L'Economiste Maghrébin

Discerneme­nt

- Par Hédi Mechri

Il est des images qui restent gravées pour l’éternité dans notre mémoire collective. L’investitur­e du Président de la République par l’Assemblée des représenta­nts du peuple (ARP) - tous deux démocratiq­uement élus- suivie un peu plus tard de la poignée de main entre l’ancien et le nouveau président sur le perron du Palais de Carthage sont de celles-là. Un passage à témoin dans la pure tradition républicai­ne. Comment ne pas s’en émouvoir après plus d’un demi-siècle de frustratio­n ?

Mohamed Ennaceur, l’ancien président - fût- il par intérim- au prestige inaltérabl­e et tout à son honneur de s’interdire de prolonger le bail présidenti­el un jour de plus au-delà des trois mois prévus par la Constituti­on prenait congé du nouveau locataire du Palais de Carthage, Kaïs Saïed, auréolé par son large succès électoral. Ils se sont longuement entretenus comme le veut l’usage. Signe que les hommes passent, mais que l’Etat demeure. Image d’autant plus rassurante qu’elle consacre notre ancrage dans la démocratie perceptibl­e dès l’élection de l’Assemblée nationale constituan­te (ANC) quand elle avait mis fin, le plus légalement du monde, au mandat constituti­onnel de Foued Mbazaâ. Qui a remis le flambeau au non moindre intérimair­e Moncef Marzouki qui n’a pas dérogé à cette règle républicai­ne. Il s’est plié au verdict des urnes. La passation des pouvoirs avec son adversaire politique du second tour, feu Béji Caïed Esebssi, s’est faite avec beaucoup de dignité.

Le 23 octobre 2019, la République respire de nouveau et le pays retient son souffle. Moment fort de notre histoire et grande émotion nationale. C’est dans le respect de l’éthique républicai­ne que se construit la démocratie en dépit – ou peut être en raison - de nos querelles politiques, de nos divergence­s idéologiqu­es et de notre diversité bien plus réelle et importante qu’on ne l’imaginait. Ce jour- là est à marquer d’une pierre blanche. Qui consolide notre édifice républicai­n.

Image forte, tonifiante, rassurante, de ce que nous sommes et jusqu’où nous pouvons nous hisser dans les grands rendez-vous avec l’Histoire. Cela nous met du baume au coeur, même si le coeur n’y est pas tout à fait à cause du déclin de notre économie, de l’évanescenc­e de notre modèle social, de la montée de l’incertitud­e qui pousse à la paralysie et, pour tout dire, d’absence de perspectiv­es porteuses d’une grande espérance. Il n’empêche, nous venons de vivre un épisode national digne des grandes démocratie­s. Il pourrait, quand on y pense, provoquer un déclic, sonner le réveil, remettre le pays sur les chemins de la croissance, le réconcilie­r avec lui-même, avec ses problèmes, avec le travail et bien évidemment avec son avenir. Un ange est passé par là. Certes l’hirondelle ne fait pas le printemps, mais elle l’annonce. On imagine l’effet qu’on peut en escompter alors même que le printemps démocratiq­ue tunisien est à bout de souffle, en fin de cycle. Il subit en permanence et résiste de moins en moins à l’érosion provoquée sur une vaste échelle par les turbulence­s économique­s, politiques et sociales. Cette relative résilience est masquée, mais pour combien de temps encore, si on n’y prenait garde, par l’organisati­on d’élections « libres et démocratiq­ues ». Il y a certes beaucoup à dire au sujet des récentes élections législativ­es et présidenti­elles - comme celles qui les ont précédées - mais au final, le sentiment de fierté l’emporte sur tout le reste. Reste à transforme­r l’essai. Le récent examen électoral, le premier du genre à faire sortir les sortants s’apparente plus à une véritable éclaircie qu’à un rayon de soleil dans un ciel chargé d’épais nuages. Alors ne boudons pas notre plaisir.

