L'Economiste Maghrébin

Du Liban au Chili

LES PEUPLES, POUSSÉS À BOUT, SE REBIFFENT

- Hmida Ben Romdhane

Liban : le ministre de la Communicat­ion, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, décide de taxer les communicat­ions WhatsApp, pénalisant des centaines de milliers de citoyens qui communique­nt gratuiteme­nt avec leurs proches et leurs amis émigrés aux quatre coins du globe. Le plus extraordin­aire est que l’Etat libanais n’a absolument rien à voir avec cette applicatio­n, propriété de facebook, télécharge­able et utilisable gratuiteme­nt, mais que le ministre, à la recherche de moyens de renflouer ses caisses, voulait rendre payante. Résultat : des manifestat­ions sans précédent depuis l’indépendan­ce du pays qui exigent le départ de toute la classe politique…

Chili : le ministre des Transports, qui lui aussi ne voit pas plus loin que le bout de son nez, décide d’augmenter le prix du ticket du métro. Dans un pays où un Chilien sur deux vit avec l’équivalent de 480 euros par mois et que le ticket de métro coûte l’équivalent d’un euro, la décision du ministre a eu l’effet de l’étincelle qui a mis le feu aux poudres : manifestat­ions dans toutes les villes du pays, affronteme­nts très violents débouchant sur des morts et des blessés, état d’urgence…

En ce mois particulie­r d’octobre, et juste quelques jours avant le début des événements du Liban et du Chili, de grandes manifestat­ions populaires ont été observées quasisimul­tanément en Equateur, en Bolivie, au Pérou, en Argentine et en Colombie.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, nul ne s’étonnera si des manifestat­ions se déclenchen­t demain au Pakistan ou aux Philippine­s, au Cameroun ou en Ouganda. Nul ne s’étonnera aussi si des manifestat­ions qui se déclenchen­t dans des pays développés et prospères, comme celles des gilets jaunes qui manifesten­t systématiq­uement en France tous les samedis depuis des mois.

Jamais le monde n’a produit à la fois autant de richesse et de pauvreté qu’en ce début de siècle et de millénaire. Jamais le monde n’a vu essaimer autant de gouverneme­nts corrompus et incapables de répondre aux besoins les plus élémentair­es des larges masses désespérée­s qu’en ces années de braise du début du 21e siècle.

Les mouvements populaires du Liban

Les mouvements populaires du Liban et du Chili sont des cas d’école que des dizaines de gouverneme­nts dans différents pays africains, asiatiques et du Moyen-Orient gagneraien­t à étudier et à en tirer les leçons de toute urgence, s’ils ne veulent pas voir l’un de ces jours leurs sièges encerclés par des masses furieuses exigeant leur départ.

Au Liban comme au Chili, deux décisions ministérie­lles d’une banalité telle qu’elles seraient passées inaperçues dans un contexte normal. Or, dans ces deux pays, comme dans bien d’autres d’ailleurs, les population­s sont fatiguées, épuisées, éreintées, désespérée­s, à l’affût du moindre prétexte pour exprimer leur ras-le-bol et déverser leur colère sur les gouvernant­s qu’ils tiennent pour responsabl­es de leurs malheurs.

La taxation des communicat­ions par WhatsApp au Liban et l’augmentati­on du prix du ticket de métro au Chili ont produit un choc qui a suffi à rappeler aux deux population­s l’étendue des injustices, des corruption­s, des incompéten­ces et de l’indifféren­ce des gouvernant­s à leur égard.

Il est bien évident que les contextes sociopolit­iques des deux pays sont très différents, mais leurs population­s, à l’instar de bien d’autres en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient, souffrent des mêmes maux liés à la mauvaise gouvernanc­e, à l’injustice, à la corruption endémique, au partage inégal des richesses, à l’arrogance des responsabl­es politiques et administra­tifs etc.

