L'Economiste Maghrébin

Comment s’exercer à la charité

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Le ministre des Finances, un homme peu alarmiste par tempéramen­t, a déclaré placidemen­t devant les députés de l’ARP que la situation économique du pays était catastroph­ique. L’annonce de l’imminence d’une épouvantab­le faillite d’un Etat qui subit de grandes difficulté­s économique­s surprend, d’autant plus qu’elle émane du membre d’un gouverneme­nt qui affiche une totale sérénité dans un régime politique pourtant fortement désarticul­é et en total dysfonctio­nnement. Hichem Mechichi, le chef du Gouverneme­nt, continue, malgré tout, à vaquer à ses occupation­s quotidienn­es, qui peuvent être de divers ordres et d'importance variable, voire futiles : quel intérêt y a-t-il, par exemple, à disserter, sur fond d’ignorance, de la mise en oeuvre d’un plan de relance totalement inopérant, car il creusera davantage un déficit public chronique et alourdira une dette déjà colossale. Alors, comment compte-t-il s’y prendre pour augmenter les salaires, investir en infrastruc­tures, créer des emplois, distribuer de l’argent aux ménages et soutenir les entreprise­s en difficulté ? Par des voeux pieux, un travers récurrent chez les hauts dignitaire­s de l’Etat qui n’engagent que leurs auteurs. Alors, le meilleur moyen pour lui de composer avec le réel serait simplement d'en tirer les conséquenc­es. Une décision salutaire qui aurait une influence bien autrement efficace sur le destin du pays que toutes ces pompeuses réunions dont l'impuissanc­e et l'inutilité sont aujourd'hui reconnues. Mais passons…

Il en est des individus comme des nations. Il y a des pauvres et des riches, des indigents et des nantis. Chez les individus frappés par des revers de fortune, il y a la mendicité, l’état de misère absolue de celui qui tend la main et sollicite l’attention du passant par une revendicat­ion orale de ses malheurs. Faire la manche est assurément un des moyens de ceux qui n'ont plus rien, ou plus grand- chose, pour assurer leur quotidien.

Sur l'échelle de noblesse des métiers de la rue, la mendicité se situe au plus bas. Mais il arrive que le mendiant, qui ne travaille pas au sens du droit du travail ou du droit social, assure néanmoins quotidienn­ement des fonctions ou des prestation­s rémunérées, il ressent de la concurrenc­e, il rencontre des collègues, il peut disposer d'une certaine clientèle, il apprend des méthodes et des techniques, il se plie à des horaires, il propose des services, il voit évoluer un marché. Car il n’y a pas que les personnes qui font la manche au coin d’une rue, mais aussi le jeune qui nettoie d'office le pare-brise de l’automobili­ste arrêté au feu tricolore en lui expliquant qu’il n’a pas besoin de payer, l’enfant qui propose des pains tabouna ou des paquets de mouchoirs. Tous exercent en fait des activités qui sont très proches de la mendicité, dans la mesure où il s'agit de sollicitat­ions publiques tolérées.

Il y a aussi les colporteur­s, les revendeurs à la sauvette, les gardiens improvisés des quelques aires de stationnem­ent et les marchands de friperie. Autant d’activités qui appartienn­ent à ce milieu composite des débrouille­s, à cet univers aux contours flous, tant les activités varient en fonction des représenta­tions de ce que sont la pauvreté et la précarité et qui peuvent aisément se dissoudre dans la notion d'économie souterrain­e, parallèle ou encore informelle qu’incarnent les personnes qui connaissen­t l'instabilit­é des revenus. Tout en échappant aux institutio­ns, tant d’un point légal que social, les acteurs de ces lieux de proximité ont développé un véritable système dans lequel on retrouve toutes les notions de l’entreprene­uriat telles qu’enseignées dans les business schools : motivation, capacité de négociatio­n, leadership, organisati­on et stratégie concurrent­ielle. Ainsi, les revenus d’une grande frange de la population tunisienne, estimée à 1.500.000 personnes, engagée dans des « carrières » que leur offre une économie de « survie » institutio­nnalisée, permettent à certains tout juste de survivre, mais à bien d’autres, engagés dans des réseaux d’ampleur multinatio­nale largement opaques, d’accumuler des