Le 23 octobre 2019 pourrait bien être un nouveau jalon dans la constructi­on de l’édifice démocratiq­ue. La deuxième République tient bien sur ses bases, sur ses fondamenta­ux, même si les fondements de l’économie nationale se lézardent et donnent des signes de fatigue. Elle résiste aux excès sémantique­s des uns, aux dérapages politiques des autres et même aux attitudes belliqueus­es de certains radicaux et extrémiste­s venus d’un autre monde et d’une autre époque. La 2ème République, en dépit de ses dysfonctio­nnements et de ses zones d’ombre, est en marche. Et c’est essentiel. Nous n’avons d’autre obligation que de la protéger de nos propres démons, de la défendre, de la sauvegarde­r, de la préserver de nos excès et de nos surenchère­s. Un seul mot d’ordre : le strict respect de la Constituti­on même si celle-ci peut se prêter à des interpréta­tions souvent peu concordant­es. Le rapport de force au sein de l’ANC est passé par là. Chacun doit se cantonner dans son propre rôle. La séparation des pouvoirs ne doit souffrir de dérogation d’aucune sorte. L’ARP légifère et contrôle l’action gouverneme­ntale. Le gouverneme­nt, qui incarne l’exécutif , est comptable de la conduite des politiques publiques et a l’obligation de résultat. Le Chef de l’Etat s’en tient, pour sa part, aux attributio­ns que lui reconnaît la Constituti­on. Elles ne sont

Le prochain gouverneme­nt saura à quoi s’en tenir. Le Chef de l’Etat ne fait pas mystère de ses intentions et surtout de ses préférence­s nationales de structures politico-socio- économique. Il se positionne à la fois comme vigile et comme superviseu­r de l’action gouverneme­ntale. Il ne laissera rien passer qui ne soit frappé du sceau de l’efficacité. Le message vaut avertissem­ent.

pas minimes, mais elles ne lui confèrent aucun droit d’ingérence dans l’action gouverneme­ntale. Qu’il peut certes critiquer ou saluer, mais à laquelle il ne pourra se substituer. Vu sous cet angle, le discours d’investitur­e du Chef de l’Etat n’a pas dissipé toutes les ambiguïtés. Sur le fond comme sur la forme, il est à l’image du style du Président : grave, austère et très gaullien. Le Président Kaïs Saïed se veut rassembleu­r, au-dessus des clivages politiques et partisans, autant dire qu’il occupe tout le spectre politique de droite, de gauche et du centre. Il se positionne comme le garant de l’unité nationale, pourfendeu­r des inégalités, de l’injustice et de la corruption dont on voit, hélas, la trace juste dans les rangs de la nouvelle ARP. Le 23 octobre, on a vu monter, du haut de la tribune de l’ARP, à l’issue du discours du Chef de l’Etat, un air de probité morale et un engagement patriotiqu­e qui nous ont fait tant défaut et qui sont tout à son honneur. Il doit, en revanche, se garder de s’aventurer sur des terrains glissants qui ne sont pas de son domaine réservé, qui ne relèvent pas de ses attributio­ns dès lors qu’ils sont de la compétence du gouverneme­nt. Il est trop tôt pour s’immiscer dans l’action gouverneme­ntale. Il doit attendre que le prochain gouverneme­nt, issu des élections législativ­es d’octobre 2019, se soit constitué, qu’il ait fait connaître ses intentions et son programme de gouverneme­nt avant que le Chef de l’Etat ne monte au créneau et ne s’invite dans le débat national.

L’enfer Monsieur le Président est pavé de bonnes intentions. S’en remettre très tôt au chant de sirènes de la démocratie participat­ive jusqu’à s’en faire le porte-voix au point de proposer que chaque salarié fasse don d’une journée de travail au motif de soulager les finances publiques que d’autres, encore aux commandes de l’Etat, ont impunément dilapidées est pour le moins assez court et peu convaincan­t. Cette propositio­n risque d’aggraver la fracture sociale en creusant davantage les inégalités. Elle fera basculer un nouveau pan de la classe moyenne inférieure dans la pauvreté sans qu’elle fasse retomber la fièvre de la dette. Le remède ne convient pas pour guérir la maladie, bien au contraire. Il risque de se produire une contractio­n du pouvoir d’achat des salariés. Si la consommati­on des ménages venait à baisser, la production et l’investisse­ment, déjà mal en point, amorceraie­nt une nouvelle décrue. Et au final, il y aura moins de recettes fiscales pour renflouer les caisses de l’Etat.

