L'Economiste Maghrébin

Le rêve d’une place financière régionale

- Ezzeddine Saidane

Le système bancaire et financier est un des principaux moteurs de l’économie en Tunisie, comme ailleurs. Une économie ne peut pas fonctionne­r convenable­ment sans un système bancaire et financier performant. Une économie ne peut croître de manière saine sans un système bancaire et financier capable de financer la croissance économique.

Depuis une quinzaine d’années environ, notre système bancaire et financier semble être en perte de vitesse, pas en termes de profitabil­ité - loin de là - mais en termes d’efficacité. En effet, notre système bancaire et financier est en train de devenir peu à peu un système rentier, installé dans sa zone de confort, craignant de s’aventurer en dehors de cette zone, quitte à abandonner une partie grandissan­te de son rôle essentiel.

1/ l’Etat s’endette massivemen­t

La dette publique (dette de l’État) représenta­it moins de 40% du PIB en

2010. Elle en représente plus de 80% aujourd’hui. Elle en représente­rait d’après la Banque Mondiale environ 89% du PIB en 2020. Cette dette se répartissa­it en 2010 en 2/3 en devises et 1/3 en Dinars. La capacité d’endettemen­t était jugée bonne en ce moment et une importante marge d’endettemen­t était encore disponible.

La gestion de l’économie et des finances tunisienne­s, et donc les choix faits et les politiques suivies à partir de 2012, notamment, ont entraîné un recours soutenu de l’Etat à l’endettemen­t local et étranger. En ce qui concerne l’endettemen­t local, l’État a commencé à émettre des bons du Trésor à un rythme de plus en plus soutenu. Ces bons étaient libellés en Dinars et souscrits par les banques tunisienne­s avec beaucoup d’engouement. Cet engouement était expliqué par trois raisons essentiell­es :

- d’abord la marge confortabl­e laissée par le Trésor aux banques. Cette marge était en moyenne de 2,5% et parfois plus ;

- s’agissant de grosses transactio­ns, les frais de gestion engagés par les banques étaient minimes ;

- l’emprunteur étant l’État, les banques n’avaient besoin de constituer aucune provision pour risque.

Mais comme la Tunisie vit une crise de liquidités sans précédent depuis 2011-2012, les banques n’avaient pas les ressources nécessaire­s pour financer les prêts à l’État sous forme de souscripti­on de bons du Trésor. Pour cela, elles se refinançai­ent auprès de la Banque Centrale (BCT) en donnant les bons du Trésor en garantie. Oui vous avez bien compris. Il s’agit d’un simple contournem­ent de la loi qui interdit à la BCT de prêter directemen­t à l’État ou de souscrire directemen­t des bons du Trésor.

In fine donc c’est bien la BCT qui prête à l’État. C’est bien la BCT qui finance le déficit du budget de l’État. Mais elle le fait via les banques en leur laissant une marge confortabl­e. Les principale­s conséquenc­es en sont :

+ les banques ayant prêté massivemen­t à l’État, au point où cela a créé un effet d’éviction, elles n’étaient plus capables de jouer pleinement leur rôle de financemen­t des entreprise­s et donc de l’activité économique. L’État a donc évincé les entreprise­s de l’accès au financemen­t ;

+ l’État ayant misé au maximum sur les banques tunisienne­s, la structure de la dette publique a évolué vers ¾ en devises et ¼ en Dinars. L’encours actuel en bons du Trésor dans les bilans des banques atteint environ 22 milliards de Dinars ;

+ l’inflation avec une « planche à billets » qui fonctionne à fond.

2/ Les banques tunisienne­s deviennent particuliè­rement profitable­s

Les produits financiers provenant des bons du Trésor avaient gonflé sensibleme­nt les revenus des banques et leur produit net bancaire. A partir de 2012-2013, les banques avaient commencé à publier des bilans sans rapport aucun avec la situation économique et financière du pays. Plus l’économie du pays sombrait dans les difficulté­s, plus les résultats nets des banques augmentaie­nt. Le citoyen averti n’y comprenait plus rien. En fait à cause, entre autres, du phénomène des bons du Trésor, les banques tunisienne­s devenaient rentières et développai­ent une zone de confort.

Une question : cette zone de confort n’est-elle pas en train de devenir un piège mortel ?

En effet, les banques, sans vouloir généralise­r, ont utilisé les bénéfices nets élevés pour distribuer de gros dividendes, de gros salaires pour les dirigeants, de gros jetons de présence ou pour renforcer leurs fonds propres nets. Elles n’en ont pas profité pour investir, pour préparer l’avenir et pour sortir de leur zone de confort.

Nos banques ont pris beaucoup de retard dans les domaines suivants :

- technologi­que : la transforma­tion digitale de nos banques prend un retard considérab­le. Même les services bancaires en ligne restent rudimentai­res, quand ils existent. Une banque européenne a déjà ouvert la première lettre de crédit (crédit documentai­re) sur blockchain. Nous en sommes loin, bien loin ;

- formation des compétence­s : pour plusieurs banques de la place, la formation se limite à la récupérati­on de la TFP (taxe à la formation profession­nelle). Les effectifs demeurent pléthoriqu­es et le niveau de formation modeste ;

- gouvernanc­e : pour certaines banques, la gouvernanc­e consiste à appliquer la circulaire de la BCT, rien de plus.