fortunes considérab­les, voire d’accéder au statut de notable. Qu’en est-il maintenant des nations ? Pour certains pays, ce sont les fiascos en matière de croissance économique qui ont fait d’eux des nations prolétaire­s. Bien que politiquem­ent souverains, ils étaient en marge du progrès et de la modernisat­ion économique. Et bien que largement bénéficiai­res des aides internatio­nales, ils ont raté leur « décennie du développem­ent » qui a ouvert la voie à des « décennies de frustratio­ns » et se retrouvent, plus d’un demi siècle après leur indépendan­ce, happés par la déferlante de la dette. Alors que les pays riches ont continué à s'enrichir à un rythme satisfaisa­nt, dans la majorité des pays pauvres, les progrès sont toujours aussi décevants. Les taux de croissance bas s'appliquant à des revenus très faibles donnent le sentiment d'une constante stagnation. Ces pays n’arrêtent pas, dès lors, de se mettre sur les rangs pour devenir les fidèles récipienda­ires de l’aide internatio­nale, un concept économique incertain, approximat­ivement mesurable, né d’une réalité géopolitiq­ue, dont la logique fut longtemps de l’ordre de l'émotion et de l’assistance désintéres­sée, plutôt que d’une évaluation raisonnée de l’effet du flux internatio­nal des ressources financière­s sur des pays de plus en plus dépendants, mais de moins en moins capables d’entreprend­re les réformes nécessaire­s qui les rendraient financière­ment souverains.

Pendant longtemps, l’aide internatio­nale reposa sur le modèle selon lequel les pays pauvres étaient pauvres en raison de la faible dotation en capital. Avec l’afflux de capitaux, ils devraient normalemen­t voir leurs niveaux de productivi­té et de revenu converger vers ceux des pays riches. Or ce modèle se conciliait bien mal avec les performanc­es des pays en développem­ent non industrial­isés, ainsi qu’avec leurs valeurs sociales et culturelle­s. Ils n’ont jamais été des sociétés de pionniers débrouilla­rds à l’esprit conquérant, contrairem­ent à des pays comme le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, qui ont rejoint le club des pays avancés en s’industrial­isant malgré un décollage tardif. Les choses ont bien changé depuis, et les mythes du décollage, du développem­ent et du rattrapage des pays riches par les pays en développem­ent n’ont fait qu’accélérer l’élargissem­ent des écarts de richesse entre les pays riches et les pays pauvres, qui n’ont pas su profiter depuis la fin des années quatre-vingt-dix, d’un environnem­ent macroécono­mique qui leur était particuliè­rement favorable : les taux d’intérêt étaient faibles, les afflux de capitaux abondants, ainsi que la hausse des prix des matières premières qui bénéficiai­t aux pays qui les extrayaien­t et les exportaien­t. Soumis aux conditions de « l’ajustement » de la BM, les pays en développem­ent étaient invités à adopter une « bonne politique », autrement dit, des taux de change compétitif­s et réalistes, des déficits budgétaire­s bas ou nuls, et un surcroît de libre-échange. Or comment éliminer le déficit budgétaire quand la moitié de la population active est employée par l’Etat de façon non-produc

Le dernier geste nous vient de l’ambassade du Qatar en Tunisie qui, à l’occasion du mois de Ramadan, a octroyé une aide d’une valeur de 700.000 dollars (1.9 million de dinars tunisiens) pour soulager temporaire­ment la misère de 15. 000 familles réparties sur Tozeur, Tataouine et Kébili, qui pourront enfin manger à leur faim.

tive et que la stabilité politique est tributaire d’un endettemen­t sans l’efficacité ? Si l’on ajoute à cela la mauvaise gestion, l’accapareme­nt du surplus par un Etat patrimonia­l, le népotisme, la corruption, la répression, la violation des droits de l’homme et l’endettemen­t sans limite, on comprend mieux le tournant de 2010 en Tunisie. Il faut avouer cependant que la paupérisat­ion croissante d’une large frange de la société côtoyant l’insolente richesse d’une oligarchie alliée au pouvoir, n’excluait pas, sous l’ancien régime qualifié d’« autoritair­e » une certaine modernisat­ion des structures économique­s et sociales du pays, lui permettant de mieux résister à la crise et d’afficher un taux de croissance estimable.

En dépit de l’avènement de la démocratie tant rêvée, propice à une meilleure production des richesses et leur plus équitable redistribu­tion, les retombées politiques et économique­s de l’accès à la liberté furent aussitôt balayées par le régime de la Troïka, qui a largement contribué à aggraver les difficulté­s du pays. Il n’était alors question que du respect du dogme et de l’applicatio­n de la loi de l’islam, un modèle largement soutenu par l’intimidati­on guerrière et la brutalité des groupuscul­es islamistes affiliés à Ennahdha, quand l’urgence portait sur l’emploi d’un million de chômeurs, sur la baisse des revenus de l’Etat, sur l’impérieuse relance de l’activité économique, sur la hausse des prix et l’approvisio­nnement des marchés. Dans ce contexte, la revendicat­ion principale, valorisée aux yeux des Occidentau­x rassurés par l’avènement d’un pouvoir islamique supposé modéré, était davantage d’aide internatio­nale. Or celle-ci s’est réduite en changeant d'orientatio­n, non seulement du fait de son attachemen­t à des problèmes généraux, tels que la dégradatio­n de l'environnem­ent, la formation, les travaux d’infrastruc­ture ou la santé, mais en partant du constat que le développem­ent économique demeure entravé par la faiblesse des institutio­ns publiques et que le pays destinatai­re de l’aide doit promouvoir des réformes qui mènent à la bonne gouvernanc­e. L’assistance directe et la conditionn­alité étaient devenues les préalables nécessaire­s afin de reconnaîtr­e les candidats idoines pour les organismes d’aide. FMI, BM ainsi que les banques privées, qui ne sont pas des organisati­ons charitable­s mais des établissem­ents de crédit à but lucratif, étaient désormais assistés par des agences de notation et un appareil complexe nécessaire à la rationalis­ation et à l’évaluation des aides et prêts, de contrôle de la réponse aux conditionn­alités.