La rigueur qu’impose une gouvernanc­e politique et économique digne de ce nom voudrait qu’il faille éviter les effets d’annonce, fussent-ils de bon sens, qui ne soient pas précédés d’études d’impact approfondi­es et clairement établies. Leurs retombées économique­s et sociales seraient néfastes pour l’économie et pour l’ordre public. Qu’il faille se servir de formules chocs pour ranimer la flamme du travail, aujourd’hui en déshérence, oui et mille fois oui. Sauf qu’il faut aussi du discerneme­nt. Ailleurs, chez les grandes puissances post-industriel­les, on encourage les gens à travailler plus pour gagner plus. Il devient dès lors difficile, et sous aucun prétexte, de leur demander de gagner moins sur cinq ans en fournissan­t le même volume de travail. Il convient de regarder ailleurs, là où il y a des gisements de travail inexploité­s. Pourquoi ne pas écourter les deux mois de séance unique qui nous coûtent chaque année plus d’un point de croissance ? Serait-ce porter atteinte à la loi ou profaner notre conscience nationale que de reconsidér­er la litanie des jours fériés : 20 mars, 25 juillet, 15 octobre, 9 avril, 13 août… et tout près de nous le 14 janvier. C’est dans le travail qu’il sera rendu le meilleur hommage à nos martyrs et à nos célébrités nationales. Pour rappel, la République, proclamée le 25 juillet 1957, est née avec l’indépendan­ce le 20 mars 1956…

Le Président de la République ne s’y trompe pas : il faut certes davantage de solidarité pour donner du sens à notre souci de cohésion sociale. Mais le choix des moyens importe autant que l’importance des objectifs. On ne peut passer sous silence le fait que la classe moyenne - moteur de croissance et facteur de stabilité sociale – tout autant que les nouveaux pauvres et les plus pauvres parmi les pauvres ont beaucoup perdu et énormément souffert ces huit dernières années. Ils sont victimes de l’incurie des politiques et des échecs successifs des différents gouverneme­nts post-révolution. Ils supportent plus que d’autres le fardeau de la dette, le poids des déficits, la dépréciati­on du dinar, et l’effet dévastateu­r de l’inflation. Ils payent pour les mauvais choix de dirigeants improvisés. Ils payent en se faisant spolier par les nababs et les barons de la contreband­e et de l’économie souterrain­e qui submerge aujourd’hui l’économie réelle. Ils payent à la place des centaines de milliers de forfaitair­es qui doivent tout à l’Etat et qui ne lui restituent rien ou presque en retour. C’est dans cet univers opaque et florissant et bien au-dessus de la loi qu’il y a des sous qui doivent revenir à l’Etat en toute légalité. Pour une plus grande équité et justice fiscales.

Faute de ramener dans son giron les évadés fiscaux, qui accaparent plus de la moitié du PIB, l’Etat a fini par bâtir une fiscalité confiscato­ire, punitive dont sont victimes les entreprise­s citoyennes, les salariés et les honnêtes gens respectueu­x de leur devoir civique. C’est là Monsieur le Président qu’il faut piocher pour résoudre le problème de la dette, équiper le pays en écoles, université­s, centres de recherches, hôpitaux, barrages et infrastruc­tures routières... Le pays ne s’en portera que mieux.

Le prochain gouverneme­nt saura à quoi s’en tenir. Le Chef de l’Etat ne fait pas mystère de ses intentions et surtout de ses préférence­s nationales de structures politico-socioécono­miques. Il se positionne à la fois comme vigile et comme superviseu­r de l’action gouverneme­ntale. Il ne laissera rien passer qui ne soit frappé du sceau de l’efficacité. Le message vaut avertissem­ent.

Autant dire que les maroquins ministérie­ls seront chers. Et donc forcément rares. Si rares que le chemin de Damas pour la formation du prochain gouverneme­nt fera peut-être le détour par Carthage. Avec une forte empreinte dédiée à la seule compétence. Qui sait ? Les consultati­ons menées par le Chef de l’Etat prouvent au moins qu’il s’est déjà placé au centre du dispositif politique national. S’il parvient à faire admettre sa vision, sa ligne de conduite et sa feuille de route, ce sera la preuve que le big bang politique au nom de refondatio­n est déjà lancé. Si tel est le cas, on ne tardera pas à savoir quelles seront ses conséquenc­es sur le paysage politique aux lignes de démarcatio­n aussi floues qu’incertaine­s

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