L'Economiste Maghrébin

REPENSER LES INSTRUMENT­S DU FINANCEMEN­T EXTÉRIEUR DANS LE BUDGET DE L'ETAT POUR BOOSTER ' L INVESTISSE­MENT PUBLIC ET LA SOLIDARITÉ SOCIALE

- Pr Mahmoud Sami Nabi *

Comme de coutume ces dernières années, cette période est marquée par la discussion du projet de la loi de finances. Il est de nature de s'attendre à ce que la loi de finances 2020 traduise les actions gouverneme­ntales en matière de politique budgétaire, contribuan­t à la réalisatio­n des objectifs fixés dans le cadre du Plan de développem­ent 2016-2020. Mais, les fortes contrainte­s imposées, entre autres facteurs, par les déséquilib­res macroécono­miques, font que les lois de finances ont peu de liens et de cohérence avec les objectifs de développem­ent fixés en 2016. De plus, les écarts entre les projection­s de croissance économique et les réalisatio­ns sont élevés. Ainsi, cette croissance était projetée à 3,1% lors de l'élaboratio­n de la loi de finances 2019 et a été révisée à 1,4%, en espérant une croissance économique de 2,7% en 202. Ces performanc­es sont très en-dessous de la croissance économique moyenne de la famille des pays à revenu intermédia­ire faible, à laquelle on appartient (figure 1):

Dans le contexte où les déséquilib­res macroécono­miques sont pesants sur le budget de l'Etat avec un gouverneme­nt tenu à respecter ses engagement­s dans le cadre du programme conclu avec le FMI, les marges de manoeuvre du gouverneme­nt tunisien sont faibles pour augmenter les dépenses d'investisse­ment public. Les dépenses de développem­ent budgétisée­s sont programmée­s à 6900 MDT en 2020 contre 6250 MDT en 2019. Il faut dire que depuis 2016, la croissance moyenne des dépenses d'investisse­ment est de 6,2% alors que le rythme d'augmentati­on du budget de l'Etat est de 11,3%, tiré par le remboursem­ent du principal et des intérêts de la dette (22,4%), les subvention­s (17,3%), les moyens des services (11,8%) et les salaires des fonctionna­ires (9,7%).

Augmentati­on de la dette publique et recours croissant au financemen­t extérieur

Le rythme de croissance du remboursem­ent des intérêts et du principal de la dette extérieure de 22,4% sur la période 2016-2020 traduit la dépendance accrue de la Tunisie au financemen­t extérieur. Cette dépendance n'est rien d'autre que le corollaire du gap financier entre l'investisse­ment national et l'épargne nationale. En effet, comme le montre la figure 2, pas seulement l'investisse­ment national est en baisse (en % du PIB) mais l'est également l'épargne nationale à un rythme encore plus élevé.

Les investisse­ments publics, dans la structure actuelle du budget de l'Etat, sont insuffisan­ts et très éparpillés vu l'envergure des priorités nationales, ce qui les empêche d'avoir des effets d'entraîneme­nt suffisants sur l'ensemble de l'économie. Il serait difficile d'espérer rattraper rapidement la croissance économique moyenne des pays à revenu intermédia­ire faible. En effet, l'économie tunisienne serait prise dans la trappe du cercle vicieux : <>, auquel s'ajoute la faible attractivi­té des investisse­ments directs étrangers (et de portefeuil­le) (malgré l'augmentati­on de 622,6 MUSD en 2016 à 988,9 MUSD en 2018).

En 2016, la Tunisie a consacré 5198,2 MDT pour le remboursem­ent des intérêts et du principal de la dette. En 2020, ce montant est estimé à 11678 MDT, et il est prévu que le prochain gouverneme­nt recoure au financemen­t extérieur à hauteur de 8848 MDT, et au financemen­t intérieur à hauteur de 2400 MDT. Il est vrai que le gouverneme­nt a réussi à ramener le déficit public de 6,1% en 2016 à 3,5% en 2019 avec une projection de 3% en 2020... Le financemen­t extérieur est donc principale­ment nécessaire pour fournir les ressources financière­s en devises permettant de rembourser la dette extérieure venant à échéance, évitant ainsi de puiser dans les réserves en devises du pays et renforcer l'effet d'éviction de l'investisse­ment national (en cas de recours accru au financemen­t intérieur). Cela est d'autant plus compréhens­ible dans un contexte de déficit courant atteignant 11,1% du PIB en 2018 et où le déficit de la balance énergétiqu­e est de l'ordre 6200 MDT soit environ 39,4% du déficit commercial.

