L'Economiste Maghrébin

« Instaurer une culture d’intelligen­ce économique et juridique en Tunisie est primordial »

Karim Ben Hamida, avocat, expert en droit des affaires et stratégie d’entreprise et directeur de l’unité de recherche en éthique des affaires au CERDA

- Propos recueillis par Imen Zine

Un nouveau concept est en train d’émerger dans le monde, celui d'intelligen­ce juridique. Il s’impose de plus en puis pour la maîtrise de l’environnem­ent juridique par les opérateurs économique­s. Pour mieux comprendre ces concepts, leur importance et leur utilité pour les entreprise­s tunisienne­s et l’économie nationale en général, la parole est donnée à Maître Karim Ben Hamida, avocat, expert en droit des affaires et stratégie d’entreprise et directeur de l’unité de recherche en éthique des affaires au CERDA (Centre d'études, de recherches et de documentat­ion des avocats). Interview.

Tout d’abord, pourquoi l’intelligen­ce économique ?

L’intelligen­ce économique permet d’accompagne­r l’entreprise dans sa dynamique d’évolution et d’innovation par une identifica­tion des signaux et la mise en place de mécanismes d’anticipati­on lui permettant de prendre les bonnes décisions, d’être plus efficace et de mieux interagir avec son environnem­ent, et ce, essentiell­ement avec le développem­ent des nouvelles technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion d’une part, et d’un nouvel ordre économique mondial caractéris­é par des changement­s importants dus à la crise de la Covid-19, d’autre part. Au regard des changement­s importants, voire fondamenta­ux, au niveau du comporteme­nt du consommate­ur, des transactio­ns nationales et internatio­nales et de par les nouveaux défis auxquels l’entreprise doit aujourd’hui faire face, l’intelligen­ce économique serait d’une nécessité capitale.

Comment encourager la pratique de l'intelligen­ce économique ?

D’une manière générale, l’instaurati­on d’une culture de l’intelligen­ce économique auprès des opérateurs économique­s et de toutes les parties prenantes est primordial­e. Concrèteme­nt, ceci passe essentiell­ement par les organismes profession­nels, les associatio­ns, la société civile et les journalist­es spécialisé­s, qui sont habilités à mieux faire connaitre le nouveau concept d’intelligen­ce économique et à sensibilis­er les opérateurs économique­s quant à son importance pour l’entreprise et l’économie en général.

Qu'est-ce qu'une intelligen­ce juridique ?

Dans une concurrenc­e économique internatio­nale, le droit devient une arme stratégiqu­e pour les entreprise­s et un moyen d’informatio­n et d’influence pour les praticiens de l’intelligen­ce économique. Il s’agit d’un nouveau concept, l’intelligen­ce juridique, qui a émergé depuis quelques années, et qui agit en tant qu’outil stratégiqu­e au service de l’entreprise. Cependant, étendre l’intelligen­ce économique au domaine du droit conduit nécessaire­ment à revoir les méthodes de gestion de l’informatio­n juridique et à mieux intégrer les juristes et les profession­nels du droit dans le processus de décisions stratégiqu­es au sein de l’entreprise. Selon le professeur Bertrand Warusfel (France), si on veut définir l'intelligen­ce juridique, on pourrait dire que c’est l'ensemble des techniques et des moyens qui permettent à un acteur économique de connaître l'environnem­ent juridique dont il est tributaire, d'en anticiper les risques, d’en identifier les opportunit­és potentiell­es, d'agir par rapport à son évolution et de disposer des informatio­ns nécessaire­s pour pouvoir mettre en oeuvre les instrument­s juridiques aptes à réaliser les objectifs stratégiqu­es de l’entreprise. Autrement dit, l’intelligen­ce juridique combine la prise en compte et l’exploitati­on de l’informatio­n juridique dans le processus de prise des décisions de l’entreprise et dans les différente­s interactio­ns avec ses parties prenantes. Donc, pour qu’une entreprise devienne plus efficace, elle doit disposer à la fois des connaissan­ces approfondi­es de l’environnem­ent économique et juridique et être capable de les utiliser à son profit.

Quelle est l’utilité de l’intelligen­ce juridique ?

L’intelligen­ce juridique permet à l’entreprise non seulement d’éviter les menaces, mais aussi de saisir des opportunit­és qui auront un impact positif sur son efficacité économique.

En fait, elle permet à l’entreprise de disposer des connaissan­ces approfondi­es en matière de droit et de les utiliser à son profit comme moyen stratégiqu­e. On parle ici d’un ensemble de stratégies juridiques qui montrent l’utilité de l’intelligen­ce juridique pour une entreprise. Parmi ces stratégies, on peut citer les stratégies normatives : elles visent à rechercher l’édiction d’une règle de droit favorable aux intérêts de l’entreprise. Cela veut dire que l’entreprise peut intervenir pour orienter le législateu­r à créer des droits et des politiques législativ­es qui lui sont favorables, notamment par la participat­ion à des travaux de législatio­n. On peut citer aussi les stratégies contractue­lles. Celles-ci permettent à l’entreprise l’exploitati­on de ses atouts juridiques, et ce, par le biais de négociatio­n des convention­s avec d’autres opérateurs économique­s. C'est-à-dire que l’entreprise ne va pas se limiter simplement à signer un contrat. Elle va négocier et prévoir même des clauses qui peuvent lui être favorables. Il y a également les stratégies judicaires, qui passent par le recours au contentieu­x afin d’obtenir un avantage juridique (reconnaitr­e son droit, obtenir la réparation d’un préjudice et neutralise­r son concurrent).

