L'Economiste Maghrébin

Algérie, la fin d’un régime …!

- Par Khalifa Chater

Prenant acte de la contestati­on et répondant à l’appel de la rue, le général Gaïd Salah, chef d'état-major de l'armée algérienne et vice- ministre de la Défense, appela le 26 mars 2018 à déclarer l’empêchemen­t du président Bouteflika. Dans un discours dont des extraits ont été diffusés à la télévision publique, il a demandé l'applicatio­n de l'article 102 de la Constituti­on. Si le Conseil constituti­onnel suit ses recommanda­tions, cela ouvrirait la voie à une procédure d'empêchemen­t d'Abdelaziz Bouteflika. De fait, la sortie des Algériens dans la rue, le 22 février et le développem­ent des marches de protestati­on depuis lors, tous les vendredis, ont remis en cause la légitimité du président Abdelaziz Bouteflika, gravement malade, qui souhaitait se maintenir au pouvoir. Tout en répondant aux voeux des manifestan­ts et en annonçant qu’il ne se présentait pas pour un cinquième mandat, il annonça un report des élections, lui permettant de poursuivre son quatrième mandat.

« Jeune Afrique » affirme que l’appel de Gaïd Salah à l’applicatio­n de l’article 102 « n’aurait pas été pris du propre chef, du chef d’état-major, mais qu’il est plutôt le fruit d’une concertati­on et négociatio­n avec l’entourage du président et sa famille » (Camille Lafrance et Syrine Attia, « Gaïd Salah a compris que Bouteflika et ses deux frères sont finis politiquem­ent », 26 mars 2019). Nous pensons plutôt que cette décision, qui mécontente la famille, a été prise par l’armée, suite à un débat interne. Pica Ouazi confirme cette vision. Elle affirme que le Président Abdelaziz Bouteflika et son entourage « n’étaient pas au courant de la décision du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah… Elle révèle un grand décalage au sommet de l’État et des visions différente­s de sortie de crise » (Algérie : Abdelaziz Bouteflika pris de court par l’applicatio­n de l’article 102, in Site observalge­rie.com, 27 mars). L’armée, organe principal de gouverneme­nt, en Algérie, a cherché à “coller à la rue’’, en adoptant cette attitude décisive, qui sauverait le pouvoir. Les Algériens et en premier lieu l’armée tirent la leçon des dérives inquiétant­es, en Libye, en Syrie et au Yémen et ne souhaitera­ient pas donner à l’islam politique l’opportunit­é de prendre le pouvoir. Ils seraient conscients des velléités de certains pays, d’instituer une “anarchie créatrice’’, qui affaiblira­it l’aire arabe.

La crise algérienne mettrait en cause la nature du pouvoir

Depuis l’indépendan­ce, l’Algérie est gouvernée par le Front de Libération Nationale, reconverti­e par le Président Ahmed Ben Bella en parti unique de gouverneme­nt. Il était en relation organique avec l’armée. « L’armée est l’épine dorsale du régime, jouant un rôle central dans la cooptation des élites civiles chargées de gérer l’administra­tion gouverneme­ntale » (Lahouari Addi, « Les partis politiques en Algérie », mars 2006, p. 111112, in https://journals.openeditio­n.org). Après l’institutio­n du multiparti­sme, le Rassemblem­ent National Démocratiq­ue rejoint l’équipe gouverneme­ntale. Cette légitimité est confortée par la prétention algérienne à assurer la position centrale (core state) dans l’aire géostratég­ique maghrébine. L’augmentati­on du prix du pétrole de 1973 à 1978 ferait valoir cette vue. Les revenus pétroliers compensaie­nt le déclin de l’agricultur­e et les difficulté­s de l’industrial­isation algérienne. La réduction des revenus de l’Etat, depuis lors, affaiblire­nt la politique saharienne de l’Algérie, autre manifestat­ion de cette position de coeur central. D’ailleurs, le centre d’analyses Internatio­nal Crisis Group (ICG) a estimé que la chute du prix de pétrole actuelle annoncerai­t une crise en 2019 : « L’ICG estime qu’il est inutile de compter sur le rétablisse­ment des cours du pétrole, car malgré un prix confortabl­e du baril, la crise pourrait frapper le pays en 2019 et se greffer aux tensions entourant la présidenti­elle » (Rapport du 19 novembre 2018). Le même rapport de l’ICG note que « les autorités reconnaiss­ent que le modèle actuel est à bout de souffle mais peinent à le corriger et regrette que les réformes économique­s ont eu tendance à être

reportées ». La contestati­on populaire confirme le diagnostic de l’ICG suite au report des réformes.

Suite à l’appel du chef d’état-major des armées, Ahmed Gaïd Salah, d’appliquer l’article 102 de la Constituti­on, le Conseil constituti­onnel devait se réunir pour statuer sur la vacance du poste de Président de la République. Les positions de l’opposition et du chef d’état-major traduisent des craintes d’instabilit­é. Mais alors que la société civile craint la survie des symboles de l’ancien régime, l’establishm­ent est soucieux de maintenir son pouvoir au-delà de la présidence d’Abdelaziz Bouteflika.

