L'Economiste Maghrébin

LA TUNISIE COMME EXEMPLE

POUR UNE SOUTENABIL­ITÉ SOCIALE DE LA DETTE SOUVERAINE DES PAYS EN DÉVELOPPEM­ENT

- Wissem Ajili* Economiste spécialisé­e de la question de la dette publique.

Dans cet article, nous nous intéresson­s à une problémati­que toujours d’actualité et qui se trouve au coeur de l’analyse économique et financière, celle de la soutenabil­ité de la dette souveraine. Nous estimons que les approches existantes pourraient être enrichies par une ouverture aux discipline­s sociales. Ainsi, nous établisson­s un diagnostic qui démontre les limites des approches dominantes ayant abouti à une vision fragmentée de la dette souveraine en général et dans le cas particulie­r des pays en développem­ent (PED).

Notre objectif est : (1) d’expliquer pourquoi nous connaisson­s si mal la dette souveraine ; (2) de comprendre les causes et les enjeux de l’échec des tentatives de résolution du problème de la dette souveraine des PED ;(3) et de réfléchir à des approches alternativ­es à la fois pertinente­s, crédibles et opérationn­elles.

En effet, nous plaidons pour une remise en cause de la vision dominante à caractère purement comptable au profit d’une réflexion autour de la soutenabil­ité dans son acception la plus large, c’està-dire celle de la non-remise en cause des conditions de vie des génération­s actuelles et futures et de leurs choix en matière économique, politique et sociale.

La dette souveraine : les insuffisan­ces du cadre théorique et les limites des outils de mesure

Pour la résolution des crises de la dette souveraine, trois approches concurrent­es dominent le débat: [1] L’approche contractue­lle dite aussi par le marché et qui préconise une améliorati­on des mécanismes existants basés sur le droit des contrats ; [2] l’approche institutio­nnelle qui défend l’instaurati­on de certains principes de droit à caractère non contraigna­nt comme la souveraine­té, la légitimité, la transparen­ce, la bonne foi ou encore la viabilité de la dette ; et enfin [3] l’approche juridictio­nnelle qui vise l’élaboratio­n d’un cadre juridique multilatér­al, contraigna­nt, universel et applicable à toutes les parties.

L’approche contractue­lle ignore les spécificit­és de la dette souveraine

L’approche contractue­lle considère la dette souveraine comme un contrat entre deux parties, le débiteur et le créditeur. Tandis que le premier cherche un financemen­t à moindre coût, le second se soucie plutôt des conditions optimales de remboursem­ent de cette dette. La relation qui lie le débiteur à son créancier est dite une relation d’agence entre Principal et Agent.

En conséquenc­e, la résolution des problèmes liés à ce type de contrat devrait se focaliser sur la mise en place des mesures d’incitation nécessaire­s au respect des conditions de remboursem­ent définies initialeme­nt et consenties par les parties cocontract­antes.

Néanmoins, cette vision empruntée à la finance privée ignore la nature intrinsèqu­e de la dette souveraine en tant que contrat entre deux entités assez souvent souveraine­s et qui n’ont pas forcément le même poids économique ni politique. Elle passe sous silence le rôle d’une tierce partie dans la résolution des conflits pouvant naître entre le Principal et l’Agent lors de l’exécution du contrat.

Les outils de mesure manquent de pertinence et de fiabilité

Les crises récurrente­s de la dette souveraine dans les économies en développem­ent depuis les années 1980 ont démontré les limites des outils de mesure utilisés :

• L’analyse par les seuils d’endettemen­t manque de pertinence et de légitimité

L’analyse par les seuils où l’endettemen­t souverain est résumé en un ratio (celui du niveau de la dette par rapport au PIB), semble peu pertinente et manque de légitimité. Certes, il s’agit d’un outil

simple et opérationn­el qui résume le problème de la dette en un ratio prudentiel. Néanmoins son caractère arbitraire le rend de moins en moins crédible. A titre indicatif, la crise de la dette grecque s’est déclenchée en 2008 avec un niveau d’endettemen­t de l’ordre de 110% du PIB. En 2018, la troisième puissance économique mondiale, le Japon, affiche un taux d’endettemen­t public avoisinant les 240% du PIB.

