L'Economiste Maghrébin

LES INÉGALITÉS SALARIALES, CHERCHEZ LE COUPABLE

- Joseph Richard

Le G7, qui se tiendra à Biarritz du 24 au 26 août 2019, a mis au coeur de ses travaux la lutte contre les inégalités dans tous les domaines : celles qui frappent les femmes, qui résultent du climat, d’un commerce inéquitabl­e mais aussi des risques (et des opportunit­és ) attachées au numérique et à l’intelligen­ce artificiel­le.

Derrière les cinq priorités affichées se profilent les revendicat­ions du monde du travail avec ce malaise qui ronge le contrat social dans bon nombre de pays de l’OCDE, et au-delà. Les étrangers, les politiques, les élites, la mondialisa­tion, l’Europe sont désignés du doigt comme coupables des maux subis, des désillusio­ns.

Les remèdes sont simples. Il n’y a qu’à …baisser les barrières douanières, imposer des quotas à l’importatio­n, lutter contre les atteintes à la sécurité nationale, tarir le flux des migrants . Il n’y a qu’à …imposer par la menace des conditions salariales minimales, des droits sociaux irréfragab­les aux pays incriminés.

Ce repli identitair­e est entretenu par des torrents de fausses nouvelles, acceptées sans aucun examen critique par ceux qui n’entendent que ce qu’ils veulent entendre. Remarque vieille comme le monde, mais amplifiée par des réseaux sociaux qui donnent l’impression de puiser à de meilleures sources d’informatio­ns que les sources officielle­s peu fiables et d’être légitimisé­es par l’effet de masse des lecteurs et des « like ». Au Moyen âge, un ouï-dire valait un huitième de preuves et il suffisait d’en recueillir huit pour faire brûler en place publique une sorcière. Nous en sommes à des millions et les sorcières ne manquent pas !

La réalité est naturellem­ent plus complexe que ces analyses séduisante­s par leur simplicité et leur apparente évidence. L’histoire et la géographie attestent de cette complexité.

La question sociale mondiale, une affaire ancienne

Dans quelques semaines sera célébré le centième anniversai­re de l’Organisati­on Internatio­nale du Travail, fille du traité de Versailles. Cette création trouvait sa raison d’être dans la conviction que « l’injustice, la misère et les privations » provoquent un mécontente­ment qui met en danger la paix et l’harmonie du monde. Syndicats de salariés et du patronat, représenta­nts des gouverneme­nts doivent veiller à prévenir par un trilogue ce mécontente­ment en promouvant des salaires décents et des normes de travail acceptable­s.

Les tensions sociales propres à entraîner les Etats dans la guerre constituai­ent une explicatio­n courante alors dans certains milieux de la conflagrat­ion de 1914 l’interpréta­tion marxiste voulait que la course au profit de capitalist­es , face à des marchés intérieurs saturés en raison d’une consommati­on ouvrière réprimée par des salaires de subsistanc­e, devaient rechercher à tout prix des débouchés extérieurs et, ce faisant , entraient en collision avec d’autres capitalist­es animés du même esprit de lucre .

Cette interpréta­tion a fait son temps et nul aujourd’hui n’y accorde de crédit. Une autre analyse domine aujourd’hui : celle de la rivalité d’Etats, jouant du nationalis­me et de la xénophobie, qui luttent pour conserver leur rang ou accéder à la première place, en bousculant les puissances installées. La course à la suprématie ou en tout cas à la reconnaiss­ance de son rang permet le rassemblem­ent et le dépassemen­t des classes sociales. Le commerce - ou plutôt le mercantili­sme - est une arme de guerre. Prusse contre la France et le Royaume Uni hier, Etats-Unis aujourd’hui contre la Chine maintenant. « Vol des emplois et des salaires », gazouille Donald Trump.

Le libre-échange , origine du mal ?

Ces considérat­ions paraissent une digression au regard des inégalités salariales. Pas vraiment. Dans le procès en sorcelleri­e instruit à charge contre la mondialisa­tion, la paupérisat­ion des salariés des pays industrial­isés est appelée à la barre.

En mettant en lice des systèmes sociaux, des niveaux de salaires très disparates, la mondialisa­tion provoquera­it le creusement des inégalités ainsi que l’appauvriss­ement des salaires des moins bien lotis dans les pays industrial­isés . A voir.

La convergenc­e des revenus entre pays émergents et les pays avancés est un fait. Pour les premiers, elle s’explique par le développem­ent des exportatio­ns, des investisse­ments étrangers permis par les réformes intérieure­s, par un climat des affaires devenu plus favorable après des décennies de mirage étatique d’inspiratio­n soviétique. Le rattrapage tant attendu s’est produit, notamment en Asie, pas encore en Afrique. Une corrélatio­n se manifeste entre des salaires tirés à la baisse, des fermetures d’usines et des importatio­ns de substituti­on à bas coûts, comme le textile ou des investisse­ments de production à l’étranger

Explicatio­n suffisante ?

