L'Economiste Maghrébin

Le temps qui passe rester Dans le noir

- Abdeljelil Messaoudi

Quand j’étais jeune - cela remonte à bien loin - j’aimais regarder dans notre cinéma de quartier keffois les films policiers américains. J’y appréciais particuliè­rement l’ambiance extérieure avec ce rythme fou des voitures dans les vastes rues des villes tentaculai­res, ces bruits dans lesquels se mêlaient les cris des passants aux klaxons et crissement des pneus des gros bolides se livrant à l’inévitable course-poursuite amplifiée par la musique jusqu’à la tombée de la nuit.

Ai-je dit la nuit ? Nous y voilà : c’est justement la nuit que j’aimais en fait dans ces films à l’action répétitive et à l’histoire presque toujours la même. La nuit dans ces films était le jour. A l’intérieur et à l’extérieur. Dans les rues, les enseignes lumineuses multicolor­es chassaient l’obscurité. A l’intérieur la profusion de lumières faisait oublier jusqu’à l’existence de la nuit. La puissance de la lumière ! Le pouvoir de l’électricit­é ! C’était cela le 20ème siècle. Lénine ne disait-il pas que « le communisme,c’est l’électricit­é plus les Soviets »? Mais l’illustre camarade avait beau dire, l’électricit­é au siècle dernier était américaine. C’était le cinéma et c’était magique.

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L’électricit­é a transformé les villes du monde en y apportant la lumière. La lumière a chassé la nuit et a allongé le jour. La télévision a fait le reste, provoquant un changement de culture. La nuit ne fait plus peur comme autrefois, dans la nuit des temps. La nuit attire désormais. On l’attend. Elle a ses plaisirs, ses commerces, ses population­s d’artistes dont le pouvoir d’attirance et de séduction les transforme en « étoiles » scintillan­tes de jour comme de nuit.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, l’homme a inventé Internet pour donner le coup de grâce à la nuit, s’offrant encore une fenêtre de lumière pour aller voir et discuter avec l’autre. La nuit a colonisé le jour et lui a imposé son diktat de rentabilit­é. La finance ne s’arrête plus et l’informatio­n travaille en continu. C’est peut-être cela la mondialisa­tion: la fin de la nuit. Merci qui ? Merci l’électricit­é, porteuse de lumière et de progrès.

Et comme le progrès n’est pas le même pour tous, la lumière non plus. Pis encore : la lumière est un éclairant révélateur d’inégalités sociales. Il suffit de voir et de comparer l’éclairage dit pourtant public des quartiers de nos chics banlieues avec celui de nos quartiers populaires, souvent d’ailleurs aussi étendus que des villes entières pour se rendre à l’évidence. Ça n’a rien à voir! Autant l’éclairage dans les quartiers huppés paraît vif et brillant, autant il a l’air d’être terne et fatigué dans les agglomérat­ions populaires et toujours populeux d’ailleurs.

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C’est beau une ville la nuit, disait le poète

Et pourtant. Des voix s’élèvent désormais pour arrêter la lumière et rendre le noir à la nuit. Oui la nuit est belle sans la lumière ! Et plus que belle : elle est bonne. Pour la santé de l’homme, pour la permanence du règne animal, pour la sauvegarde de l’espèce végétal.

Mais la question n’est pas qu’environnem­entale, même s’il est vrai que les nuisances sonores sont considérée­s comme la source de maladies, certaines graves même. L’enjeu est également économique et de civilisati­on. Imaginez le bénéfice que l’on tirerait d’une généralisa­tion à l’échelle planétaire de la décision prise par les maires d’une dizaine de villes américaine­s et en Europe du Nord de réduire l’éclairage de leur ville de moitié. D’autres villes - toujours en Europe - sont allées plus loin encore en créant des parcs et autres aires de repos labellisés « zéro éclairage » attirant des milliers de touristes à la recherche de la nuit pure pour se reposer et admirer les étoiles.La nuit, soutiennen­t les promoteurs de cette idée, est le dernier grand monument naturel qu’il faut sauver pour rester un tant soit peu proche de mère Nature.

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Alors que nous nous approchons des grands rendez-vous électoraux, il me revient en souvenir cette anecdote concernant le premier Président de la Pologne post-communiste, Lech Walesa. Interpellé au cours de sa campagne électorale par un journalist­e qui lui demandait sur un ton méprisant si un ouvrier électricie­n comme lui pouvait vraiment devenir président de la Pologne,Walesa répondit sans hésiter: « Oui s’il peut apporter la lumière au pays ! »

Mais que faut-il penser d’un pays où l’on empêche le PDG de la société de l’électricit­é de rejoindre son bureau? Qu’il préfère peut-être rester dans le noir

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