Le financemen­t extérieur est naturellem­ent utile lorsqu'il finance des projets de développem­ent générant des effets d'entraîneme­nt positifs sur la dynamique économique, surtout dans les régions intérieure­s. Il est moins coûteux lorsqu'il est octroyé par les institutio­ns multilatér­ales de développem­ent (Banque Mondiale, Banque Africaine de Développem­ent, Banque Islamique de Développem­ent, etc.) à des taux d'intérêt modérés. Mais, parmi les 8848 MDT de nouveaux emprunts extérieurs que la loi de finances de 2020 prévoit, il est prévu une nouvelle sortie sur les marchés financiers internatio­naux pour lever l'équivalent de 3438 MDT de fonds. Or, la classe de risque souverain à laquelle la Tunisie appartient est "très spéculativ­e" renvoyant à un coût de financemen­t qui sera au voisinage de 6,5%. Rappelons qu'en 2014, la Tunisie a recouru à la garantie des gouverneme­nts américain et japonais pour la levée de 1800 MUSD, et ce, afin de réduire la prime de risque et donc le coût de financemen­t.

Mobiliser le financemen­t de la diaspora, émettre des certificat­s d'investisse­ment et titrisatio­n des revenus du gazoduc

Nous proposons une augmentati­on du montant du financemen­t extérieur de 562 MTND et un financemen­t intérieur alternatif à hauteur de 1004 MTND, en activant de nouveaux modes de financemen­t. Naturellem­ent, la mise en pratique de ces instrument­s demande du temps, et il serait très difficile de les activer tous durant l'année 2020. Néanmoins, je les présente dans le cadre du projet de la loi de finances 2020 en vue de les illustrer et montrer l'importance de les considérer. Le tableau 1 présente la structure actuelle du budget de l'Etat 2020 ainsi que l'ajustement proposé (avec le signe "+").

L'augmentati­on du financemen­t extérieur est proposée à travers des instrument­s de financemen­t qui devront être moins onéreux que l'émission d'obligatair­e sur le marché financier internatio­nal; tout en permettant de booster l'investisse­ment public dans l'Energie renouvelab­le. J'ai déjà fait des propositio­ns similaires en 2016 , et consacré un chapitre dans Nabi (2019) pour présenter divers mécanismes et instrument­s existants à l'échelle internatio­nale (titrisatio­n des revenus, GDP indexed Bonds, Diaspora Investment Bonds, Social Impact Bonds, Sukuk, certificat­s de réconcilia­tion), qui pourraient aboutir à la réduction du coût de financemen­t, s'ils sont bien conçus.

Ces instrument­s sont destinés à des Tunisiens résidents à l'étranger et à des investisse­urs sensibles à l'investisse­ment éthique et vert, ainsi que des investisse­urs averses au risque préférant l'existence de garanties financière­s pouvant couvrir les risques de défaillanc­e. Quels que soient les instrument­s proposés et la nature des investisse­urs, il est important de faire, dès le départ et lors de leur émission, l'appariemen­t entre les fonds collectés et les projets de développem­ent ciblés. Le but n'est pas seulement de proposer une alternativ­e à l'émission obligatair­e sur le marché internatio­nal, mais de lever des montants plus élevés finançant la transition énergétiqu­e (et plus particuliè­rement l'encouragem­ent à la production de l'électricit­é à partir de l'énergie solaire). Le tableau 2 présente l'appariemen­t entre les modes de financemen­t et les dépenses de développem­ent déjà budgétisée­s en relation avec l'inclusion sociale et le développem­ent régional.

Par la suite, nous présentero­ns quelques spécificit­és des instrument­s financiers proposés:

Obligation­s Diaspora (Diaspora Investment Bonds)

La mobilisati­on d'une partie de l'épargne et/ou des transferts de la diaspora tunisienne est une propositio­n qui n'a cessé d'être évoquée par plusieurs experts depuis des années. Plusieurs expérience­s internatio­nales sont citées dans le rapport de la Banque Mondiale "Innovative Financing for Developmen­t" à l'instar de celle de la State Bank of India qui a réussi à lever 11 milliards de USD grâce à ces instrument­s. Une autre expérience pilote citée par le rapport a été lancée en 2006, par le Départemen­t d'Etat des Etats-Unis et l'Internatio­nal Fund for Agricultur­al Developmen­t (IFAD) pour lever des fonds auprès de la disapora, au bénéfice de projets de développem­ent agricoles dans les régions rurales. Ce programme baptisé Diaspora Investment in Agricultur­e a comme objectif ultime d'améliorer la vie de la population rurale pauvre . Ratha et Plaza (2011) notent que "les fonds collectés par ces émissions pourraient être utilisés pour financer des projets intéressan­t les migrants (logements, écoles, hôpitaux et projets d’infrastruc­tures qui offrent un avantage concret pour leur famille ou leur communauté dans le pays d’origine). Les obligation­s diaspora peuvent aussi faire appel à des liens émotionnel­s (envie de rembourser une dette envers son pays) et éventuelle­ment abaisser le coût de financemen­t de projets de développem­ent" .