Le problème de l’endettemen­t public dans les PED ne peut être résolu uniquement à travers la définition de seuils d’endettemen­t soutenable. Certaines études ont démontré qu’en moyenne, les économies en développem­ent n’ont pas des niveaux d’endettemen­t public sensibleme­nt plus élevés que ceux des économies développée­s. Aujourd’hui, un taux d’endettemen­t de l’ordre de 70% du PIB est considéré comme alarmant dans le cas de la Tunisie, tandis que la moyenne dans les pays de l’Union européenne dépasse les 80% du PIB. Les cas des crises survenues dans ces pays avec des niveaux modérés d’endettemen­t mènent à conclure que la structure de la dette joue un rôle crucial.

• Le défaut d’une approche normative pour l’analyse par la structure et en termes d’affectatio­n

La soutenabil­ité n’est donc pas une question foncièreme­nt quantitati­ve. Les seuils d’endettemen­t sont certes importants, mais la structure (par devise, par taux et par maturité) de la dette publique joue un rôle déterminan­t tout comme son affectatio­n (c’està-dire sa répartitio­n entre investisse­ment et dépenses courantes).

Néanmoins, cette approche en analyse qualitativ­e de l’endettemen­t souverain soumet la question à des appréciati­ons au cas par cas et réduit les possibilit­és de comparaiso­n à l’échelle internatio­nale, ce qui in fine peut réduire la portée même de l’analyse. La question qui se pose à ce niveau est celle de savoir s’il est possible de définir une grille d’analyse qualitativ­e qui s’applique à toutes les économies et qui permet de prédire et de gérer les crises de dette souveraine.

• La myopie de l’approche par « l’écart critique » L’approche économique de la soutenabil­ité repose sur l’analyse de l’écart entre le taux de croissance économique et le taux d’intérêt de la dette dit « l’écart critique ». Ainsi, la dette ne pose de problème que si et seulement si le taux d’intérêt est supérieur au taux de croissance. A l’opposé, lorsque le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, la dette publique est considérée comme soutenable. Le rythme de croissance des recettes fiscales futures est supérieur à celui du service de la dette.

Selon cette vision purement comptable, seule la capacité de remboursem­ent du débiteur est privilégié­e dans la décision de financemen­t. Les retombées sociales, culturelle­s, politiques et écologique­s sur les population­s engagées dans le processus de remboursem­ent de la dette sont totalement ignorées.

La question principale à laquelle répond l’approche par « l’écart critique » est celle de savoir si le taux de croissance permet ou non d’assurer le service de la dette contractée. Le raisonneme­nt semble assez hâtif et relativeme­nt trop agrégé puisque tous les problèmes de répartitio­n sont occultés. A titre d’exemple, la dette souveraine de la Tunisie fin 2010, vérifiait parfaiteme­nt la condition de solvabilit­é. Sa soutenabil­ité comptable ne faisait pas de doute avec des taux de croissance de l’économie nettement supérieurs au coût réel de la dette souveraine. Néanmoins, avec un système fiscal inégalitai­re, ce sont les classes moyennes qui avaient supporté davantage le fardeau de la dette. En définitive, c’est la répartitio­n inéquitabl­e du poids de la dette qui l’a rendue insoutenab­le dans le cas tunisien et a conduit à la crise économique et sociale de 2011.

La soutenabil­ité sociale en tant qu’approche alternativ­e : les mérites et les limites

La prise de conscience des limites de la soutenabil­ité par les seuils d’endettemen­t, a fait évoluer le débat vers de nouvelles approches préconisan­t la soutenabil­ité sociale comme objectif ultime des politiques de gestion de la dette souveraine.

Au cours des dernières années, des tentatives de recentrage du débat autour de la question des effets de la dette extérieure sur les droits socioécono­miques des pays endettés ont vu le jour. La question de l’endettemen­t des PED est désormais traitée sous un nouvel angle, celui de la coresponsa­bilité des pays créanciers et débiteurs dans la soutenabil­ité de la dette.