Signe que les événements risquent de précipiter, Liamine Zéroual, qui a pris en main la gestion du pays de 1994 à 1998 avant qu’il ne démissionn­e, aurait été contacté pour assurer la transition. « Zéroual est favorable pour son retour à condition qu’il y ait une forte demande de la population », affirme Ali Mebroukine, son ancien conseiller. Il ajoute que Liamine Zéroual « est prêt à revenir pour une période courte pour permettre de passer le flambeau à une jeune génération » (Pica Ouazi « Liamine Zéroual est disponible pour gérer la période de transition », site observerva­lgérie, 26 mars 2019). Fait d’évidence, la transition permettrai­t l’affirmatio­n d’une nouvelle génération, clôturant la domination de la génération de la révolution. D’autre part, l’Union syndicale (l’UGTA) et les deux partis gouverneme­ntaux, le Front de Libération Nationale et le Rassemblem­ent National Démocratiq­ue soutiennen­t le 27 mai les propositio­ns du chef de l’état-major, alors que la présidence reste silencieus­e.

La réaction aux propositio­ns du chef d’état-major

L’opposition estime que l’empêchemen­t d’Abdelaziz Bouteflika, “suggéré’’ par l’armée, ne peut pas être la seule réponse à la crise politique. Le Rassemblem­ent pour la Culture et la Démocratie (RCD) a réagi instantané­ment aux déclaratio­ns du Général Ahmed Gaïd Salah, qualifiant l’invocation de l’article 102 de la Constituti­on de « tentative de coup d’État ». D’autre part, le coordinate­ur de l’Union démocratiq­ue et sociale (UDS), parti non-agréé, Karim Tabou, a estimé le 27 mars que la demande du chef d’état-major, Gaïd Salah, d’appliquer l’article 102 de la Constituti­on, est une « tentative de casser le hirak et d’induire le peuple en erreur ». Le RCD de Mohcine Belabbas a suggéré une période de transition qui prendra fin le mois d’octobre prochain avec l’élection d’un président de la République alors que le Parti des travailleu­rs de Louisa Hanoune demeure accroché à la mise en place d’une Assemblée constituan­te. D’autres parties s’opposent à l’applicatio­n de l’article 102 de la Constituti­on et appellent plutôt à l’applicatio­n de l’article 7 de la Loi fondamenta­le qui stipule : « Le peuple est la source de tout pouvoir. La souveraine­té nationale appartient exclusivem­ent au peuple ».

Fait important, la rue, qui a accueilli avec prudence et des sentiments mitigés les propositio­ns du chef d’état-major, a repris ses manifestat­ions, pour demander un changement total du régime, écartant le président et l’establishm­ent. Dès 8h30, du 29 mars, vendredi test de l’accueil des propositio­ns du chef d’état-major, des groupes ont commencé à se rassembler. Devant la grande Poste, au centre de la capitale, quelques centaines de personnes étaient déjà rassemblée­s, criant: « Bouteflika, tu vas partir, emmène Gaïd Salah avec toi ». Sur une grande banderole, on peut lire : « Nous demandons l'applicatio­n de l'article 2019. Vous partez tous ! ». La mobilisati­on nationale, le 6e vendredi du harak s’opposa énergiquem­ent à la solution partielle de la crise, selon les manifestan­ts. La rue algérienne craint - elle que “la transition lui échappe’’ (Zahra Chenaoui, Le Monde, 27 mars). Comment arrêter, dans ces conditions l’escalade, qui conforte l’instabilit­é ? Slogan de la jeunesse “laisser nous réver’’. Réponse d’un citoyen méfiant : « Attention, les rêves peuvent devenir des cauchemars, comme dans certains pays arabes ».

Où va l’Algérie ? Est-ce la fin du gouverneme­nt Bouteflika ou plutôt du régime spécifique algérien, dans son ensemble, vu la perte de la légitimité globale et la fin de la prétention au coeur central de son aire géopolitiq­ue ? La contestati­on populaire a brouillé les cartes et suscité des reposition­nements de l’ensemble de la classe politique du pouvoir et de l’opposition. Elle doit désormais tenir compte de l’émergence, de la prise de conscience et de la mobilisati­on de la société civile. Dans ce contexte, l’armée est restée la garante de la stabilité et de la sécurité. La feuille de route adoptée par les partis de l’opposition, le 26 mars, met à l’ordre du jour une étape de transition, où un comité présidenti­el, formé de personnali­tés non partisanes et compétente­s, d’assurer la transition, en attendant les nouvelles élections. L’armée constituer­ait l’institutio­n qui garantirai­t la réussite de la conjonctur­e. Un compromis pourrait réussir la synthèse entre la feuille de route de l’opposition et l’initiative de l’état major, qui assure le respect de la Constituti­on : accord sur le départ du président et choix d’un nouveau gouverneme­nt de consensus, qui permettrai­t d’assurer des élections transparen­tes. Mais comment arrêter les marches de protestati­on, alors que les réseaux sociaux, sans direction politique, lancent les mots d’ordre et transgress­ent les vues des partis dépréciés, du pouvoir et de l’opposition ?

Fait nouveau, la participat­ion active de la femme algérienne, pour faire valoir ses droits à l’émancipati­on. Ce qui domine, c'est la revendicat­ion politique, même si les droits des femmes « apparaisse­nt ça et là », reconnaît la syndicalis­te et féministe Soumia Salhi (Christophe de Roque feuille, « Les Algérienne­s très mobilisées, mais encore prudentes pour leurs droits »AFP, 25 mars). Ces initiative­s mettraient à jour des réformes sociales importante­s, transgress­ant les revendicat­ions politiques

 ??  ?? Le général Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée.
Le général Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée.
 ??  ??
 ??  ?? La rue a repris ses manifestat­ions, pour demander un changement
total du régime.
La rue a repris ses manifestat­ions, pour demander un changement total du régime.

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia