LES CARTONS ET LES VALISES
Pour que le drame de l’hôpital soit total, il aura fallu que les victimes soient remises aux parents dans des boîtes en carton. Il aura fallu aussi que l’on change de ministre et que des débats pour la forme aient lieu au sein de l’ARP. Il aura encore fallu que de jeunes médecins se soient exprimés pour crier au scandale des hôpitaux démunis de tout, à commencer d’humanité. La litanie peut être encore plus longue si ne pointait pas un sentiment de fatalisme inhérent à la gouvernance actuelle réputée susciter l’envie du monde et les félicitations de chancelleries. On nous avait dit que le pays était bien classé sur les listes dites noires de la corruption et de la contrebande, il va falloir revendiquer une place au championnat international de l’absurdité doublée par l’incompétence.
Inutile de se draper de cache misère : tout le monde est responsable quand les gouvernants précédents et actuels sont coupables. L’école publique avait sombré avant, ou en même temps, l’hôpital atteint déjà le fond. Des médecins le disent, mais le commun des Tunisiens désargentés l’a vécu à ses dépens, au vu et au su de tout le monde. Les chiffres du saccage organisé sont bien publiés de temps à autre tel un arbre dont le rôle est de cacher la forêt. Les cartons ayant servi de cercueil ont été probablement récupérés sur les reliquats de la prodigieuse société de consommation qui tient lieu de vitrine au pays. Ils n’en constituent pas moins la honte, au cas où le mot voudrait dire encore quelque chose. D’autres prennent l’avion avec des valises d’argent, sans états de conscience semble-t-il, après avoir défait les fringues de luxe des cartons pouvant resservir.
Le plus dur à avaler est que le commun des Tunisiens n’a guère été surpris. Dans ce commun, il y a beaucoup de ceux qui ne trouvent aucune raison à aller chercher leur carte d’électeur. Ceci explique grandement cela. Le commun des Tunisiens, que beaucoup de politique prennent pour un imbécile, sait aussi que l’hôpital ne peut pas fonctionner sans médecins, dans l’exacte mesure où nombreux de ces praticiens ont préféré prendre la tangente et aller se faire voir ailleurs. Du coup, la crise financière de la CNAM aidant, l’hôpital se vide et les enfants peuvent mourir.
Mais ce n’est pas tout : l’hôpital public est aussi victime du sport désormais national de la corruption. Juste un exemple très anodin. Dans une discussion entre des femmes horripilées par certaines pratiques, on retient que l’une d’elles avait fait venir chez elle pour des travaux un peintre en bâtiment. A sa surprise, l’individu en question se protégeait les mains avec des gants manifestement prévus pour des usages médicaux. Ayant voulu en savoir plus, l’intéressé lui a répondu qu’il s’agissait de gants pris sur les stocks d’un hôpital. Sans excès de cynisme, il n’est pas interdit de penser que des enfants soient morts par le transfert de microbes d’un préposé de santé bien obligé d’opérer sans gants. Simple conjecture ? Pas tant que cela.
Tous responsables et beaucoup de coupables quand on nous claironne que toutes les lois sur la défense des droits des enfants ont été votées. De Regueb à La Rabta, en passant par Sfax où plus de vingt gosses ont été violés par leur instituteur, tout le monde semble oublier que ces enfants sont les citoyens de demain. Or demain, c’est tout de suite qu’il faut y penser. Y penser avant que les prédicateurs de l’Apocalypse ne prennent définitivement le dessus comme ils l’ont fait avec les colonnes de terroristes « formatés » chez nous et servant de chair à canon pour les illuminés de tout bord. Dans tous les secteurs névralgiques, l’Etat a failli et a laissé la voie libre aux assassins, aux trafiquants et aux usuriers de toutes sortes. L’hôpital transformé en morgue n’est que la part fortement émotionnelle du tsunami. Les cartons pour le décor de la mise en scène de la tragédie.
Des voix s’élèvent aujourd’hui pour donner l’impression de l’étonnement. Mais qui n’a pas une histoire à raconter sur les méandres de la santé dite publique et de feu l’école publique. L’abandon scolaire a jeté à la rue des milliers de jeunes. Il ne suffit pas de s’en émouvoir temporairement. Il faut savoir, et dire en s’y opposant avec énergie, que ces jeunes ne sont pas perdus pour tout le monde. En Afghanistan, les talibans se sont servis dans la masse « formatée » par les medersas pour mettre à feu et à sang tout le pays. Nos talibans à nous ne sont pas loin et ils ont déjà commencé à décréter que le « vaccin » est quelque part une forme d’impiété pouvant mener en enfer. De là à faire le lien avec l’épidémie de rougeole qu’on croyait du passé et qui a fait une dizaine de victimes en quelques jours, il n’est pas interdit de le penser. De larges pans de la Tunisie sont en train de remplacer la foi dans la science par la foi importée d’un wahhabisme pour le moins rétrograde mais sachant acheter les adeptes en monnaie sonnante et trébuchante.
Cela explique en partie que beaucoup de jeunes diplômés ont choisi de boucler leur valise. Ils auront ainsi vidé l’hôpital, l’école et l’économie de leur apport, savoir-faire qui servira à renforcer le développement des pays développés. Ces derniers font évidemment preuve de cynisme, mais tant qu’à faire et puisque les forces vives viennent d’elles-mêmes, pourquoi se priver. Parions que dans l’intervalle, Ghannouchi et H. Hammami n’auront pas encore épuisé le débat sur la question de savoir si Dieu est de gauche ou de droite ou si les anges ont un sexe pour en prendre compte sur la question de l’héritage. Il n’y a vraiment pas photo : les politiques tunisiens « cartonnent », mais ne veulent toujours pas faire leur valise