LA DÉMOGRAPHIE MÉDICALE SUR LE SOL TUNISIEN, UN SIGNE FIDÈLE DES MAUX D’UNE SOCIÉTÉ
«La santé est, de tous les trésors, le plus précieux et le plus mal gardé ». C’est dans ces termes que décrivait Joseph Sanial-Dubay l’usage que l’on fait de ce bien inestimable . La santé des individus constitue en toute évidence un indicateur fidèle de l’engagement des Etats envers leurs populations, et un levier par le biais duquel les sociétés ont progressé. A l’opposé, les pays en conflit ou en guerre voient de manière inévitable leurs structures et leurs systèmes de santé détruits, avec comme conséquence la recrudescence des maladies , et l’explosion de certaines épidémies.
En Tunisie le projet d’une société nouvelle, à l’époque de l’Indépendance, a fait naître la volonté de créer un système de santé équitable et facilement accessible. Plusieurs décennies après, avec l’avènement de nouvelles technologies médicales, l’hyperspécialisation de la médecine, et l’augmentation des besoins en soins de santé, le système s’est complexifié, faisant apparaître de nouvelles difficultés.
Comme rien n’est statique, la démographie médicale sur le sol tunisien a fortement changé. Malgré l’augmentation considérable du nombre de médecins et une formation de qualité, la médecine tunisienne souffre à l’heure actuelle de difficultés majeures en termes de gestion du système de santé et d’inégalités.
Les régions les plus défavorisées économiquement font actuellement les frais d’une mauvaise gestion des richesses à la fois matérielles mais également en termes de compétences humaines. Ainsi 12 gouvernorats du pays ne concentrent que 20 % du nombre total de praticiens tunisiens. Certaines spécialités sont même absentes dans certaines régions, dont la radiologie et la gynécologie. En effet, 6 gouvernorats du pays ne comptent aucun gynécologue dans le secteur public, de même que 7 gouvernorats tunisiens ne comptent aucun radiologue dans ce secteur.
Par ailleurs, le système de santé tunisien connaît de nombreux départs de médecins tunisiens à l’étranger (466 en 2018, contre 222 en 2015 ) . Signe d’égoïsme exacerbé pour certains, ce phénomène inquiétant peut être lu d’une manière différente, si l’on observe les faits de plus près.
La fuite des médecins tunisiens est pourtant l’expression d’un profond malaise, voire un cri de détresse qu’il est devenu impossible d’étouffer. Si la parole est donnée aux professionnels de santé, notamment les médecins, les notions de respect et de qualité de l’environnement de travail sont au centre des discussions.
Car il faut bien se l’avouer, le métier de médecin comme tant d’autres métiers (dont celui l’enseignement) ne sont plus respectés.
La relation entre le médecin et son patient, autrefois marquée par le respect et la confiance a fait place à l’animosité et la méfiance. Les agressions physiques et verbales au sein des structures de soins de santé se banalisent et sont même justifiées.
Qui parmi les autres corps de métier aimeraient évoluer dans un environnement de travail où la menace d’une agression ou d’une humiliation n’est jamais très loin ?
Pourtant, malgré les difficultés, la Tunisie continue à proposer des services de soins de qualité. La Tunisie enregistre un score de 70/100 selon une vaste étude internationale datant de 2017 sur l’accessibilité aux soins de santé et la qualité des systèmes de santé dans le monde.
Ainsi comme dans tout système en évolution, les solutions facilement applicables peuvent être apportées dans l’attente d’une réforme en profondeur du système de santé tunisien. Une première amélioration a été apportée, notamment avec la réforme du concours de spécialisation médicale.
Celle-ci donne la possibilité aux médecins qui choisissent de faire leur spécialisation dans les régions prioritaires, d’accéder à la spécialité de leur choix. En contrepartie, les candidats devront s’engager à exercer pour une période équivalente à la durée du résidanat en médecine, après avoir obtenu le diplôme national de spécialité.
Outres cette mesure, il est possible de proposer des services de soins de santé à distance. C’est le cas de la télémédecine, notamment dans le domaine de la radiologie qui pourrait permettre de pallier l’absence de médecins dans certaines régions.
Les mesures ponctuelles ne pourraient apportées des réponses suffisantes et pérennes. Pour cette raison il est nécessaire de réactiver le projet de mise en place d’un Observatoire National du Personnel de la Santé pour pallier ce déficit flagrant de stratégie de formation et de recrutement du corps médical. La clé est dans la mise en place de mesures incitatives pour l’exercice dans l’hôpital et d’abandonner une approche répressive de cette question.
La crise du secteur de la santé en Tunisie fait transparaître, et ce, loin des considérations financières, de profonds maux dont souffre la société, voire de grands paradoxes.
Dans une société portée par la volonté de faire germer dans les esprits l’idée d’Etat de droit, certains voudraient que le travail obligatoire, contraire aux principes fondamentaux des droits de l’Homme, soit instauré pour cette profession. Cette même société, qui a placé la notion de dignité au centre des revendications de la révolution, ferme les yeux sur les humiliations quotidiennes et des agissements qui atteignent au plus profond de son intégrité, tout un corps de métier.
S’il s’agit de construire à l’ère de la deuxième République une société basée sur l’équité, elle doit être garantie à la fois aux soignants et aux demandeurs de soins de santé. Sans cela, les protagonistes souffriront d’une injustice qui ne peut se répercuter que des deux côtés