Prestation de serment de Kaïs Saïed
Le chef de l’Etat déjà à l’épreuve du pouvoir
Kaïs Saïed, qui a prêté serment le 23 octobre 2019, a été critiqué pour son évocation d’un prélèvement d’une journée de salaire tous les mois sur cinq ans, pour renflouer les caisses de l’Etat. Même s’il ne s’agit pas de sa proposition, celle-ci a déjà été refusée par l’UGTT. S’agit-il du reste d’une proposition populiste qui occulte l’essentiel ?
Prestation de serment le 23 octobre 2019 du –nouveau- Président de la République, Kaïs Saïed, devant le Parlement tunisien. Un moment solennel au cours duquel la jeune démocratie tunisienne vivait à l’heure d’une seconde passation des pouvoirs. Dans le calme et la sérénité. Comme cela se passe dans d’autres démocraties occidentales bien plus anciennes.
Dans le même ordre d’idées, les images d’un président qui sort du Palais de Carthage et d’un autre qui rentre resteront à jamais gravées dans la mémoire des Tunisiens. Avec pour acteurs, Kaïs Saïed mais aussi Mohamed Ennaceur, le président de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), qui a conduit le pays dans toute la période dite d’intérim, conformément à la Constitution de janvier 2014, entre le 25 juillet 2019, date du décès du président Mohamed Béji Caïd Essebsi, et le 2 3 octobre 2019, date de la prestation de serment de son successeur.
Un hommage on ne peut plus appuyé a été rendu, à cette occasion, au président de l’ARP par toutes les composantes de la nation tunisienne. Beaucoup ont dit de lui qu’il était, en quelque sorte, le dernier des Mohicans de la Bourguibie.
Sens de l’Etat et de l’intérêt général
Le dernier de cette race d’hommes qui ont fait la Tunisie indépendante. Et que l’on cite comme exemple pour les comparer notamment à d’autres hommes d’Etat : Bourguiba, dont Mohamed Ennaceur a été du reste un compagnon de route et un disciple, Hédi Nouira, El Béhi Ladgham, Mongi Slim, Sadok Mokkadem, Hassan Belkhouja, Hédi Mabrouk,…
Compétent, travailleur, humble, égal à lui-même, ayant le sens de l’Etat et de l’intérêt général, Mohamed Ennaceur sera sans doute souvent cité comme l’un des symboles de cette transition démocratique qu’il a contribué à mettre en place.
Ses interventions pendant toute la période d’intérim, dont sans doute son souci de voir les élections se dérouler conformément aux attentes des Tunisiens et dans le respect de la mémoire des martyrs, morts pour la démocratie et la liberté, sont parmi les signes distinctifs d’un homme d’Etat exemplaire.
Que retenir, par ailleurs, de cette journée du 23 octobre 2019, qui a trusté l’intérêt de plus d’un observateur en Tunisie et à l’étranger ? Sans doute le discours de Kaïs Saïed, dont c’était là la première apparition publique.
Son discours a-t-il ressemblé au personnage que certains disent porté par la verve révolutionnaire, maniant le discours et le verbe un tant soit peu chimériques ? Avec ses slogans du type « Le peule veut » ou encore le soutien pour les causes nobles. Et en premier la cause palestinienne.
Aller chercher les richesses là où elles se trouvent
Quoi qu’il en soit –et en dehors de grands principes-, son discours n’est peut-être pas allé, selon nombre de commentateurs, à l’essentiel : la situation du pays notamment économique et sociale. Et dont il hérite après des années difficiles et des mois de léthargie, dues à l’attente des résultats des urnes.
L’évocation dans le discours présidentiel d’un prélèvement d’une journée de salaire tous les mois sur cinq ans, pour renflouer les caisses de l’Etat, n’a pas manqué de susciter nombre de commentaires. A commencer par celui de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT).
Par la voix de son secrétaire général, Noureddine Taboubi, la proposition, même si elle n’est pas du chef de l’Etat, « n’était pas acceptable car il est très facile de s’attaquer au maillon faible de la population que sont les salariés et qu’il valait mieux aller chercher
les richesses là où elles se trouvent, surtout chez les corrompus et ceux qui abusent de l’évasion fiscale ».
Arrêtons-nous, ici, un instant pour dire qu’il n’est certainement pas le temps, en ce début de nouvelle présidence et de législature, de toucher à la paix sociale. Le pays a vraiment besoin que les choses démarrent dans le calme. D’autant plus, et avec notamment la constitution du gouvernement, le cap n’est pas facile à négocier.
Cette proposition est-elle par ailleurs salutaire ? Des connaisseurs du dossier économique invitent à l’abandon d’une proposition qui ne pourrait pas sortir le pays du gouffre dans lequel il s’est enlisé.
