particuliers et les enseignes du privé gardent les comptes en banque au vert. La République fonctionne ainsi à tous les étages : quand la crise perdure, les plus malins empochent les dividendes avant d’aller grossir les rangs des « sitinners » défenseurs d’une cause qu’on leur expliquera ultérieurement. Il faut dire qu’avec plus de deux cents partis politiques, il est difficile d’afficher une couleur distinctive. Dans les jeux de cartes et de hasard aussi, on rebat les cartes avant chaque levée pour mélanger les couleurs et espérer trouver des atouts caméléons, capables de prendre n’importe quelle couleur.
On aura remarqué que la République en question n’a plus la main puisque les atouts normalement incorporés aux jeux de cartes ont été sournoisement subtilisés et convertis en monnaie sonnante et trébuchante avant même de lancer les enjeux. Les grosses pièces de l’artillerie sont revenues aux affamés privés jusque-là des largesses de la République. Depuis un moment, nous avons appris que les instances et les partis, en plus de quelques-uns des clubs sportifs, sont devenus des pompes à fric que le contribuable est supposé financer à travers les deniers de l’Etat, ramasseur d’impôts. Les indemnisations de toutes sortes siphonnent le reste, au nom d’une victimisation généralisée et une association étroite entre la Dignité et la manne publique. Le mélange des couleurs prend ainsi la forme d’un mélange glauque des genres.
Les discussions très animées autour de la Loi de finances pour 2019 donnent un aperçu des corporatismes rehaussés au niveau de preuves incontournables de démocratisation galopante. Tout le monde se plaint de l’incapacité de l’Etat à assurer les finances, mais le raisonnement s’arrête au seuil des intérêts de la corporation. Tout le monde se plaint aussi des défaillances de l’Etat dans la lutte contre le terrorisme et la contrebande, mais il est quasiment impossible de légiférer de manière à se donner les moyens de faire le travail. La logique des sécuritaires n’est pas, loin s’en faut, celle des rouages juridiques et le mélange des genres ne pouvait mener qu’à l’impasse, même quand l’actualité du terrorisme pouvait faire pencher la balance.
Le dernier mouvement de protestation des avocats donne la pleine mesure de cette impasse. La colère des défenseurs de la veuve, de l’orphelin et du tiroir-caisse vient du fait que le législateur a exprimé l’intention de limiter le droit au secret professionnel pour certaines procédures touchant à la sécurité de l’Etat. On appellera cela des lois d’exception, logique qui peut en effet mener bien loin quand on laisse faire. Les uns brandissent l’obligation de résultat, les autres l’indivision des lois. Et comme par ailleurs, personne n’a vraiment confiance dans le vis-à-vis, le mélange des genres ne peut en aucun cas déboucher sur un compromis. Il reste le sit-in et le bandeau rouge ; chose faite, en attendant la résolution de la question épineuse des complots qui se multiplient et à l’occasion desquels le mélange des couleurs se décline en mélange des pinceaux. Riahi accuse Chahed, qui accuse à son tour un peu tout le monde de comploter contre lui et son gouvernement.
A ce propos, personne ne peut accuser Y. Chahed de ne pas savoir rebattre les cartes pour avoir les meilleures couleurs. Dans un Parlement où il est plus facile de compter les présents que les absents, il arrive à obtenir finalement toutes les majorités qu’il souhaite pour ses décisions tout en ayant, publiquement, contre lui l’écrasante majorité, tout au moins la majorité qui s’affiche dans les médias et les cercles de débat.
Il serait même question qu’il ourdisse le projet de doubler tout le monde en rebattant énergiquement toutes les cartes des enseignes partisanes. Secouer le cocotier, si l’on veut. Et il y a lieu de le faire par les temps qui courent. Le cocotier est certes famélique, mais tant qu’à faire, il n’est pas plus mauvais de remettre les pendules à l’heure et les élus du peuple à la réalité. La question n’est même pas de savoir combien d’élus émargent lors des séances, mais de deviner ce qu’ils ont l’intention de faire. Le grand cas que l’on affiche au sujet de la LF 2019 cache très mal l’assurance que différentes lois complémentaires suivront et videront le premier texte de son contenu actuel. On a déjà vu cela arriver comme on a vu des députes voter un texte et sortir peu de temps après dans la rue crier à l’injustice. Entre-temps, les couleurs ont été modifiées et le nomadisme partisan relève probablement de l’ADN de quelques-uns.
Beaucoup promettent une bataille homérique pour les prochaines échéances électorales. En général, les politiques s’engagent dans ces batailles après avoir annoncé leurs couleurs. Quand on en a, dira-t-on. Et c’est là que le bât blesse. La deuxième grève dite générale dans la fonction publique signe la persistance d’une fracture sociale que les chiffres au sujet du niveau de vie ne font que confirmer. Pour emprunter une image au foot, on n’en est plus au carton jaune. Certains pensent qu’il va falloir ajouter aux importations l’importation des gilets jaunes. On n’a pas de fric, on a moins d’idées, même quand une partie imagine des gilets rouges, pour faire local. Après tout, nous avons déjà importé les djellabas noires aux dessins gris, avec les résultats que l’on connaît. Les temps sont aux derviches. Même pas des derviches tourneurs, et à tous les coups, la roue de l’infortune ne tourne pas rond