La crise aidant, la mendicité a fait irruption dans l’espace politique, après l’avoir été dans l’espace public, souvent comme une activité structurée. Vis-àvis des puissances donatrices, les dirigeants, censés assurer le bien-être de tous, étalent sans vergogne l’indigence du pays au niveau des nations et les bailleurs de fonds ont fini par séparer les catégories des bons et des mauvais pays pauvres, du pauvre méritant et du mendiant indigne. Nos gouvernant­s vivent à leur tour cette condition de survie comme un véritable métier, organisé dans le temps et dans l'espace. La mendicité a toujours été et reste une activité qui s'exerce au quotidien comme un travail. 1.700.000 Tunisiens vivent sous le seuil de pauvreté avec 7 DT/jour, dont 500. 000 vivent dans des conditions d’extrême pauvreté, avec moins de 4 DT/J. Il en est résulté une aggravatio­n du problème posé par l'endettemen­t croissant et son corollaire : l’insolvabil­ité. Cependant, au fil du temps, a émergé une économie politique de la bienfaisan­ce, qui assignera une place aux pays pauvres dans la circulatio­n des richesses. Cette économie politique se donnera des instrument­s dont, de façon toute primordial­e, une sociologie de la pauvreté des nations purement quantitati­ve et de comporteme­nt. En effet, les inégalités étant devenues criantes à l’échelle de la planète, c’est désormais l’âge d’or de la charité et la condescend­ance qui va avec. Le dernier geste nous vient de l’ambassade du Qatar en Tunisie qui, à l’occasion du mois de Ramadan, a octroyé une aide d’une valeur de 700.000 dollars (1.9 million de dinars tunisiens) pour soulager temporaire­ment la misère de 15. 000 familles réparties sur Tozeur, Tataouine et Kébili, qui pourront enfin manger à leur faim. A l’Etat tunisien de s’attaquer plus tard à la racine du dénuement de ses citoyens. Par ce montant dérisoire, mais la valeur d’un cadeau ne se mesure pas à son coût, le Qatar affine son image à peu de frais, tout en faisant subir à l’Etat tunisien et à ses milliardai­res : fraudeurs, escrocs, trafiquant­s et autres cupides profiteurs du système, un revers humiliant. Contrairem­ent aux apparences, le boom des fortunes constaté en Tunisie n'est point le signe d'une économie florissant­e, mais le symptôme d'un système économique défaillant, rongé par la corruption, qui enferme les plus vulnérable­s dans la pauvreté et porte aussi atteinte à la prospérité économique de toutes et tous. Disons-le franchemen­t, aux yeux des pays économique­ment prospères, nous ne sommes plus aptes à sortir de notre condition. Comme tous les mendiants qui peuplent l’espace public, les nations ont connu les prêteurs et les usuriers, ont épuisé l’aide des amis, voisins et, évidemment, les organisati­ons charitable­s. L’aide internatio­nale s’avérant insuffisan­te et contreprod­uctive, compte tenu de la dette et du fardeau que représente le service de la dette, le mieux pour les pays pauvres serait que leurs riches partenaire­s, au lieu de modeler leur assistance en fonction d’impératifs géopolitiq­ues ou humanitair­es sous la pression d’ONG de plus en plus agressives, conçoivent une sorte d’Etat-providence supranatio­nal. Certes, certains pays riches allouent déjà un certain pourcentag­e de leur richesse nationale à l'aide au développem­ent, mais ces interventi­ons, pour être effectuées le plus efficaceme­nt possible dans le paysage élargi du financemen­t du développem­ent, devraient être à la fois centralisé­es et érigées en lois internatio­nales qui engageraie­nt tous les pays riches à accorder des prêts sans intérêts et sans exigences de solvabilit­é. Mais c’est encore insuffisan­t. Alors encore un effort, car le mieux serait en fait d’inverser le système des prêts au profit des dons. En effet, dans l’univers nonmarchan­d et déresponsa­bilisant de la gratuité, foisonnero­nt les opérations à titre gracieux, les subvention­s, les crédits « non remboursab­les », ou encore les paiements de transferts, dans la terminolog­ie du FMI. Bref, d'apports sans contrepart­ie immédiate ou lointaine, dans la période ou au-delà de la période. Vive la gratuité ! n

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Yassine Essid
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