Et certains de s’attendre à ce que le Chef de l’Etat, et même si le dossier économique n’est pas son rayon, soit une force de proposition et prêche la bonne parole sur d’autres terrains pour engager le pays sur la voie d’une réforme réelle. Celle du terrain essentiel, notamment celui de l’effort et de l’abnégation.
N’était-il pas plus souhaitable que le Chef de l’Etat exprime un avis, par exemple, sur la séance unique et son farniente dangereux pour l’économie nationale ? Un farniente que l’on n’observe pas seulement à ce niveau. Une séance unique qui constitue souvent, dans notre environnement, une belle exception tunisienne !
Seul le travail peut mettre les pendules à l’heure
Qu’en est-il de la pléthore de fêtes nationales et de jours de congés chômés et payés ? Et si l’on tentait –mais si ce discours fâche à coup sûr certains- de revoir un bâti qui ne fait pas avancer les choses. Un bâti qui ignore souvent, et quoi qu’en disent ceux qui ne cessent de lancer des campagnes du genre « winou el petrol », que seul le travail peut mettre les pendules à l’heure.
Pourquoi se réfugier comme on le fait un peu trop souvent dans des pratiques qui consistent à aller chercher l’argent dans la poche des salariés ? A-t-on oublié le mal que font au pays l’évasion et la fraude fiscales ? L’évasion fiscale n’est-elle pas estimée à près de 1,5 milliard de dinars par an, ce qui représente environ 25% du budget réservé au développement en 2019 ?
N’était-il pas préférable d’évoquer, en plus, ce nécessaire audit des comptes de l’Etat et de voir, par la même occasion, comment une grande masse de dinars – notamment celle laissée dans les coffres du pays- à la fin de l’année 2010, a été dépensée ?
Ce prélèvement sur les salaires est-il du reste une de ses formules populistes qui remplit notre quotidien ? Avec ce « Peuple veut » qui a amené à la veille de la prestation de serment des jeunes et des moins jeune à faire oeuvre utile en nettoyant nos rues et places qui n’ont que trop souffert des saletés déposées et qui ont pollué l’espace publics ?
Le lendemain tout un chacun a pu constater qu’il s’agissait d’une oeuvre qui nous a fait un jour croire à des sornettes. Les déchets et les détritus ont refait leur apparition nous faisant comprendre que toute oeuvre de ce type ne peut que constituer un appoint au labeur des municipalités qui ont la charge de nettoyer nos cités.
Les calculs des uns et des autres
Marchant sans doute quelque part sur les plates-bandes du gouvernement, le chef de l’Etat ne cesse de recevoir les principaux acteurs de l’ARP. Mais surtout d’indiquer la voie à suivre. Ainsi a-t-il indiqué privilégier, dans son entretien avec Rached Ghannouchi, président du mouvement Ennahdha, le 26 octobre 2019, « la compétence en tant que critère de choix des membres du gouvernement » sur « les quotas partisans ».
Certes, rien ne lui interdit de donner son avis. N’est-il pas « le rassembleur et le garant de l’unité des Tunisiens au service de l’intérêt national » ? Mais, sera-t-il pour autant entendu ? Tout le monde ne peut ignorer les difficultés liées à la formation du gouvernement. Et les calculs des uns et des autres.
Et la grande question : qu’en fera le parti islamiste d’un gouvernement qu’il devra présider et en être le maître d’oeuvre ? Gouvernement de technocrates, gouvernement partisan ou encore mélange des deux : les échos qui nous parviennent disent que tout est possible en la matière. Mais avec somme toute une quasi-certitude : Ennahdah souhaiterait ne pas endosser du tout –ou du moins toute seule- la responsabilité d’actions qui seront bien difficiles à prendre et encore un bilan qui pourrait ne pas être reluisant.
Pour revenir à Kaïs Saïed, et sans verser dans le pessimisme, on ne peut oublier, qu’à bien réfléchir, et même si l’homme est un universitaire, qu’il démarre en définitive avec deux handicaps : il ne connaît pas assez la machine de l’Etat et ses rouages ni ses hommes.
Evidemment il pourrait bien s’en sortir en s’entourant de compétences connaissant la machine et ses hommes. Les observateurs le jugeront aussi –et peut-être surtout- sur les choix qu’il fera à ce niveau.
N’a-t-il pas du reste déjà, et à ce sujet, accompli un faux pas avec la nomination de son chef de cabinet, Abderraouf Bettaieb ? L’homme est certes un vieux routier de l’administration, mais il a suscité une polémique avec d’anciens commentaires sur les réseaux sociaux qui montrent des penchants idéologiques certains. Ce qui pourrait indisposer le Chef de l’Etat !