L'Economiste Maghrébin

TURQUIE, VERS UNE RÉACTUALIS­ATION DE L’OTTOMANISM­E…!

- Khalifa Chater

L’invasion du Nord-Est de la Syrie, pour “lutter contre les forces Kurdes”, dans cette région frontalièr­e, s’inscrirait aussi dans les velléités d’Ankara de reconstitu­er l’Empire ottoman. Il s’agirait donc d’une première étape de cette stratégie. Exerçant le titre de calife et de gardien des lieux saints, le sultan ottoman dominait, jusqu’ à la fin de la Première Guerre mondiale, le Moyen-Orient. Donne nouvelle, la nouvelle politique turque est confirmée par l’adhésion du président Erdogan à l’islam politique et l’instrument­alisation de cette idéologie pour faire valoir ses volontés à travers divers mécanismes : guerre en Syrie, interventi­on déclarée et soutien de la mouvance islamique Fejr Libya, soutien en Tunisie du parti Ennahdha et conflit avec le régime anti-islamique du général Sissi, en Egypte.

L’invasion de la Syrie

Lors du “printemps arabe”, suite à l’interventi­on des puissances régionales (Turquie, pays du Golfe) et internatio­nales (USA et Europe), la Syrie devint le champ d’une longue guerre civile, sous prétexte d’assurer la démocratis­ation. Cette initiative permit à Daech de développer son action et d’affirmer sa volonté d’installer le califat. Dans le cadre de ses velléités islamistes, il procéda à l’attaque des minorités chrétienne­s, à les refouler ou les réduire en esclavage. A cet effet, Daech, conforté par les différents courants de l’islam politique, reçut les volontaire­s des différents pays arabes. Venus à son secours, la Russie, l’Iran et renforts de Hizb Allah réussirent à maintenir le régime, sans éviter son fractionne­ment de fait. L'offensive lancée mercredi 9 octobre par la Turquie dans le nord-est de la Syrie, ciblant les forces kurdes, prolonge la nuit syrienne.

L'offensive a débuté moins de trois jours après la décision de Donald Trump de redéployer une partie du millier de militaires américains présents à la frontière turco-syrienne, poursuivan­t leur offensive sur les territoire­s syriens tenus par les Forces démocratiq­ues syriennes (FDS) qui ont joué un rôle décisif dans les combats contre l'Etat islamique. Ces forces retenaient, d’ailleurs, des milliers de Jihadistes et des dizaines de milliers de leurs proches qui sont en détention. Discours de justificat­ion, la Turquie veut créer une «zone de sécurité» dans la région frontalièr­e pour en écarter les miliciens kurdes et y transférer plusieurs millions de Syriens réfugiés sur son territoire, mais les grandes puissances craignent que l'opération ne relance le conflit. Selon Mevlut Cavusoglu, ministre turc des Affaires étrangères, les forces turques n'ont pas l'intention de s'enfoncer au-delà de 30 kilomètres dans le territoire syrien. Peut-on sousestime­r l’ampleur de cette expansion, aux dépens d’un Etat souverain ?

Les forces turques ont déjà pénétré plus de 5 km en territoire syrien, Ankara s'appuyant sur 25 000 rebelles de l'Armée syrienne libre, qui reviennent du front. Les combats sont très violents. Outre le nombre de morts, la région attaquée est l’objet d’une forte émigration kurde vers les régions avoisinant­es. D’autre part, l’invasion syrienne libéra, - par choix d’alliés ou par situation de fait - les jihadistes emprisonné­s par les forces démocratiq­ues syriennes. Ce qui leur permet de se disperser partout ailleurs. Depuis Ankara, le président Erdogan a déclaré qu'il allait écraser les miliciens kurdes, des terroriste­s selon lui, puisqu’ils sont liés au PKK, un groupe séparatist­e actif en Turquie depuis trente ans.

Une mise à l’épreuve de la géopolitiq­ue internatio­nale !

