UN MOYEN-ORIENT NOUVEAU EST-IL EN TRAIN D’ÉMERGER ?
Il y a quelques semaines le Premier ministre pakistanais Imran Khan a fait la navette entre Riyad et Téhéran dans une mission de prospection consistant à voir si les dirigeants iraniens et saoudiens sont prêts à changer leur fusil d’épaule et à envisager une forme de coopération qui mettrait fin à l’hostilité et à l’animosité qui marquent depuis quarante ans les relations irano-saoudiennes.
D’après Imran Khan, les deux pays sont prêts à discuter. Cette tendance vers l’apaisement dans le Golfe n’a étonné personne pour la simple raison qu’aussi bien l’Arabie saoudite que l’Iran ont d’évidents intérêts à mettre une sourdine à leur diabolisation réciproque et à normaliser leurs relations. Quarante ans d’hostilité et de tentatives de déstabilisation de part et d’autre n’ont abouti à rien, sinon à nourrir l’animosité et la haine. Les deux principales puissances du Golfe semblent donc arriver à la même conclusion : la paix vaut mieux que la guerre et il est temps que la coopération remplace l’hostilité.
Le grand objectif stratégique de Téhéran actuellement est d’accentuer cette marginalisation du rôle américain dans le Golfe, et l’un des moyens c’est de normaliser ses relations avec ses voisins, en tentant d’éliminer chez eux autant que faire se peut le besoin de protection américaine.
Il est bien évident que la décision des deux pays de régler leurs sérieux contentieux par la négociation n’est pas le résultat du discernement, de la modération, de la retenue ou de la sagesse qui, subitement, sont venus imprégner les dirigeants des deux pays. Cette décision est dictée plutôt par les contraintes générées par un contexte régional en ébullition depuis de longues années.
Il ne faut pas oublier que, jusqu’à il y a quelques mois, l’Arabie saoudite poussait de toutes ses forces vers la guerre et ne cachait guère son intense désir de voir l’armée américaine faire subir à la République islamique iranienne le même sort que le régime baâthiste de Saddam Hussein. Il a fallu aux dirigeants saoudiens beaucoup de temps et plusieurs déconvenues pour se rendre à l’évidence que le régime iranien est solide et que l’allié américain n’entrera pas en guerre avec lui pour les beaux yeux du roi Salman et de son fils.
La première grande déconvenue se situe au Yémen. Partie pour une guerre éclair de quelques semaines, l’Arabie saoudite se retrouve engluée dans un conflit qui s’est transformé au fil des ans en catastrophe humanitaire sans précédent pour les Yéménites et en un désastre financier et stratégique pour les Saoudiens.
La deuxième grande déconvenue est venue sous forme de choc. Le 14 septembre dernier, une attaque au drone et aux missiles fut perpétrée contre deux installations pétrolières du géant ARAMCO, ce qui provoqua une baisse de 50% de la production qui, pendant des semaines, passa de 10 millions à 5 millions de barils par jour. Bien que l’attaque fût revendiquée par les Houthis, Riyad accusa directement l’Iran d’être derrière l’attaque.
Mais ce qui déconcerta les dirigeants saoudiens, c’était moins l’attaque en elle-même que l’incapacité de leur coûteux armement de la prévenir, d’une part, et la réaction timorée de l’allié américain, d’autre part. Devant l’étendue des dégâts causés aux installations pétrolières vitales pour l’économie mondiale, Riyad escomptait une réaction musclée de la part de Washington.
Mais ce fut la douche froide. En voyage éclair à Riyad, le secrétaire d’Etat Mike Pompeo a signifié clairement à ses alliés saoudiens que les Etats-Unis n’étaient pas prêts à entrer en guerre avec l’Iran et qu’il faudrait trouver des réponses « non militaires ». Message reçu cinq sur cinq. Il est devenu évident pour l’Arabie saoudite que si une attaque aussi dévastatrice contre les installations pétrolières d’ARAMCO n’a pas incité l’allié américain à intervenir pour punir le ou les coupables, cela veut dire que les temps ont changé et que les Saoudiens doivent compter sur euxmêmes et, pour commencer, mettre de l’eau dans leur tisane si l’on peut dire.
Mais ce n’est pas tout. Il y a d’autres déconvenues en relation avec le Conseil de Coopération de Golfe (CCG) où l’influence de l’Arabie saoudite, indiscutable et indisputable avant, se réduit maintenant comme peau de chagrin. Il n’y a qu’à voir l’attitude du Qatar qui, depuis deux ou trois ans, ne cesse de défier et de narguer son grand voisin. Sans oublier le fait que les autres membres (Oman, Koweït, Bahreïn et les Emirats Arabes Unis) n’ont jamais interrompu ni le commerce ni le contact avec le pays que le grand frère saoudien accuse de tous les maux.
Quand on ajoute à tous ces déboires le fiasco de la stratégie antisyrienne et la réputation internationale du royaume gravement ternie par l’horrible assassinat de Khachoggi, il est aisé de comprendre l’extrême délicatesse de la situation dans laquelle se trouvent les dirigeants saoudiens dont la marge de manoeuvre tend vers zéro. Il est également aisé de comprendre que, pour sortir de l’ornière, ils n’ont guère le choix que d’ouvrir les négociations avec leurs pires ennemis. Et c’est ce qu’ils sont en train de faire déjà avec les Houthis. Et c’est ce qu’ils s’apprêtent à faire avec les Iraniens.
Les Iraniens, bien qu’éreintés par les sanctions économiques paralysantes, résistent tout de même assez bien au diktat américain et ne perdent rien de leur influence en Irak, en Syrie et au Liban. Ils savent que, de par l’entrée en scène de nouveaux acteurs, en particulier les Russes et les Chinois, l’influence des Etats-Unis dans le Golfe n’est plus ce qu’elle était. Le grand objectif stratégique de Téhéran actuellement est d’accentuer cette marginalisation du rôle américain dans le Golfe, et l’un des moyens c’est de normaliser ses relations avec ses voisins, en tentant d’éliminer chez eux autant que faire se peut le besoin de protection américaine.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le discours du Président iranien Rouhani en septembre devant l’Assemblée Générale de l’ONU dans lequel il a lancé son initiative de « la paix d’Hormuz » et proposé une « coalition de l’espoir » que composeraient tous les pays riverains. Rouhani s’est adressé en particulier au royaume saoudien auquel il a pris la peine de rappeler que son « voisin historique et futur est l’Iran et non les Etats-Unis ».
Sur un autre plan, l’Iran s’apprête à mettre à son avantage, en termes de gains stratégiques et de prestige, la lente et laborieuse résolution de la crise syrienne. Contrairement à l’Arabie saoudite, à la Turquie et même aux Etats-Unis, l’Iran est du côté des gagnants. L’engagement sans faille de l’Iran et de la Russie à côté de leur allié Bachar al Assad a mis encore plus en lumière le peu de crédibilité et l’insincérité des Etats-Unis vis-à-vis de leurs alliés.
Tout porte à croire donc que, lentement mais sûrement, un nouveau Moyen-Orient est en train d’émerger. Il sera sans aucun doute différent de celui qui, pendant un demi-siècle, a été gravement et quasi-continuellement bouleversé par l’aventurisme politique et militaire destructeur des Etats-Unis.
Les guerres du Yémen et de Syrie arrivent à leur fin. En matière de lutte contre l’injustice et la corruption et pour la bonne gouvernance, l’Irak et le Liban sont en train de donner l’exemple et, dans ces deux pays, rien ne sera plus comme avant. La République islamique d’Iran qui, au grand dam de l’establishment américain, a fêté cette année son 40e anniversaire, ne restera pas éternellement sous les sanctions américaines. Last but not least, les Américains, qui dominent le Moyen-Orient depuis 1945, sont en passe de devenir l'un des nombreux acteurs internationaux de la région, aux côtés principalement de la Chine, de la Russie, de l'Inde et de l'Union européenne.
Une inconnue de taille demeure toutefois. Au moment où « l’accord du siècle » risque fort de ne pas survivre à l’éventuel impeachment de Trump ou à sa non-réélection éventuelle, quelle solution pour le sempiternel conflit israélo-arabe dans le nouveau Moyen-Orient qui se dessine ?