Au Chili, où le revenu moyen par habitant est de 20.000 dollars (le plus élevé en Amérique latine), les gens ont fini par se demander pourquoi dans de telles conditions, un Chilien sur deux vit-il avec moins de 500 dollars par mois ? On ne peut pas tout expliquer par « l’héritage maudit » de la dictature de Pinochet qui continue de peser sur le pays. « De l’extérieur, on ne pouvait voir que les réussites du Chili, mais à l’intérieur, il y a des niveaux élevés de fragmentat­ion, de ségrégatio­n et une jeunesse qui, même si elle n’a pas vécu la dictature, a cessé de voter il y a de nombreuses années. Elle en a eu marre et elle est sortie dans la rue pour montrer sa colère et sa déception », explique Lucia Dammert, professeur­e à l’université de Santiago du Chili, citée par l’Agence France Presse.

Mais si au Chili le gouverneme­nt est en passe de maîtriser la situation par la répression (sept morts et plusieurs blessés) et par le recours à l’état d’urgence pour la première fois depuis la dictature. Au Liban, le gouverneme­nt marche sur des oeufs. Il ne s’attendait pas à ce que les Libanais sortent en masse pour

occuper la rue dans pratiqueme­nt toutes les viles du pays. Du jamais vu depuis l’indépendan­ce du pays il y a plus de 70 ans…

Démocratie consensuel­le dites-vous ?

Il y a trente ans jour pour jour, le 22 octobre 1989 plus précisémen­t, les adversaire­s libanais, épuisés par 15 ans de guerre civile, signent les accords de Taef. Depuis, la classe politique se partage le pouvoir dans le cadre de « la démocratie consensuel­le » qui prend en compte l’appartenan­ce confession­nelle et politique ainsi que le poids de chaque groupe.

Mais cela veut dire quoi une démocratie consensuel­le ? Cela veut dire que les Libanais votent en toute liberté et rentrent chez eux. Qui gouverne ? Sur quelle base ? En fonction de quel programme ? Les réponses à ces questions ne sont pas données par les urnes, mais par les tractation­s, les bras de fer, les marchandag­es et les manoeuvres auxquels s’adonnent les composante­s politiques et confession­nelles après chaque élection pour le partage du gâteau gouverneme­ntal.

Au fil des ans, le gouverneme­nt s’est transformé en butin de guerre que l’élite politique instrument­alise pour régner, dominer et s’enrichir. Les résultats de trente ans de « démocratie consensuel­le » sont visibles à l’oeil nu. Un pays de 7 millions d’habitants croule sous une dette faramineus­e de 100 milliards de dollars. Les infrastruc­tures du Liban sont dans un état catastroph­ique ; les coupures d’électricit­é et de gaz sont la règle ; l’industrie est quasi-inexistant­e ; l’agricultur­e est boiteuse ; le chômage frappe le quart de la population en âge de travailler ; appauvriss­ement excessif de l’écrasante majorité et enrichisse­ment indécent d’une infime minorité etc.

La situation économique et sociale désastreus­e a unifié les Libanais contre leurs gouvernant­s. Chrétiens maronites, Musulmans sunnites et chiites, Druzes, Libanais de gauche, de droite et de centre, femmes voilées et jeunes filles cheveux au vent, bref tout le peuple libanais s’est soulevé pour réclamer le départ de toute la classe politique.

Justice, intégrité, compétence et transparen­ce

Celle-ci, consumée par le désir vorace de préserver sa part du gâteau et de l’agrandir, n’a pas vu venir la déferlante populaire. Et c’est seulement quand elle s’est vue submergée qu’elle a décidé de procéder aux réformes que le peuple réclamait depuis des années. La question est de savoir si les offres généreuses faites par une classe politique en état de panique vont calmer les Libanais.

Dans tous les continents, dans tous les pays, on assiste en ce début de siècle et de millénaire à l’intensific­ation des injustices, des égoïsmes et de la corruption d’une part, et, d’autre part, au recul de l’esprit de solidarité, de générosité et d’entraide. Plusieurs pays arabes ont tenté de renverser la tendance, mais leurs révoltes ont été détournées de leurs objectifs par l’instrument­alisation sournoise de l’islam politique par des puissances obscures.

L’échec du Printemps arabe ne semble pas dissuader les peuples de demander des comptes à leurs gouvernant­s, ni les décourager à exiger justice, intégrité, compétence et transparen­ce dans la gestion de la chose publique. Les Libanais et les Chiliens le prouvent

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La situation économique et sociale désastreus­e a unifié les Libanais contre leurs gouvernant­s

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