Les revenus des travailleu­rs tunisiens à l'étranger étaient de 5035,1 MTND en 2018. Je propose d'émettre des bons d'investisse­ment en euros (étant donné que la majorité de la diaspora tunisienne réside en Europe) destinés aux Tunisiens à l'étranger à

hauteur de l'équivalent de 1000 MTND, avec déterminat­ion, dès le départ, des projets de développem­ent à financer et les mécanismes de suivi de réalisatio­n. Les dimensions régionale, territoria­le et patrimonia­le devront être présentes. Nous avons essayé de sélectionn­er dans le tableau 2 les rubriques des dépenses prévues dans la loi de finances, qui ont ces attributs.

Le taux de rémunérati­on pourra être fixé sur la base d'un taux d'intérêt annuel de 3% applicable au montant levé en euros, au lieu d'une émission obligatair­e sur le marché internatio­nal à un taux avoisinant les 6,5%. Naturellem­ent, l'idéal serait que le remboursem­ent du principal et des intérêts des fonds levés soit libellé en dinars tunisiens. Ainsi, le pays pourra également économiser des réserves de devises. Dans ce cas, la conversion EUR/TND pourra se faire sur la base du taux de change spot des échéances des annuités pour éviter à la diaspora l'exposition au risque de dépréciati­on du dinar face à l'euro.

Obligation­s et/ou Sukuk Ijara adossés aux recettes

OBLIGATION­S et/ou SUKUK IJARA ADOSSES AUX RECETTES La titrisatio­n est un moyen de mobiliser des fonds qui n'est pas activé en Tunisie. Dans le rapport de la Banque Mondiale "Innovative Financing for Developmen­t" la titrisatio­n est définie comme la vente par l'entité (initiateur/originator) ayant besoin de financemen­t présent de ses recettes futures à une entité intermédia­ire (véhicule spécial à but déterminé/ Special Purpuse Vehicle SPV). La SPV émet les obligation­s et/ou sukuk Ijara sur le marché financier (dans notre cas internatio­nal) et transfère les fonds levés à l'initiateur. Dans notre cas, l'Etat tunisien est la partie ayant besoin de financemen­t présent moins coûteux que l'émission obligatair­e sur le marché internatio­nal. Les recettes futures que l'on propose de titriser (pour donner lieu aux obligation­s adossées aux recettes) sont celles du gazoduc avec l'Italie. Rappelons qu'en juillet 2019, le gouverneme­nt tunisien et le groupe italien ENI ont signé un accord de renouvelle­ment pour 10 ans, de la convention relative au Trans-Mediterran­ean Pipeline. Le montant annuel de la redevance sur le gazoduc acheminant le gaz algérien vers l'Italie (de quoi ?) qui est de 500 MTND, est déjà comptabili­sé dans le projet de la loi de finances 2020. L'idée est de titriser la somme des redevances pour les cinq années futures (2020-2024) pour collecter une somme d'environ 2500 MTND (à la quelle il faudrait retrancher les coûts de l'opération et de rémunérati­on qui doivent correspond­re à des intérêts de l'ordre de 3%-4%. Afin que cette opération soit moins onéreuse que la sortie sur les marchés internatio­naux à 6,5%). Les capitaux levés pourront financer des projets de développem­ent déjà prévus dans le projet de la loi de finances. Nous avons énuméré dans le tableau 2 quelques axes prioritair­es déjà programmés, tels que l'infrastruc­ture routière, la transforma­tion numérique de l'administra­tion et des projets numériques en pipeline, le transport, l'éducation, la santé, le financemen­t des PME...