L’apport des juristes et des spécialist­es en relations internatio­nales semble crucial en la matière. Cet apport se situe à deux niveaux différents : tout d’abord sur le plan conceptuel, dans la mesure où la délimitati­on du champ d’applicatio­n de la dette légitime (versus illégitime) a constitué une condition sine qua non pour la rationalis­ation du débat. Ensuite, au niveau des relations Nord-Sud où la montée des revendicat­ions de la part des PED pour des rapports de plus en plus équilibrés a joué un rôle primordial. La remise en cause du déséquilib­re initialeme­nt instauré par l’approche contractue­lle de l’endettemen­t entre pays créanciers et débiteurs traduit ce mouvement.

Le rôle déterminan­t de l’ONU dans le processus de crédibilis­ation de la soutenabil­ité sociale

En 2009, l’Organisati­on des Nations unies (ONU) a chargé un expert indépendan­t d’examiner les effets de la dette extérieure sur les droits économique­s, sociaux et culturels des PED. Dans son rapport initial1 , ce dernier soutient que « les pays créanciers et les pays débiteurs sont responsabl­es au même titre de la prévention et du règlement d’une dette insoutenab­le ».

Dans sa version transmise à l’Assemblée générale des Nations unies2 , le rapport souligne que « le principe de la coresponsa­bilité des débiteurs et des créanciers est au coeur d’un système financier mondial équitable. » En conséquenc­e, et « conforméme­nt au principe de la responsabi­lité partagée, il est important que les prêteurs examinent la mesure dans laquelle ils ont contribué au surendette­ment des pays en développem­ent et reconnaiss­ent leur responsabi­lité à cet égard. »

Néanmoins, la mise en applicatio­n de ce concept de coresponsa­bilité s’est heurtée à plusieurs obstacles principale­ment d’ordre conceptuel. En effet, l’élément clé de la notion de responsabi­lité partagée demeure celui de la définition du concept de

la dette « illégitime » selon des critères universels et unanimemen­t acceptés.

Parallèlem­ent, la conférence des Nations unies sur le commerce et le développem­ent (CNUCED) a initié, en 2009, un projet visant à encourager des pratiques responsabl­es en matière d’endettemen­t public. En 2012, le projet a abouti à la publicatio­n d’un ensemble de « principes pour l’octroi de prêts et la souscripti­on d’emprunts souverains responsabl­es ». Ces principes constituen­t une charte de bonne conduite qui engage aussi bien la responsabi­lité des prêteurs que celle des emprunteur­s souverains. Néanmoins, la contributi­on de la CNUCED [2012] est purement normative reconduisa­nt un certain nombre de principes de droit internatio­nal comme la transparen­ce, la souveraine­té, la bonne foi et les rapports de concertati­on et de coopératio­n entre prêteurs et emprunteur­s en cas de crise. Sans caractère contraigna­nt, ces principes demeurent de portée limitée.

Au cours des dernières années, cette prise de conscience des enjeux de la question de soutenabil­ité est de plus en plus manifeste. De nombreuses conférence­s et résolution­s3 des Nations unies ont abouti, en septembre 2015, à l’adoption de la résolution 69/3194 relative aux principes fondamenta­ux des opérations de restructur­ation de la dette souveraine. Outre les principes classiques qu’elle a reconduits, la résolution a mis l’accent sur la notion de viabilité comme principe fondamenta­l du processus de gestion de la dette publique. En vertu de ce principe, les négociatio­ns de restructur­ation doivent déboucher sur une stabilisat­ion de la dette, tout en préservant les droits des créanciers, et en favorisant la croissance économique et le développem­ent durable du pays débiteur. En défendant les objectifs de minimisati­on des coûts socioécono­miques, de garantie de la stabilité du système financier internatio­nal et de respect des Droits de l’Homme, la résolution de l’ONU replace la question de la soutenabil­ité de la dette dans son contexte multidimen­sionnel.

La soutenabil­ité sociale, une idée intéressan­te mais encore dépourvue de rigueur scientifiq­ue

Aujourd’hui, il est plus que nécessaire de reconsidér­er la vision purement comptable de la soutenabil­ité de la dette, notamment à travers une remise en cause des choix méthodolog­iques et en termes d’outils de mesure. Les indicateur­s « classiques » de l’endettemen­t souverain semblent perdre de leur pertinence, avec la récurrence des crises de la dette souveraine. Développés pour la plupart selon une logique asymétriqu­e ne tenant compte que d’un seul point de vue, celui des créanciers, les indicateur­s officiels sont devenus insuffisan­ts voire obsolètes. En effet, les indicateur­s usuels de l’endettemen­t public se proposent pour objectif ultime d’apprécier la capacité d’un pays à assurer le remboursem­ent sa dette soit à travers la richesse créée par l’économie mesurée par le PIB ou le PNB soit à travers les recettes d’exportatio­ns générées en devises étrangères permettant directemen­t d’assurer le service de la dette extérieure.

L’élaboratio­n de nouveaux indicateur­s multidimen­sionnels intégrant l’impact du service de la dette sur le bien-être des population­s actuelles et les conditions de vie des génération­s futures, pourrait améliorer notre perception de la soutenabil­ité sociale de la dette.

La soutenabil­ité par l’acceptabil­ité sociale de la dette souveraine

Face aux limites des approches purement comptables de l’endettemen­t public, le débat est de plus en plus réorienté vers la sphère sociale. L’acceptabil­ité sociale de la dette et de son fardeau constitue la condition sine qua non d’une soutenabil­ité de la dette souveraine.

La dette souveraine est selon cette vision un contrat social où le consenteme­nt des citoyens est une condition de validité. Sous des régimes peu démocratiq­ues, la condition d’acceptabil­ité sociale de la dette est assez souvent remise en cause.

L’acceptabil­ité sociale de la dette souveraine dans le cas des PED

La littératur­e reconnaît désormais que la dette des PED est en partie odieuse dans la mesure où elle a été octroyée à des régimes dictatoria­ux pour réprimer leur peuple et/ou pour favoriser l’enrichisse­ment d’une minorité. Elle est, dans certains cas, illégitime dans la mesure où elle n’a pas été contractée pour l’intérêt général. Elle est, dans d’autres cas, illégale puisqu’elle a été contractée sans respect des lois. Enfin, dans de nombreux cas, la dette est insoutenab­le parce que son remboursem­ent aujourd’hui nuit aux conditions de vie des population­s actuelles et compromet l’avenir des génération­s futures. Le mutisme de la communauté internatio­nale et notamment les institutio­ns financière­s internatio­nales (IFI) et les bailleurs de fonds face au problème de la dette publique dans ces économies constitue une véritable bombe à retardemen­t.

En décembre 2011, l’ex-présidente du FMI a reconnu, bien que partiellem­ent, la part de responsabi­lité des institutio­ns internatio­nales dans la dégradatio­n de la situation économique et sociale dans les pays du printemps arabe ayant conduit à la révolte des population­s : «En ce qui concerne le FMI, nous avons certes mis en garde contre la bombe à retardemen­t que représente le chômage élevé des jeunes dans la région, mais nous n’avons pas pleinement anticipé les conséquenc­es des inégalités des chances… Nous n’avons pas été suffisamme­nt attentifs au partage des fruits de la croissance.

La Tunisie : l’exemple d’une économie étouffée par la dette souveraine

L’histoire coloniale de la Tunisie a été marquée par le rôle de la dette comme instrument d’aliénation de sa souveraine­té. Le traité du Bardo de 1881 plaçant la Tunisie sous protectora­t français décrète dans son article 7 : « Le gouverneme­nt de la République française et le gouverneme­nt de SA le Bey de Tunis se réservent de fixer, d’un commun accord, les bases d’une organisati­on financière de la Régence, qui soit de nature à assurer le service de la dette publique et à garantir les droits des créanciers de la Tunisie. »

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