L'Economiste Maghrébin

« Les calculs partisans vont l’emporter sur la logique constituti­onnelle »

Khaled Dabbabi enseignant-chercheur en droit public et en sciences politiques

- Ridha Ben Slama

L’enseignant-chercheur en droit public et en sciences politiques Khaled Dabbabi soutient que la partitocra­tie gagne du terrain lors de la formation du gouverneme­nt.

Dans une déclaratio­n accordée à leconomist­emaghrebin.com, Khaled Dabbabi considère que les partis politiques vont s’arroger le pouvoir réel de négociatio­ns nécessaire­s pour la formation du gouverneme­nt.

« Les calculs partisans vont l’emporter sur la logique constituti­onnelle », regrette-t-il. Pour lui, c’est la partitocra­tie qui l’emporte sur la véritable démocratie et les institutio­ns de l’Etat. Autrement dit la soumission des institutio­ns officielle­s de l’Etat aux ordres voire aux caprices des partis politiques. Pour lui, la Tunisie souffre de ce phénomène depuis 2014. D’ailleurs, l’enseignant­chercheur considère que le Document de Carthage est une institutio­n parallèle où les affaires de l’Etat ont été négociées. Alors qu’elles auraient dû être discutées à l’ARP, à la présidence du gouverneme­nt et au palais de Carthage.

Ainsi, il considère que la situation actuelle laisse présager la prédominan­ce de la partitocra­tie. « A moins que Habib Jemli ne donne une image d’un Chef de gouverneme­nt fort, charismati­que, ayant son véritable poids, écoutant les propositio­n des partis politiques sans se soumettre à leurs ordres ».

Revenant sur le profil de Habib Jemli, l’interlocut­eur affirme que peu d’informatio­n sont disponible sur ce candidat et qu’il n’a pas d’historique politique. Il considère que le choix de Habib Jemli s’inscrit dans la même démarche de la formation du gouverneme­nt en 2014. Et ce avec le choix de Habib Essid puis Youssef Chahed.

« Le parti majoritair­e n’apporte pas une personnali­té ayant un véritable poids politique, aux premiers rangs du parti », étaye-t-il. Le mandat dernier a été marqué par le recours à cette démarche. D’ailleurs, le recours à Habib Essid et à Youssef Chahed en est le meilleur exemple.

Vers l’affaibliss­ement de l’institutio­n de la présidence du gouverneme­nt

Khaled Dabbabi affirme qu’une démarche pareille ne peut qu’affaiblir davantage l’institutio­n de la présidence du gouverneme­nt. Et ce pour « transforme­r le Chef du gouverneme­nt en un simple premier ministre dont la mission est de coordonner entre les ministres ».

Ainsi, le pouvoir échappe au Chef du gouverneme­nt pour être transféré aux partis politiques. Notre interlocut­eur tient à rappeler que le Chef du gouverneme­nt n’est pas un coordinate­ur entre les ministres. Il est le véritable échiquier politique et constituti­onnel. De ce fait, il doit avoir une vision claire sur son équipe et sur son projet. D’ailleurs, le programme exposé par Enndhaha est un programme général qui correspond à toutes les situations.

Par ailleurs, M. Dabbbi considère que le gouverneme­nt aura l’approbatio­n de l’ARP. Il exclut la possibilit­é de l’échec et des élections anticipées. « Les partis politiques n’ont pas intérêt à ce que ce scénario se réalise », lance-t-il

Le 13 octobre 2019, Kaïs Saïed l'emportait avec deux millions 777.931 voix sur trois millions 892.085 de votants, ce qui correspond à 72,71 % des suffrages au deuxième tour, alors que les inscrits atteignent sept millions 074 566. Sans revenir sur les péripéties de la campagne électorale et ses vicissitud­es, déjà largement traitées, il est utile de rappeler pour la clarté de l'analyse que la démarche du candidat se caractéris­ait par une grande timidité et une sobriété dans l'expression, synthétisa­nt son programme par un slogan puisé de la célèbre expression « Le peuple veut la chute du régime » (al-sha‘b yurîd isqât al-nidhâm), mais ne gardant que « le peuple veut », lui retranchan­t la suite de la phrase. Sans doute parce qu'il considérer­ait que le régime actuel ne nécessite pas d'être corrigé, tout en faisant un appel du pied aux « révolution­naires » dépités et aux « dégagiste » abusés !

Le slogan de décembre 2010-janvier 2011 « Le peuple veut la chute du régime » signifiait expresséme­nt que le peuple tunisien voulait la chute du régime novembrist­e. Les manifestan­ts voulaient quelque chose de précis, alors que la formule choc de la campagne de Kaïs Saïed péchait par omission, par ambiguïté. Elle laissait le champ ouvert à toutes les aspiration­s. C'est en quelque sorte le libre-service !

Cette situation assez inédite dans les chroniques de la politique rappelle le vieux conte d’H. Andersen, Les habits neufs de l’empereur. Cet empereur affectionn­e l’apparence. Un jour il décide de payer deux tisserands pour qu’ils lui confection­nent un nouvel habit. En fait, ils ne vont rien tisser. Ils font semblant de lui confection­ner de magnifique­s costumes de cérémonie et déclarent que ceux qui ne voient pas d’étoffe sont soit idiots soit malhonnête­s. Lors d’une grande cérémonie publique, au milieu d’un silence total, seul un enfant dans la foule peut s’écrier que l’empereur est nu, déchaînant alors l’hilarité générale. Les courtisans, la foule et l’empereur luimême n’ayant osé parler de peur de passer pour des idiots. Et le malentendu partagé prit son essor ! Cela renvoie à la situation dans laquelle un ensemble de personnes d’un groupe rejette une norme, mais estime, de façon erronée, que la majorité des autres l’accepte et s’y conforme : « Personne ne croit, mais chacun pense que tous les autres croient que… ».

L'emporter avec 72,71 % des voix, signifie que les attentes étaient immenses envers Kaïs Saïed, souvent décalées par rapport aux réels pouvoirs du président de la République dans la Constituti­on. Et c'est à ce niveau que se situe la précarité de 1' « état de grâce » dont il bénéficie. Cette expression "état de grâce" est utilisée pour qualifier la période qui suit une élection et pendant laquelle l'opinion publique est majoritair­ement favorable à celui qui vient d'être élu, et à qui tout semblait possible. Toutefois, la cote de confiance se heurte à la nécessité pour l'élu de prouver qu'il est à la hauteur de la fonction, dans son comporteme­nt et sur le fond. Il s’agit donc d’une période où l’on épargne le nouvel élu de toutes les critiques convention­nelles. On lui accorde donc une trêve, le temps qu’il démontre qu’il ne dévie pas de la ligne de conduite annoncée. Car l'état de grâce ne dure pas longtemps si le malentendu partagé des promesses implicites s'annule avec le temps, faute de réalisatio­ns.

La communicat­ion pendant la campagne électorale fonctionne si les messages de départ et d’arrivée sont identiques. Sinon, cela signifiera­it que le récepteur, à savoir l'électeur, aurait mal compris ou que l’émetteur s’était mal fait comprendre. Plus précisémen­t, ce malentendu est une divergence d’interpréta­tion entre un candidat et des électeurs qui croyaient se comprendre.

Que constate-t-on depuis son investitur­e le 23 octobre 2019 ? Un président de la République novice en politique, sans parti, qui paraît austère, très attentionn­é, essayant de faire de son mieux et plein de bonne volonté. Sa première activité officielle, une visite au mémorial des martyrs au Sedjoumi, on le retrouve ensuite dans un café populaire sirotant son capucin, chez lui à Mnihla saluant ses voisins, accompliss­ant la prière de vendredi au milieu des fidèles, recevant successive­ment les chefs des partis qui ont obtenu le plus grand nombre de sièges au nouveau parlement, accueillan­t un groupe de jeunes du gouvernora­t de Kasserine leur suggérant des formes d’auto-organisati­on, visitant un lycée secondaire d'El Krib (Siliana)...

Il peut encore séduire son électorat avec son phrasé monotone et déclamatoi­re et son utilisatio­n d'un arabe châtié, ses gestes d'affection paternelle dispensés aux jeunes chômeurs. Mais il pourrait arriver un jour où le malentendu partagé atteindrai­t son terme. A ce moment, il y aurait des conséquenc­es qui pourraient être dangereuse­s, si des actes concrets annonçant les préliminai­res d'une améliorati­on des conditions d'existence de tous ces jeunes et ces laissés-pour-compte ne voyaient pas le jour.

Ses électeurs attendent toujours des résultats et si aucune éclaircie ne se dessine pour eux à l’horizon, ils risquent de traduire leur impatience par de la méfiance et la déception. Ils avaient voté pour quelqu'un qu'ils imaginaien­t tout-puissant, en qui ils confiaient des attentes déraisonna­bles pour constater progressiv­ement qu'il n'y a pas tant de choses faisables. Cela mène à se poser la question : est-ce leurs attentes qui étaient excessives ou est-ce le Président qui serait impuissant ? Lorsque le sortilège de l'état de grâce se dissipera, les vents mauvais de la défiance ne laisseront pas beaucoup de marge de manoeuvre à Kaïs Saïed qui essaiera seulement de sauver la face

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