COLORIAGE SIMULATEUR ET CAMÉLÉON VOYAGEUR
Le Principe d’Archimède peut également s’énoncer ainsi concernant la vie politique tunisienne : « plongée dans un étang, elle bénéficie d’une pression de bas en haut qui fait flotter les épaves ». Evidemment, ce qui est solide et consistant coule tandis que ce qui est léger flotte. Une écume verdâtre, filamenteuse surnage à la surface des eaux dormantes. Les citoyens sidérés peuvent observer les postures, les gesticulations, les contorsions, les mièvreries, les simulations, les simagrées, les tartufferies... et sont saturés par un flux informationnel superflu dans la plupart des cas. Alors que dans les profondeurs du non-dit et de l’invisible à l’oeil nu se déroule l’essentiel de leur destin.
Après une campagne électorale frelatée, on nous assène des campagnes d’un autre genre. Elles sont si bariolées certes ! Mais elles annoncent le démantèlement graduel et sournois de l’État et ses structures sous le cliché « Achaab Yurid », récupéré par les marmitons d’une ratatouille idéologique peu ragoûtante. Tout ce qui passe sous la main se fait badigeonner, on enduit à tour de bras comme pour couvrir la misère. Un cache-misère de la politique conçu pour revêtir l’illisibilité des couleurs de l’illusion. Les jeunes, dit-on, sont comme par hasard la cheville ouvrière de ces opérations de détournement de l’attention sur une situation embrouillée, sans doute à leur insu.
Sauf que le persiflage à la manière tunisienne, qui a l’art de railler agréablement, s’en mêle encore pour donner une explication à l’apparition de tous ces pots de peintures multicolores et ces pinceaux bénévolement distribués comme par enchantement sur tout le territoire pour recouvrir nos murs et nos terrasses. C’est finalement sur une inénarrable secte, -encore une- inconnue chez nous jusqu’à présent, que nos facétieux tombent à bras raccourcis : la tariqa karkariya. On reconnaît ses adeptes notamment à leur vêtement, la mouraqqa’a (la rapiécée), composée de plusieurs pièces de tissus colorés. Certains parmi ces persiffleurs assurent que la tariqa karkariya disposent de milliers de partisans, notamment dans nos administrations. En jouant sur les mots à travers une traduction littérale pour dire traînailler ou perdre du temps à ne rien faire ou à n’accomplir que des choses futiles ! Quant au rapiéçage, on en viendra lorsqu’un gouvernement sera formé.
La stratégie de la distraction
Ainsi, la stratégie de la distraction devient le recours systématique pour détourner l’attention du public des problèmes vitaux qui demeurent non résolus, grâce à ce déluge continuel de dérivatifs multiformes et multicolores. La vigilance reste donc de mise. Il s’agit de voir net tout en prenant du recul, ce qui pousse à regarder au-delà des écrans de fumée, pour surprendre ceux qui agissent dans l’invisibilité. Pour la énième fois, Rached Ghannouchi rencontre le président turc et président de l’AKP, Recep Tayyip Erdogan. La dernière s’est effectuée le 21 octobre 2019 à Istanbul. Juste après des élections qui continuent de susciter tant de questions. Outre la raison apparente qui est avancée à chaque fois, cette fois-ci c’est la troisième édition du TRT World, organisée par la Radio-Télévision de Turquie (TRT) et qui rassemble les «leaders» d’opinion afin « de trouver des solutions aux impasses culturelles, politiques, économiques et sociales » (sic). Nombreux sont les Tunisiens qui aimeraient bien savoir si le TRT World ne serait pas un paravent pour aller consulter la «Sublime Porte» comme au temps de l’Empire ottoman. Les dessous de cartes de cette fréquentation assidue méritent d’être révélés aux Tunisiens.
Le non-dit dans le cas de cette relation équivoque est lié à l’absence ou au refus de dire. La problématique qu’on pourrait
Une proximité préoccupante d’un mouvement politicoreligieux domicilié en Tunisie et ses dirigeants avec un gouvernement turc de la même obédience qui se positionne et nourrit l’ambition de devenir la principale force dans la région. Actuellement, la Turquie par le biais de son néo-ottomanisme islamiste se sert de toutes ses cartes pour mener à bien son projet régional.
soumettre est de savoir quelle est la part du non-dit après ces rencontres quasi-régulières. Il s’agit de « percer » l’inaccessible de ces conciliabules. Voir si elles cacheraient un sens interdit. Ne pas dire, ne pas vouloir dire, ne pas devoir dire, ne pas pouvoir dire ? Ce mutisme calculé, ne pourrait-il pas exprimer, dans certains cas, les interdits les plus inavouables, voire l’indicible ? Du mutisme aux multiples faits et actes constatés, il y a un vaste champ de présomptions.