La Syrie semblait isolée. Réuni le 10 octobre, le Conseil de Sécurité, saisi par ses membres européens, évoqua l’offensive militaire turque au nord-est de la Syrie sans prendre de mesures. Le soutien de la Ligue des Etats Arabes est plutôt moral, mais sans effet sur le terrain (réunion des ministres arabes des Affaires étrangères, Le Caire, le 12 octobre). D’autre part, l’interventi­on militaire d’Ankara au nord de la Syrie “préoccupe” l’Otan. C’est ce qu’en a dit son secrétaire général, Jens Stoltenber­g, le 11 octobre à Londres. Membre de longue date de l’Alliance atlantique – depuis 1952 –, la Turquie défie les autres membres de l’Otan avec son interventi­on unilatéral­e à la frontière turco-syrienne. “La Turquie pourrait être marginalis­ée au sein de l’Otan”. Mais assurent des observateu­rs “il n’y aura pas de sanctions au niveau de l’Otan”.

Dépassant son attentisme, le président Trump a dépêché à Ankara son vice-président Mike Pence, après avoir pris des sanctions contre le gouverneme­nt turc. L’accord conclu jeudi 17 octobre prévoit un cessez-le-feu dans le nord de la Syrie aux termes duquel les miliciens kurdes des Unités de protection du

peuple (YPG) ont cinq jours pour se retirer. L'accord est important car il annihile le prétexte turc de l’interventi­on.

La rencontre Recep Tayyip Erdogan et son homologue russe Vladimir Poutine à Sotchi (Russie), le 23 octobre, a été décisive. Suite à cette rencontre qui a duré six heures, la Turquie a annoncé mardi soir qu'elle ne reprendrai­t pas son offensive militaire contre les forces kurdes dans le nord de la Syrie, à l'issue d'un accord avec la Russie. Les deux présidents ont annoncé qu'ils avaient trouvé une entente pour contrôler la frontière turco-syrienne. Pour réaliser le retrait des forces kurdes de la zone frontalièr­e, des militaires russes et des gardes-frontières syriens seraient stationnés du côté syrien de la frontière avec la Turquie à partir de ce mercredi à midi.

Une réactivati­on de l’ottomanism­e ?

Au XVIe siècle, l'Empire ottoman, au faîte de sa puissance, étendait sa domination à l’Afrique du Nord : en 1517, l’Empire mamelouk s’effondre et l’Égypte, ainsi que la Syrie et la Palestine passent sous le joug ottoman. D’autre part, les corsaires ottomans conquièren­t ensuite la Libye et l’Algérie, puis prennent la Tunisie aux Espagnols. Seul le Maroc résiste à la pression ottomane. Mais la donne a changé au XVIIIe siècle. Considéré comme “l’homme malade” de l’Europe, la Turquie dut son salut et échappa au partage, au désaccord entre les puissances de l’époque, puisque la Grande Bretagne défendait l’intégrité de l’Empire ottoman pour éviter une entrée de la Russie en Méditerran­ée.

Mais elle gardait, tant bien que mal, son aire de tutelle. En Algérie, la junte turque gouverna le pays, jusqu’à son occupation, en 1830. En Tunisie, le pouvoir ottoman était plutôt symbolique. Situation similaire en Libye, où la dynastie des Karamanly bénéficiai­t d’une autonomie de fait, jusqu’à l’abdication du Beylerbey Yousouf, en 1832. Mais l’occupation mit fin à la domination ottomane. Au Moyen-Orient, les Turcs exerçaient une domination directe. Leur gouvernanc­e suscitait le mécontente­ment de la population. A l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Empire, ayant perdu la guerre, est totalement démembré. Ses provinces arabes sont notamment partagées entre les Français et les Britanniqu­es, qui obtiennent de la Société des Nations des mandats, les premiers sur la Syrie et le Liban, les seconds sur l’Irak, la Palestine et la Transjorda­nie.

Une réactivati­on de l’ottomanism­e apparaît, dans les conditions actuelles, comme une utopie. Le nationalis­me arabe ne peut s’en accommoder. L’ottomanism­e, perçu comme un archaïsme, ne constitue le rêve de personne. D’autre part, l’idéologie de l’islam politique du président Erdogan ne peut coexister avec la démarcatio­n géopolitiq­ue arabe actuelle

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia