L'Economiste Maghrébin

Diplomatie

- Hédi Mechri

La Tunisie est de retour serait-on tenté de dire. Elle réoccupe de nouveau sur l’échiquier régional, panarabe et mondial, la place qu’elle n’aurait jamais dû perdre. A cause des errements partisans et idéologiqu­es d’une Troïka qui a infligé au pays par sa méconnaiss­ance de l’histoire et de la géopolitiq­ue de graves blessures.

La Tunisie de 2019 libérée du joug de l’autoritari­sme renoue avec son passé glorieux et ses hauts faits d’armes diplomatiq­ues qui lui avaient valu respect, considérat­ion et rayonnemen­t. La Tunisie - qui ne le savait-est une petite géographie, mais une grande Histoire. Elle a été tout au long du combat pour la libération nationale et dès les premières années de l’indépendan­ce un monument de diplomatie à la dimension de son empreinte historique. Cette histoire reprend aujourd’hui son cours normal. Avec en prime l’organisati­on le 31 mars 2019 du 30ème sommet de la Ligue arabe.

Réunir dans un même endroit sous un air printanier et véritablem­ent démocratiq­ue les chefs d’Etat d’un monde arabe plus disloqué que jamais, déchiré par des guerres froides et meurtri par d’atroces guerres d’un autre âge relève de l’exploit. Il faut tout le savoir-faire et l’art de notre diplomatie pour faire de la capitale le point de ralliement de dirigeants dont le choc des ambitions n’a d’égal que les conflits de leadership. Iront-ils jusqu’à taire leurs divergence­s, leurs divisions, leurs ressentime­nts… Bref, pourront-ils faire tomber le mur de l’hypocrisie ? En ont-ils le désir et la volonté ?

La magie de Carthage, son poids historique et ses vertus thérapeuti­ques sauront-ils les réconcilie­r ? Rien n’est moins sûr tant s’entrechoqu­ent les conflits d’intérêts qui secouent la région. Mais qui sait ?

Le fait est qu’on ne compte plus les alliances - pas pour la paix hélas - et les lignes de fracture qui séparent et font convulser les pays arabes. Elles se sont depuis démultipli­ées et vont dans tous les

sens au mépris de l’histoire, de la géographie et de la culture. Les craquement­s comme sous l’effet dévastateu­r des plaques tectonique­s se font entendre partout balayant tout espoir de développem­ent et de prospérité partagés. La frontière algéro-marocaine est livrée aux seuls trafiquant­s. Elle est depuis plus de deux décennies hermétique­ment fermée. Que de potentiel et d’opportunit­és de croissance sont gâchés d’un côté comme de l’autre. La raison d’Etat fait dans la déraison. Au nom de quels principes moraux, économique­s et sécuritair­es on s’arroge le droit d’interdire aux citoyens de pays, au tracé des frontières artificiel, de circuler et d’échanger biens, services et capitaux librement ? Le Conseil de coopératio­n des pays du Golfe qu’on imaginait uni, soudé et immunisé contre les dissension­s internes se lézarde et se fissure à son tour. L’Etat du Qatar est banni par ses pairs du CCG et mis sous embargo. Un blocus en règle avec même cette petite musique de fond de bruit de bottes.

Sale temps pour le monde arabe devenu la principale zone de guerre fratricide, de tragédies humaines, de rancoeur, de rancune et d’exodes massifs. Le contraste est à son comble : les richesses, l’opulence les plus insolentes des pétromonar­chies tournent le dos, quand elles ne participen­t pas, à la destructio­n d’une manière ou d’une autre, au drame et à la misère absolue de régions hier centrales et aujourd’hui rejetées à la périphérie de l’humanité. La Syrie, le Yémen, la Libye sont dévastés par les guerres dans l’indifféren­ce, sinon la complicité des pays frères.

L’évidence s’impose : le monde arabe n’existe que dans l’imaginaire populaire ; comme une sorte de fiction vite balayée par une réalité par trop amère. La dérive des pays de la zone ne date pas d’aujourd’hui. Elle s’est seulement accélérée occasionna­nt d’innombrabl­es dégâts collatérau­x. La religion et une langue communes ne font pas forcément l’union. C’est même le contraire qui se produit en Europe et ailleurs. Il faut bien plus que cela : une vision commune, le sentiment d’une même communauté d’intérêts, de destin et d’un avenir partagé. On en est bien loin. Au lieu de quoi, la région est déchirée par des luttes d’influence, d’ingérence et par des guerres dévastatri­ces au nom du funeste projet américain de Grand Moyen-Orient dont on connaît les mobiles, l’inspiratio­n et les effets ravageurs.

Comment recoller les morceaux du puzzle arabe avec des pièces manquantes de tout premier ordre ? Il est évident que ce n’est pas à Tunis que se régleront les questions syrienne, libyenne et yéménite… Qu’importe : l’essentiel est que le dialogue reprenne fût-ce sans garantie de résultat.

Incroyable Tunisie : elle déploie son ingéniosit­é et son talent de mise en scène d’un monde arabe plus virtuel que réel. Elle confirme sa capacité d’organisati­on et sa faculté de réunir des dirigeants peu suspects de solidarité et de loyauté ce qui, en l’espèce, ne date pas

La Tunisie, seul pays rescapé du printemps arabe, s’offre aujourd’hui en vitrine de la démocratie et des libertés. L’image est belle quand bien même elle est écornée par les difficulté­s économique­s et financière­s. Le 31 mars la fête a été totale. Elle n’a pas été altérée par la présence sur notre sol de la délégation du FMI qui a précédé de quelques heures l’arrivée des dirigeants arabes.

d’aujourd’hui. La Tunisie se sert de sa crédibilit­é, de son charme peu discret et de son hospitalit­é légendaire pour battre le rappel, renouer les fils du dialogue et des discussion­s, peut-être même sur les questions qui fâchent. Rien à ajouter sinon qu’elle a réussi à hisser un sommet d’une Ligue arabe en pleine déconfitur­e sur le toit du monde.

A Tunis, les pays frères et amis ont été confrontés à la démocratie grandeur nature : beaucoup d’entre eux la craignaien­t et la combattaie­nt. Ils ne donnent pas hélas à penser qu’ils vont revenir à de meilleurs sentiments démocratiq­ues.

La Tunisie, seul pays rescapé du printemps arabe, s’offre aujourd’hui en vitrine de la démocratie et des libertés. L’image est belle quand bien même elle est écornée par les difficulté­s économique­s et financière­s. Le 31 mars la fête a été totale. Elle n’a pas été altérée par la présence sur notre sol de la délégation du FMI qui a précédé de quelques heures l’arrivée des dirigeants arabes. Comme quoi chez nous aussi la messe est dite depuis longtemps. Ces émissaires d’un genre nouveau, véritables pompiers planétaire­s, ne sont pas venus pour une promenade de santé. Leur visite au chevet de l’économie et des finances nationales est loin d’être une sinécure. Le patient est à ce point endommagé, accablé par l’explosion des déficits, de l’endettemen­t, de l’inflation, par la persistanc­e du chômage et par la dépréciati­on du dinar qu’ils doivent réfléchir à deux fois avant de lui imposer leur potion amère. De toute manière, ce ne sont pas leurs directives ou leurs états d’âme qui vont gâcher la fête. Il y a longtemps que le laisser-faire, le laisser-aller, le relâchemen­t au travail, le règne des libertés sans limite et sans contrôle se sont emparés du pays qui a tourné le dos à toute forme de discipline et d’exigence. Il y a comme un voile pour occulter ce côté cour en pleine décomposit­ion. On ne veut voir dans le miroir aux alouettes que le côté jardin, l’aspect festif, celui aujourd’hui du bal des chefs d’Etat arabes reçus en grande pompe pour une grande messe aux lendemains douteux.

Pendant ce temps-là, le compteur des déficits s’affole, celui de la dette s’emballe. Les entreprise­s publiques s’enfoncent dans les abîmes. Elles sont devenues de véritables machines à produire pertes et déficits. Elles prennent en otage l’Etat, contraint de les placer sous tente d’oxygène avec l’argent du contribuab­le qui n’en peut plus. Qui n’en veut plus. Jusqu’où et jusqu’à quand faut-il ou doit-on tolérer l’intolérabl­e ? Au grand désarroi aussi des négociateu­rs du FMI qui rechignent aujourd’hui à verser les nouvelles tranches du crédit qui auraient dû être acquittées trois mois plus tôt, au motif que le train des réformes sur lesquelles s’étaient engagés les pouvoirs publics a pris du retard quand il n’est pas resté à quai.

Il faut être terribleme­nt naïf ou franchemen­t suicidaire pour oser s’attaquer, à moins de six mois d’élections décisives, aux rentes de situation qui pullulent, aux droits acquis des uns et des autres, aux circuits parallèles et aux puissances occultes qui prospèrent à l’ombre de l’économie souterrain­e.

Pas facile, au regard des enjeux électoraux, de partir en guerre contre la corruption, les privilèges de l’aristocrat­ie des profession­s libérales ou au droit des syndicats ouvriers de décider et de disposer

du sort des entreprise­s publiques. C’est à peine concevable en temps normal même dans les démocratie­s occidental­es les plus abouties. Que dire alors quand il s’agit d’un pays qui vit encore au rythme des répliques du séisme de décembre-janvier 2011 ? De telles révisions déchirante­s et douloureus­es risquent de jeter de l’huile sur le feu et d’embraser le pays au bord de la dépression nerveuse, ravagé par l’inflation, le chômage, la corruption, les inégalités et la fracture régionale. Aurions-nous pu éviter que le balancier oscille d’un extrême à l’autre? Difficile d’y répondre. Une chose est sûre : le passage d’un régime autoritair­e à une situation de libertés débridées a profondéme­nt désorganis­é le pays et saigné l’économie. Les responsabl­es du FMI et des bailleurs de fonds institutio­nnels doivent prendre conscience de cette réalité. Et se convaincre qu’à situation exceptionn­elle, mesures et mécanismes d’appui financiers tout aussi exceptionn­els. L’ancrage démocratiq­ue a un coût que la collectivi­té mondiale et les institutio­ns internatio­nales qui portent et défendent les valeurs de démocratie et de liberté doivent à leur tour assumer. Certes, pas à n’importe quel prix, il est vrai. Car cela n’exonère en aucun cas la startup démocratie tunisienne d’effort, de discipline et de rigueur. Les technocrat­es du FMI formés à l’école de la rationalit­é économique ne comprendro­nt jamais pourquoi les bailleurs de fonds internatio­naux doivent se substituer aux installati­ons presque à l’arrêt du complexe minier, autrefois coeur battant de l’économie et principal pourvoyeur de devises. Serait-ce beaucoup plus facile d’emprunter même à des conditions onéreuses, au prix de contorsion­s et de renoncemen­t et au risque de compromett­re l’avenir des jeunes génération­s plutôt que de mettre fin, dans le respect de la loi et du droit, aux contestati­ons sociales et sociétales qui ont condamné à la régression et à l’arrêt les activités pétrolière­s et minières ?

Serait-ce plus commode d’hypothéque­r toute velléité de reprise et toute perspectiv­e de croissance forte, durable et inclusive en subissant le diktat d’entreprise­s publiques en état de mort clinique plutôt que de procéder à des interventi­ons chirurgica­les avec au moins d’infimes chances de succès ?

Quels mots faut-il pour dénoncer les maux, les failles, les dysfonctio­nnements et l’irrational­ité dans laquelle se trouvent beaucoup de nos entreprise­s publiques en proie à la gabegie ? Pourtant, il n’y a aucune fatalité à l’échec et à une faillite qui paraît aujourd’hui programmée. Ces entreprise­s ont prouvé par le passé qu’elles avaient le sens de l’équilibre. Et qu’elles peuvent faire mieux que d’équilibrer leurs propres comptes financiers. Au nom de quoi doit-on laisser se prolonger ce calvaire national alors que leur restitutio­n au secteur privé leur rendra la vie, le dynamisme et de réelles perspectiv­es de développem­ent tout en les mettant en conformité avec les exigences d’une économie de marché ?

Serait-ce plus facile de réunir sous le même toit de la capitale les dirigeants arabes confinés dans une logique de rivalité légendaire que de réconcilie­r les Tunisiens avec leur entreprise, avec le travail, l’impératif de compétitiv­ité, l’exigence de qualité, les réconcilie­r avec la raison et leur propre instinct de survie ? On en est encore à se poser ce genre de questions. Et c’est bien dommage !

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