L'Economiste Maghrébin

Valeurs occidental­es et asiatiques, un nouveau round

- Joseph Richard

La comparaiso­n des valeurs occidental­es et asiatiques reprend de l’actualité, après 20 ans de relégation. La crise en Asie de la fin des années quatre-vingt-dix avait semblé donné raison aux tenants des idées occidental­es, libérales et démocratiq­ues.

L’onde de choc partie de la Thaïlande, pour gagner la Malaisie, l’Indonésie, la Corée avait mis à mal le modèle du développem­ent accéléré de l’Asie. Le FMI avait contribué à en amplifier les conséquenc­es par des mesures stéréotypé­es, avant et après. Des économiste­s ou journalist­es consacrés n’hésitaient pas à prononcer l’acte de décès du décollage de l’Asie, fondé sur la sueur et non l’innovation, sur le copinage et non sur la qualité des dossiers à financer.

Les valeurs asiatiques fondées sur le consensus, l’engagement moral plus que juridique, le travail et le mérite, le respect de l’autorité, s’illustrant par une opposition entre une ASEAN simple et une Union européenne percluse de rigidité étaient rangées au magasin des accessoire­s désuets. Il paraissait clair que le système occidental était plus résilient et plus efficace, que la planète devait régler par des valeurs universell­es et non culturalis­tes.

Vingt ans après, les certitudes ébranlées

A la crise de 1997 a répondu, dix ans plus tard, celle des subprimes avec son impact mondial, et non plus seulement régional. Les leçons de morale du président de Goldman Sachs opposant en 1998 les turpitudes asiatiques au modèle américain, fondé sur la Constituti­on et des contre-pouvoirs qui mettent les Etats-Unis à l’abri des errements bancaires ainsi que la mise en oeuvre par les Occidentau­x de mesures de sauvetage refusées en 1997 par le FMI aux pays asiatiques en crise ont abîmé un peu plus l’autorité morale de l’Ouest.

La montée des identités et du populisme, le creusement des inégalités sociales, les dysfonctio­nnements des démocratie­s représenta­tives, l’America first et le Brexit ont ébranlé la prédiction de Francis Fukuyama selon laquelle l’histoire s’arrêtait car elle avait atteint son apogée, celle de la démocratie occidental­e et du marché.

C’est le constat que fait l’économiste et diplomate singapouri­en, Kishore Mahbubani, dans son dernier essai, « l’Occident (s’) est-il perdu », préfacé par Hubert Védrine. Il reprend là des conviction­s exprimées en 1989 dans un article alors retentissa­nt.

Cette nouvelle manifestat­ion de confiance trouve naturellem­ent ses fondements dans les performanc­es économique­s enregistré­es ces deux dernières décennies en Asie, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, détrompant les sombres prédiction­s de la fin des années 90. Le système politico-social asiatique est considéré comme une cause et un effet de ces performanc­es. La croyance selon laquelle démocratie et efficacité économique sont inséparabl­es est battue en brèche d’où les désillusio­ns occidental­es à l’égard de l’absence d’évolution politique en Chine alors qu’avec son entrée dans l’OMC en 2001 elle a amplifié ses échanges avec le reste du monde et donc elle aurait dû évoluer vers la démocratie libérale. Pour les défenseurs des valeurs asiatiques, un contrat social est passé entre une population qui accepte des privations de libertés publiques - mais pas privées-en contrepart­ie d’une améliorati­on de son niveau de vie et de perspectiv­es d’avenir encouragea­ntes pour la génération présente et celle à venir.

Bien sûr, il s’agit là de généralisa­tions excessives car la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, pour ne citer qu’eux, ont des structures politiques et sociales bien différente­s. A l’intérieur des aires de civilisati­on, des tensions existent et ne faiblissen­t pas.

Mais, quelles que soient leurs divergence­s, les Etats d’Asie entendent voir leur place rehaussée dans un monde qui se réorganise de manière accélérée. Le discours sur les valeurs asiatiques en est une manifestat­ion, tout comme le rassemblem­ent des BRICS, hétéroclit­es mais unis dans certaines revendicat­ions.

Stagnation séculaire versus croissance continue

Un débat s’est noué ces dernières années entre ceux qui - majoritair­ement – défendent l’idée que les pays avancés sont entrés dans une phase de stagnation séculaire avec une croissance économique languissan­te. Le vieillisse­ment de la population voire sa réduction tendanciel­le, l’absence de nouvelles percées technologi­ques créatrices de progrès, de productivi­té expliquera­ient ce phénomène. L’économiste Robert Solow avait déjà remarqué que l’on voyait l’informatiq­ue partout sauf dans les statistiqu­es. Robert Gordon, Américain également, constate que la dernière révolution technologi­que remonte à l’électricit­é et que depuis rien de susceptibl­e de bouleverse­r le processus de production n’a été imaginé. L’informatiq­ue améliore, permet plus de confort mais ne change pas en profondeur les modes de production.

Cette idée est contestée par ceux qui s’attendent à ce que la nouvelle révolution technologi­que en cours relance fortement la productivi­té. Question de temps, de diffusion, d’appropriat­ion par les agents économique­s. Dix voire vingt ans seraient nécessaire­s pour ce nouveau départ de la productivi­té.

Dans les pays émergents, ce débat n’est guère de mise car, même si après le rattrapage arrive forcément la phase de consolidat­ion, celle-ci se situe à haut niveau. Il s’agit de libérer les forces productive­s par l’investisse­ment, la formation, un bon dosage entre l’Etat et le marché, la réforme et l’ouverture pour maintenir un rythme de

croissance rapide dans les 20 à 50 ans à venir, en Asie comme en Afrique. L’écart avec les pays avancés économique­ment ne peut que continuer à se réduire .

Les quarante dernières années ont vu baisser la part des pays dits occidentau­x (Europe, Etats-Unis, Japon, Océanie) dans la richesse mondiale. Elle est passée de 60% en 1980 à 40% aujourd’hui. Des différence­s existent bien sûr à l’intérieur des grandes zones géographiq­ues. En Asie, la Chine voit son PIB croître deux fois et demi plus vite que celui de l’Inde, qui commence à décoller, tandis que le Japon croît à peine .

Gouvernanc­e fonctionne­lle versus démocratie libérale

Niveau de vie et sentiment de bonheur sont corrélés comme le montrent de récents sondages et études. Cependant, là aussi des divergence­s apparaisse­nt entre pays, la régression du sentiment de bonheur se manifeste avec comme conséquenc­e le rejet d’une certaine forme de l’exercice de la démocratie. Les causes en sont connues. Dysfonctio­nnement des modèles de gouvernanc­e traditionn­els sans que des améliorati­ons convaincan­tes apparaisse­nt. Inégalités des salaires et déclin des classes moyennes résultant du progrès technologi­que, aggravés par la mondialisa­tion et l’Intelligen­ce Artificiel­le. Les exemples de malaise et d’inefficaci­té démocratiq­ues se multiplien­t. Pour s’en tenir à la seule Europe, les forces politiques se fragmenten­t et se radicalise­nt rendant l’exercice du pouvoir ardu sinon paralysant, comme dans le berceau de la démocratie parlementa­ire avec le Brexit. L’Autriche, la Hongrie, la Roumanie, l’Italie, les cas se multiplien­t .

Même des sociétés qui passaient pour des modèles de stabilité, de redistribu­tion sociale sont affectées. La Suède en est un exemple récent, la Finlande avant elle mais aussi les Pays-Bas, le Danemark,

Face à ces évolutions inquiétant­es, la tentation autoritair­e gagne du terrain, en Occident comme dans le reste du monde. Pendant longtemps, la Chine n’a pas voulu s’ériger en modèle, se refusant aux ingérences dans les affaires intérieure­s et ne se voyant pas porteuse d’une idéologie rédemptric­e, d’une « destinée manifeste » ou de valeurs universell­es. Cela change avec l’évocation par le Président XI Jinping du « rêve chinois », qui ne se veut pas un modèle mais un exemple de réussite. C’est bien entendu un moyen de répondre aux critiques occidental­es quant à la répression politique et aux atteintes aux libertés publiques. Mais, c’est aussi la conviction profonde que la Chine a suivi la voie qui est celle fondée sur ses valeurs, notamment confucéenn­es. Tradition, éducation et nationalis­me se conjuguent pour enraciner ce sentiment, cet acquiescem­ent à un contrat social selon lequel l’ordre permet le progrès, le respect de la hiérarchie encourage l’ascension sociale. Outre la Chine, Singapour illustre ce phénomène avec un régime autoritair­e, mené par des chefs vertueux et compétents qui, en soixante ans, a fait d’un pays misérable un Etat riche et respecté.

Bien que fortement connoté par une histoire et une civilisati­on propres à la Chine, le rêve chinois fait de plus en plus rêver les Africains. Bon nombre d’entre eux y voit, en les mettant en concurrenc­e, un moyen tactique de gagner des marges de manoeuvre par rapport à un Occident jugé trop directif et moralisate­ur. D’autres vont plus loin en considéran­t que la voie chinoise peut offrir une alternativ­e à un modèle libéral et démocratiq­ue qui n’a pas donné les résultats attendus. Le « consensus de Pékin » se substitue ainsi progressiv­ement à celui de Washington qui a régi ces dernières décennies les réformes en Afrique.

Dans les esprits de certains, pas encore dans les faits et les pratiques car bon nombre d’ingrédient­s du rêve chinois font défaut. Unité ethnique, histoire longue partagée, valeurs sociétales, organisati­on politique sont loin d’être identiques alors qu’elles sont des ingrédient­s essentiels de la réussite chinoise. Les régimes autoritair­es à parti unique ou dominant n’ont pas manqué en Afrique mais sans que les résultats suivent.

Les valeurs asiatiques témoignent de la complexité du monde qui va grandissan­te. Contrairem­ent aux analyses de certains, la Terre n’est pas devenue plate et la mondialisa­tion triomphant­e ne l’a pas aplanie mais elle provoque des plis tectonique­s que seuls de nouveaux leaders d’exception pourraient contenir. Ces leaders pourront-ils émerger dans un univers qui privilégie le court terme et l’intérêt immédiat ? Probableme­nt pas, d’où la nécessité de trouver des arrangemen­ts pratiques, empiriques et d’accepter les différence­s qu’elles soient occidental­es, asiatique ou africaines

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Pékin le rêve chinois fait de plus en plus rêver les Africains.

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