Mais, en dehors de l’appartenance à la même confrérie, quel intérêt d’entretenir une relation si obscure avec un système politique turc fissuré par une situation économique de plus en plus difficile et une situation régionale dramatique : enlisement dans la crise syrienne et mise en difficulté en Égypte après la disparition du gouvernement des frères musulmans, désaccords avec les Etats-Unis d’Amérique et l’Europe... L’offensive dans le nord de la Syrie contre les Kurdes provoque un tollé général. Solitaire, le régime turc est isolé dans la région et au plan international. De surcroît, des signes inquiétants d’ingérence dans les affaires intérieures tunisiennes ont été dénoncés maintes fois par plus d’un observateur.
Habib Bourguiba et Mustafa Kemal Atatürk
On ne peut oublier que la Tunisie fut réduite en 1574 à l’état de province turque ou pachalik, rattachée au gouvernement général d’Alger qui était confiée à un « beylerbey ». Ce fonctionnaire relevait de la cour de Constantinople (la Sublime Porte), et avait la haute main sur toutes les affaires du territoire avec le « Divan » ou Conseil de gouvernement, composé d’anciens officiers de l’armée turque.
Hormis ces événements historiques malencontreux, les deux pays ont eu pour dénominateur commun le fait d’avoir chacun un leader dont le prestige dépassait le simple cadre politique : Habib Bourguiba et Mustafa Kemal Atatürk. Tous les deux sont considérés comme émancipateurs et bâtisseurs, chacun de son côté, d’un État moderne. La visite officielle de Bourguiba en 1965 marqua un tournant décisif dans la diplomatie des deux pays. Ensuite, les deux pays qui étaient confrontés aux mêmes difficultés engendrées par une économie mondiale mouvementée renforcèrent leur coopération bilatérale. En témoigne cet extrait d’un article de L’Economiste Maghrébin, publié en 2001 : « Tunisie-Turquie ! Deux destins qui se sont pendant longtemps croisés à travers l’Histoire et qui convergent de nouveau. Comme un jeu de miroir d’une marche forcée des deux pays à travers les méandres d’une réalité mondiale baptisée pudiquement globalisation ».
Le mauvais tournant a été pris avec l’arrivée au pouvoir de ce parti islamiste l’AKP (Les relations avec la Turquie, «Something is rotten...» L’Economiste Maghrébin-6 mars 2017), qui s’est progressivement radicalisé à l’intérieur, dans une dérive autoritaire marquée par une multiplication d’atteintes aux libertés publiques, notamment à l’encontre des avocats, des journalistes et des universitaires... Puis, vers l’extérieur avec son recours aux mercenaires jihadistes, y compris Daech pour servir à la déstabilisation d’autres pays comme l’Irak, la Syrie, la Libye... Rappelons-nous les propos tenus en 1997 par Recep Tayyip Erdogan: « Les mosquées sont nos casernes, les coupoles nos casques, les minarets nos baïonnettes, les croyants nos soldats… » ou encore : « La démocratie, c’est comme le bus, on en descend une fois arrivé à destination » !
Domination régionale
Nous avions depuis des années constaté une proximité préoccupante d’un mouvement politico-religieux domicilié en Tunisie et ses dirigeants avec un gouvernement turc de la même obédience qui se positionne et nourrit l’ambition de devenir la principale force dans la région. Actuellement, la Turquie par le biais de son néo-ottomanisme islamiste se sert de toutes ses cartes pour mener à bien son projet régional. C’est son affaire. Mais, lorsque ses gouvernants utilisent des groupes extrémistes ou des plates-formes de la confrérie, comme outils de mise en oeuvre de sa politique dans un certain nombre de pays arabes, étendre sa domination régionale et caser ses pions, cela devient inadmissible.
La coopération constructive, basée sur le respect des intérêts nationaux et sur la non-ingérence dans les affaires intérieures, est bénéfique pour tous. Cependant, l’ingérence dans les affaires intérieures ou l’intromission dans nos problèmes internes, par l’entremise de personnages mus par des desseins funestes pour la Tunisie est à refuser absolument