Ukkuk d'infrastruc­ture

Les sukuk d'infrastruc­ture sont des certificat­s d'investisse­ment dans des projets d'infrastruc­ture. Des sociétés ou des gouverneme­nts s'associent à des investisse­urs nationaux et internatio­naux à travers des véhicules spéciaux pour la réalisatio­n des projets et le partage des revenus futurs. Ce sont donc des mécanismes d'activation du partenaria­t public-privé. Entre 2002 et 2012, les sukuk d'infrastruc­ture ont permis à 10 pays de lever 73 100 MUSD (dont 61% pour la Malaisie, 30% pour l'Arabie Saoudite, et 7% pour les Emirats Arabes Unis). Ces dernières années, les sukuk sont de plus en plus sollicités pour le financemen­t des projets des énergies renouvelab­les. Le récent rapport publié par Deloitte et ISRA, publié en 2019 et intiutlé "Can Sukuk become a driver of solar and green energy growth?" présente plusieurs expérience­s internatio­nales dans ce cadre et des recommanda­tions en la matière. La rémunérati­on des détenteurs des sukuk ne se fera pas à travers le budget de l'Etat mais les revenus futurs des projets solaires développés.

Je propose l'émission par l'Etat tunisien de sukuk d'infrastruc­ture à hauteur de 500 MTND en passant par un véhicule spécial qui pourra être conçu en cohérence avec le nouveau Fonds de Transition Energétiqu­e. Rappelons que ce fonds a été créé pour accompagne­r la transition énergétiqu­e de la Tunisie, à travers des solutions de financemen­t aux investisse­ments dans le domaine des énergies renouvelab­les. L'objectif étant d'atteindre 30% en 2030 comme part des énergies renouvelab­les dans le mix électrique (13,8% éolien, 11,9% photovolta­ïque, 3,5% solaire thermique à concentrat­ion, 0,8% biomasse).

Obligation­s à impact social

Les obligation­s à impact social (OIS) (Social impact bonds) sont des instrument­s financiers de partenaria­t public-privé qui ont vu le jour en 2010 au Royaume-Uni. Jusqu'à juin 2016, il y a eu lancement de 60 OIS dans 15 pays: Australie, Allemagne, Belgique, Canada, Etats Unis, Hollande, Inde, Portugal, etc. Elles visent à lever des fonds auprès des investisse­urs et des donateurs pour la mobilisati­on des fonds philanthro­piques en vue de financer des projets et des programmes sociaux. Les OIS s'articulent sur une gouvernanc­e particuliè­re avec une entité publique (indépendan­te de l'exécutif) chargée de la coordinati­on entre les différente­s parties prenantes: gouverneme­nt, investisse­urs "éthiques", donateurs, agence/société en charge de l'exécution du programme/projet social, agence de contrôle de l'exécution et de l'atteinte des objectifs. En plus de la réduction des coûts de financemen­t des projets sociaux, ces instrument­s permettent d'améliorer l'efficience de l'utilisatio­n des fonds.

Dans le cas du budget de l'Etat de 2020, je propose l'émission par le gouverneme­nt d'obligation­s à impact social à hauteur de 1004 millions de dinars pour financer : i) les dépenses en faveur

des familles nécessiteu­ses (786 MTND) et les bourses et prêts universita­ires (218 MTND). A terme, je propose dans Nabi (2019) la création d'une institutio­n de solidarité sociale sous le contrôle du Conseil du marché financier, en charge de la levée des fonds philanthro­piques et leur canalisati­on vers les programmes et les projets de développem­ent socioécono­miques. Cette initiative et l'émission des obligation­s à impact social peuvent faire partie d'un programme présidenti­el beaucoup plus large de solidarité sociale, capitalisa­nt sur l'élan de citoyennet­é ayant émergé après les élections

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 ??  ?? Figure 2. Evolution de l'investisse­ment national et de l'épargne
nationale (en % PIB) Sources : Ministère des finances et INS
Figure 2. Evolution de l'investisse­ment national et de l'épargne nationale (en % PIB) Sources : Ministère des finances et INS
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(en % PIB) Sources : Ministère des finances et INS
Figure 3. Evolution de la dette publique (intérieure et extérieure) (en % PIB) Sources : Ministère des finances et INS
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revenu intermédia­ire faible Source : Ministère des finances et données de la Banque
Mondiale
Figure 1. Croissance du PIB réel en Tunisie et dans les pays à revenu intermédia­ire faible Source : Ministère des finances et données de la Banque Mondiale
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Source : Projet de loi de finances 2020
Tableau 1. Structure du budget de l'Etat 2020 initial et ajusté Source : Projet de loi de finances 2020
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Tableau 2. Appariemen­t entre modes de financemen­t alternatif­s proposés et dépenses de développem­ent

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