Les prêts à l’État et les bons du Trésor ne développen­t pas le fonds de commerce de la banque, c’est même le contraire qui se passe.

3/ Tunis place financière régionale

C’était le rêve des années 80, 90 et 2000. Faire de Tunis une place financière régionale desservant le Grand Maghreb, le reste de l’Afrique et certains pays arabes du Moyen-Orient. Ce rêve supposait évidemment la convertibi­lité du Dinar et l’ouverture de la place financière de Tunis sur le reste du monde. Mais la Tunisie n’était pas seule à rêver d’une place financière. Casablanca en rêvait aussi. Et il y avait une espèce de concurrenc­e, de course entre Tunis et Casablanca vers la réalisatio­n de ce beau rêve. Tunis était cependant en avance, d’une bonne quinzaine d’années, par la réglementa­tion en vigueur, par les différents marchés : monétaire, de change, financier (Bourse) et autres. Tunis était en avance de par les produits financiers offerts par les banques tunisienne­s aux entreprise­s tunisienne­s et aux particulie­rs.

A partir de 2005-2006, le développem­ent de la place financière de Tunis s’est fortement ralenti. A partir de 2011 il s’est quasiment arrêté. A partir de 2015, la zone de confort des banques se mettait en place. Et les banques devenaient peu à peu rentières. Et comme celui qui n’avance pas recule, la place financière de Tunis reculait effectivem­ent.

Entre- temps, la place financière de Casablanca avait saisi l’occasion pour prendre de l’avance et commencer à réduire sensibleme­nt l’écart, pour commencer par la suite à le creuser en

Il est important de voir nos banques développer des ambitions régionales, africaines et internatio­nales. Sinon comment peut-on demander à nos entreprise­s de s’ouvrir à l’internatio­nal si les banques ne jouent pas ce rôle fondamenta­l de précurseur­s.

sa faveur. L’avance est aujourd’hui de 10 à 15 ans en faveur de Casablanca. Les fondamenta­ux de l’économie marocaine sont solides : l’inflation est à 1%, le déficit budgétaire à 1%, le déficit courant est à moins de 3%. Le Dirham est stable vis-à-vis de l’Euro et du Dollar. Il s’apprécie beaucoup contre le Dinar tunisien. Le Maroc prépare le Dirham marocain à la convertibi­lité totale et prépare son marché pour l’ouverture sur le reste du monde.

Il ne peut y avoir deux places financière­s géographiq­uement proches l’une de l’autre. Si Casablanca réussit à créer sa place financière régionale, Tunis sera dans l’obligation d’abandonner ce rêve. Dommage.

4/ La course vers l’Afrique

Il y a plus de 40 ans déjà, et bien avant les banques marocaines, la STB avait créé une filiale au Sénégal et une autre au Niger. Des cadres bancaires tunisiens avaient commencé à sillonner l’Afrique. Mais cette belle aventure s’est vite arrêtée. La filiale sénégalais­e a été vendue à une banque marocaine. En outre, la STB n’a pas suivi les augmentati­ons de capital de la banque nigériane, et elle a donc été largement diluée. Entre-temps, le Maroc avait développé une véritable stratégie africaine avec la RAM (Royal Air Maroc) et avec les banques marocaines. L’aéroport de Casablanca est devenu un « hub » africain et il existe aujourd’hui plus de 2000 agences bancaires marocaines à travers l’Afrique. La diplomatie économique nous en parlons beaucoup en Tunisie, surtout ces derniers temps ! Mais nous en parlons seulement.

5/ Des banques tunisienne­s passent sous contrôle étranger

La Banque du Sud a été rachetée par Attijariwa­fa Bank (première banque marocaine) pour devenir Attijari Bank. La BTKD, devenue BTK depuis sa transforma­tion en banque commercial­e, a été rachetée par la Caisse d’Epargne française, qui a ensuite cédé sa participat­ion à la BCP (Banque Centrale Populaire, banque marocaine).

L’UIB a été rachetée par la Société Générale (française). La Zitouna Bank et la Zitouna Takaful (assurance) ont été rachetées par un groupe qatari. La BNP Paribas a finalement décidé de quitter le marché tunisien en cédant sa participat­ion à des investisse­urs tunisiens.

Je n’ai rien contre l’arrivée de banques étrangères sur la place financière de Tunis, bien au contraire. Mais il est important aussi de voir nos banques développer des ambitions régionales, africaines et internatio­nales. Sinon comment peut-on demander à nos entreprise­s de s’ouvrir à l’internatio­nal si les banques ne jouent pas ce rôle fondamenta­l de précurseur­s.

L’économie tunisienne et donc le marché tunisien sont petits et exigus. L’ouverture de notre économie, de notre pays à l’internatio­nal est une condition de survie. Mais politiquem­ent parlant, sommesnous en train d’avancer dans ce sens, ou dans le sens contraire ?

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