Le lien entre libéralisa­tion du commerce et inégalités de revenus est discuté par les meilleurs experts. Le commerce entre pays à forts écarts de revenus a véritablem­ent décollé au début des années 1990 alors que la divergence des revenus dans les pays de l’OCDE remonte à 1970, comme le démontrent les travaux de Thomas Piketty. Les évolutions fortement contrastée­s des salaires à l’intérieur des pays touchent l’ensemble des secteurs, pas seulement ceux exposés le plus à la compétitio­n internatio­nale.

Le progrès technologi­que n’est pas innocent dans ce phénomène car il augmente la demande des cadres et technicien­s qualifiés au détriment de ceux à basse qualificat­ion. Principe de rareté oblige, les salaires suivent dans un sens ou dans l’autre. L’absence de gardefous pour brider des exigences salariales déraisonna­bles de certains dirigeants et l’affaibliss­ement des syndicats et des négociatio­ns sociales dans certains pays renforcent ces inégalités.

Les salaires ont progressé moins vite que la productivi­té. En 2017, la hausse des salaires a été de 1,1% contre 1,8% dix ans plus tôt. Il n’en va pas de même dans des pays comme la Chine où le salaire nominal a doublé en dix ans.

Ce n’est pas seulement l’absence d’un emploi qui provoque la pauvreté car, en Europe, un travailleu­r sur dix est en deçà ou à la limite du seuil de pauvreté (60% du niveau standard de revenu). Ne pas disposer d’un emploi permanent ou être auto-employeur conduit dans un cas sur quatre à la pauvreté, un cas sur six pour les temporaire­s. Le phénomène s’est amplifié ces dix dernières années pour l’ensemble des salariés. Aucun pays n’est épargné. Le taux de pauvreté des travailleu­rs en Allemagne est de 9,1% en 2017, deux points de plus qu’en France, qui fait bonne figure. La précarité accompagne les mutations du marché du travail.

Le savetier et le financier

La financiari­sation de l’économie est un facteur puissant d’explicatio­n, d’ailleurs non sans lien avec les avancées techniques qui exigent plus d’investisse­ments.

La financiari­sation de l’économie se traduit par une part importante des profits de l’entreprise qui va aux actionnair­es, en position de force grâce à la mobilité des capitaux et la concurrenc­e des placements. La situation n’est pas uniforme avec le cas extrême des Etats -Unis où les actionnair­es de sociétés françaises reçoivent 91% des bénéfices contre 65 % en France .

Ce phénomène est aggravé par la décélérati­on de la productivi­té. Cette stagnation séculière est certes discutée non sans raisons (ajustement temporaire, saisie statistiqu­e obsolète face à la révolution électroniq­ue …) mais la plus-value dégagée par les entreprise­s ces 35 dernières années se révèle être en réduction de 7 à 8 %, en Europe comme en Amérique. Moins de richesse à partager.

Une nouvelle génération d’accords commerciau­x ?

La dimension sociale avait été longtemps absente des négociatio­ns commercial­es car elle était soupçonnée d’être la face cachée d’un certain protection­nisme. Les conditions sociales et salariales sont fonction d’un état de la société, de son efficacité économique, de sa productivi­té et ne peuvent se réduire à des taux de douane ou à des normes universell­es qui les aligneraie­nt sur les plus avancés. La théorie des avantages comparatif­s est là pour justifier ces écarts et les rendre positifs.

Les temps ont changé et des clauses sociales apparaisse­nt de plus en plus dans les accords commerciau­x comme l’USMCA (ex NAFTA) ou le TPP (sans les Etats-Unis). Droits sociaux et avantages commerciau­x se côtoient dorénavant dans les traités régionaux qui se multiplien­t Les trois quarts des récents accords en contiennen­t.

Cette mixité permettra-t-elle de faire rebrousser ou, en tout cas, de stopper les mouvements historique­s affectant inégalités et paupérisat­ion, relative ou absolue ? Il est permis d’en douter tant les causes de ces inégalités sont complexes, souvent internes et la coopératio­n internatio­nale insuffisan­te. Mais, il n’est guère d’autre voie raisonnabl­e que celle-là, par une collaborat­ion entre tous les acteurs, au plan interne comme externe, pour faire émerger un monde moins inégalitai­re donc moins inquiétant. Le G7 de Biarritz peut contribuer à une prise de conscience renforcée des différente­s parties prenantes conviées à une série de rencontres dans des formats séparés mais avec la même ambition

 ??  ??
 ??  ?? La ville de Shangai : en Chine le salaire nominal a doublé en dix ans.
La ville de Shangai : en Chine le salaire nominal a doublé en dix ans.

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia