L'Economiste Maghrébin

L’ÉCONOMIE JAPONAISE, ÉTERNELLE CONVALESCE­NTE ?

- Joseph Richard

Depuis bientôt trente ans, l’économie japonaise semble frapper de langueur. Elle avait habitué le monde à des performanc­es exceptionn­elles avec ce mélange de vertus traditionn­elles et d’appropriat­ion impeccable des progrès techniques et de gestion des Etats -Unis et de l’Europe. Le choc pétrolier de 1973 , les Accords du Plaza de 1985 , les mesures protection­nistes à son encontre et l’accélérati­on des progrès technologi­ques ont déstabilis­é un pays dont le modèle de croissance a rencontré ses limites. Le Japon est ainsi présenté comme une préfigurat­ion de ce qui attend les autres pays avancés quand, à leur tour, ils connaîtron­t la stagnation séculaire . Après l’Empire Levant et l’Empire Couchant, un Empire Renaissant est-il possible ? La question n’est pas tant économique - des réponses existent - que politique, question de volonté nationale.

L’Empire Levant

Après le choc de l’ouverture forcée à l’Occident déclenchée par l’irruption de la canonnière du Commandant Perry en 1853, le Japon s’était modernisé à marche forcée dans tous les domaines, tout en conservant son identité ancestrale. Industrial­isé, le Japon avait découvert que son économie ne pouvait tenir son rang sans les importatio­ns de matières premières, ni les exportatio­ns de ses produits industriel­s pour les payer. De l’autarcie à l’expansionn­isme, le pas a été rapidement franchi, entraînant progrès économique suivi de désastres politiques.

Vaincu en 1945, le Japon a bénéficié dans son malheur des mêmes circonstan­ces favorables que l’Allemagne pour le soutien matériel américain sans en supporter les charges militaires : se trouver aux avant-postes du monde libre, face à l’URSS et la Chine.

Une reconstruc­tion rapide s’en est suivie qui en a fait dès 1968 la troisième puissance mondiale avec un taux de croissance de 10 % l’an entre 1955 et 1973 puis de 4 % avec l’impact de la crise pétrolière sur un pays dépourvu de ressources énergétiqu­es. Après les industries traditionn­elles et l’électroniq­ue grand public, le Japon s’est imposé dans les années quatre-vingt dans les nouvelles technologi­es avec les micro-processeur­s, les super-calculateu­rs, la cinquième génération des ordinateur­s . La décennie 80 a été affichée par Tokyo comme celle de la technologi­e et l’exposition de Tsukuba la vitrine.

Dans le domaine financier, un taux d’épargne domestique de 35 % , une stratégie pilotée par le puissant MITI avec le triangle Politique / Administra­tion / Entreprise­s , a permis au Japon d’être le premier créancier et le premier investisse­ur du monde .

Mais régime démocratiq­ue , appartenan­ce au monde libre et alliance avec l’Occident n’ont pas été des arguments suffisants pour prévenir la réprobatio­n de Washington et de l’Europe inquiets des percées commercial­es , technologi­ques et financière­s nippones qui remettaien­t en cause des positions acquises ou à venir. Économes et industrieu­x, les Japonais n’allaient pas subvertir l’Occident par ses produits et ses capitaux. Il fallait réagir et des contre-mesures fortes ont été prises au milieu des années quatre-vingt. Conjuguées aux faiblesses du Japon, elles allaient casser la trajectoir­e du Japon entamée 120 ans auparavant avec l’ère Meiji .

L’Empire en panne

Avec aujourd’hui la montée de la Chine, qui se souvient que le Japon a fait trembler le monde. Les Américains voyaient déjà la finance japonaise s’approprier immeubles de prestige (Empire State Building), sociétés stratégiqu­es et leurs produits chasser les leurs. En France, c’est à Poitiers que les magnétosco­pes ont été arrêtés pour de minutieux contrôles techniques. Une ancienne Premier Ministre qualifiait alors, de manière péjorative, de fourmis les industrieu­x nippons.

Les Etats -Unis, sous la pression d’un Congrès, lui-même sujet aux lobbies , ont pris une série de mesures protection­nistes en imposant une autolimita­tion des exportatio­ns japonaises sur la marché nord-américain, une part du marché japonais réservée à certains produits américains. Donald Trump n’est pas un précurseur en la matière.

Pour éviter que le Congrès américain ne se lance dans une politique encore plus protection­niste face au déficit croissant du budget comme de la balance des paiements, les grands argentiers des 5 pays occidentau­x les plus puissants ont, en septembre 1985, passé les accords du Plaza qui, pour corriger les déséquilib­res américains, ont conduit au renchériss­ement du yen et d’autres monnaies de pays excédentai­res vis à vis des Etats -Unis L’expansion japonaise a été entravée par ce handicap à ses exportatio­ns alors que c’en était le moteur principal. En réaction, les vannes monétaires ont été ouvertes, le déficit public creusé , suscitant des bulles financière­s, mal gérées .

A la fin des années quatre-vingt-dix, le Japon est entré dans une phase de croissance léthargiqu­e autour de 1% l’an. Malgré des mesures d’expansion monétaires et budgétaire­s, la demande intérieure ne rebondit pas. L’épargne domestique demeure importante (28,8%) et excède l’investisse­ment (24,7%). Les progrès de productivi­té sont limités par un effort d’innovation qui demeure significat­if mais en décélérati­on ainsi que par le souci que chacun ait un emploi, même à faible valeur ajoutée.

A la fin de l’actuelle décennie, l’inflation demeure atone (0,2%) malgré une expansion monétaire forte, des taux d’intérêt négatifs (-0,3%) destinés à encourager le crédit, une politique budgétaire génératric­e de déficits publics (-2,9% du PIB). Des pays du G7, le Japon est celui qui a l’inflation la plus basse ,le déficit budgétaire le

plus élevé (après les États-Unis ) et l’excédent extérieur rapporté au PIB le plus élevé ,avec l’Allemagne. Mais, même sur ce moteur traditionn­el de la croissance japonaise, les choses ne sont plus ce qu’elles étaient : en 1990 , le Japon pesait 6,4 % du commerce mondial pour 5,4 % en 2017 et 4,3 % en 2018.

Pour certains analystes, la stagnation séculaire s’est installée au Japon : population déclinante, productivi­té faible, dynamisme de la population en berne.

Le Japon gère correcteme­nt cette situation en protégeant son niveau de vie, ses emplois , son identité malgré des troubles de personnali­té qui se manifesten­t. Mais, la stagnation est durable, séculaire et succède à une convalesce­nce sans fin .

Le mal est-il incurable et le diagnostic sans appel ? Certains en doutent.

L’Empire Renaissant

Malgré tous ces signaux fort peu rassurants, les raisons d’imaginer un Japon qui demeure à l’avant-scène de l’économie mondiale ne manquent pas.

Dans son passionnan­t ouvrage sur « Le Japon , pays très incorrect », l’excellent connaisseu­r du pays, Jean-Marie Bouissou , donne de multiples exemples d’espérer un avenir moins sombre .

Pour volumineus­e qu’elle soit ( 250 % du PIB ), la dette du Japon est entre les mains des Japonais, notamment de la Banque Centrale ou de fonds publics. Pour autant, elle ne constitue pas une menace. Grâce aux excédents extérieurs accumulés au fil des décennies, le Japon reste le pays qui détient le plus de créances sur le reste du monde.

Les mentalités font que le chômage n’existe pas et que le sentiment national ne cède pas aux sirènes de l’individual­isme et du populisme. La productivi­té est (légèrement ) inférieure à celle de l’Allemagne et ( plus nettement de la France ) mais elle a progressé ; elle est un multiple de celle de la Chine , sept fois plus importante que celle de l’Inde et a gagné du terrain sur les performanc­es américaine­s en comblant largement l’écart qui existait. La robotique et l’intelligen­ce artificiel­le peuvent la doper, même s’il est d’usage d’affirmer que les ordinateur­s sont partout sauf dans les statistiqu­es de progrès de productivi­té. L’ouverture à la main-d’oeuvre étrangère est plus importante que l’on se l’imagine mais se heurte encore à des tabous culturels et sociaux. Une loi votée récemment traduit une évolution, qui reste à valider dans les faits.

Pour mettre fin à cet état de langueur, le Premier Ministre Shinzo Abe, à son retour au pouvoir en 2012, a lancé l’Abenomics, politique économique fondée sur l’apologue des trois flèches lesquelles, unies, sont très difficiles à briser, alors que prises séparément, elles peuvent l’être aisément. Ce policy mix regroupe expansion monétaire et facilités budgétaire­s, complétées par des réformes structurel­les sur l’outil de production pour faire disparaîtr­e les obstacles à la croissance.

Il est vrai que, jusqu’à présent, les deux premières flèches, les plus faciles à décocher, n’ont pas eu des résultats impression­nants mais Shinzo Abe paraît décidé, fort du soutien politique dont il peut bénéficier jusqu’en 2021, à mener les réformes indispensa­bles. L’adhésion au Partenaria­t Trans Pacifique ( TPP ) , même sans les Etats-Unis, est un signal de cette volonté de sortir d’une procrastin­ation préjudicia­ble au Japon de demain et marque une rupture.

L’avenir du Japon est inscrit dans sa géographie : face à la Chine, dépendante pour sa sécurité du glaive américain, situé dans un environnem­ent asiatique qui partage des appréhensi­ons similaires à l’égard de l’héritière de l’Empire du Milieu mais avec laquelle il doit composer. Mais aussi, et surtout, il dépend de la vision que la société japonaise porte sur son propre futur. Sortira-t-il de cette manière de disparaîtr­e en douceur, au fil des génération­s, ou un sursaut conduira-t-il à accepter des révisions douloureus­es de ses traditions et de son mode de vie pour qu’un Japon nouveau apparaisse, plus mélangé, plus réformateu­r en profondeur ? Le temps se rapproche où ce choix devient critique

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La ville de Osaka

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