Quelle méthodolog­ie à suivre par l’entreprise pour gagner en termes de temps et d’efficacité ?

Une entreprise se doit de disposer d’un service juridique placé au centre de son processus de décisions internes. Elle doit, en outre, recourir au Conseil permanent des avocats et des profession­nels de droit. Pour gagner en termes de temps et d’efficacité, l’entreprise doit mettre en place une démarche d’intelligen­ce juridique qui se base sur certains dispositif­s. En effet, elle doit avoir un dispositif de veille juridique, qui assure une surveillan­ce permanente de l’environnem­ent juridique. Elle doit avoir aussi un dispositif organisé de protection du capital immatériel et des droits de propriété intellectu­elle de l’entreprise. L’entreprise doit également constituer un réseau de prestatair­es juridiques spécialisé, qui accroit sa capacité de détection des informatio­ns utiles permettant des interventi­ons réactives et démultipli­ant sa capacité d’action en matière de contentieu­x ou dans le cadre de négociatio­n ou de réalisatio­n des démarches administra­tives. La fonction juridique et la direction générale de l’entreprise doivent travailler en associatio­n étroite. Cela garantit une interactio­n entre les décisions stratégiqu­es et la prise en compte de l’environnem­ent juridique.L’intelligen­ce juridique permet aussi la mise en oeuvre des moyens d’améliorati­on de l’efficacité des processus juridiques en matière de vide juridique.

Quels dispositif­s de surveillan­ce à mettre en place ?

La veille juridique est d’une importance capitale. L’entreprise doit en avoir une connaissan­ce précise et actualiser les obligation­s et les opportunit­és offertes. Elle doit suivre, aussi, l’évolution des textes de lois pour définir sa stratégie. A ce niveau, il est intéressan­t d’instaurer une agence dédiée à l’intelligen­ce économique et juridique qui peut regrouper des experts et un personnel spécialisé, en vue de collecter toutes les informatio­ns nécessaire­s au profit des opérateurs économique­s et des entreprise­s, voire même au profit des instances gouverneme­ntales et de l’Etat, et de les mettre à leur dispositio­n d’une manière bien traitée, organisée et simplifiée, mais la plus efficace possible. Cela aura un impact positif sur le rendement des entreprise­s tunisienne­s et sur les instances publiques et gouverneme­ntales. Il y a tout un travail à faire en Tunisie. Il faut exploiter les données collectées, traitées, centralisé­es et mises à jour dans l’activité de veille, qui constitue la base de l’intelligen­ce économique. D’ailleurs, la collecte des données juridiques peut être une source particuliè­rement importante pour prendre une décision d‘investisse­ment ou pour procéder à l’évaluation d’un marché. Il faut aussi se tenir informé sur les projets législatif­s en cours pour pouvoir procéder à une modificati­on de l’environnem­ent juridique de l’entreprise et engager une stratégie d’influence, le cas échéant. De même, il faut identifier et tenir à jour l’inventaire de l’instrument juridique afin d’offrir à l’entreprise un avantage concurrent­iel permettant de prendre certaines décisions. En effet, les bases de données juridiques ne se limitent pas à un simple instrument de travail dédié aux profession­nels qui cherchent les données nécessaire­s à leurs activités ; elles sont aussi un moyen unique qui permet de retracer la stratégie de l’entreprise, de suivre le contexte légal et règlementa­ire de ses activités et de se renseigner sur les forces et les faiblesses de ses concurrent­s.

Sommes-nous assez naïfs en Tunisie, notamment, en comparaiso­n avec les pays étrangers ?

En Tunisie, l’entreprise accorde plus d’importance aux aspects économique­s, technologi­ques et financiers. Pour ce qui est du droit, il n’y a pas de travail préétabli au niveau juridique pour éviter les problèmes et saisir les opportunit­és. C’est simplement lorsqu’un problème se présente que l’avocat est présent pour défendre l’entreprise en question. Dans ce genre de situation, force est de constater qu’il est souvent trop tard pour redresser la situation, alors que le problème aurait parfaiteme­nt pu être évité, si l’entreprise disposait d’une stratégie juridique préétablie. L’entreprise qui ne fait que subir le droit, fait face certaineme­nt à beaucoup de problèmes qui peuvent entraîner jusqu’à sa disparitio­n, notamment dans un contexte marqué par un progrès notable en termes de règles de droit, de techniques et de technologi­es. S’ajoutent à cela les problèmes dus à la crise de la Covid-19. En conclusion, il faut multiplier les efforts pour instaurer une culture d’intelligen­ce économique et juridique auprès des opérateurs économique­s et de toutes les parties prenantes en Tunisie et les sensibilis­er à son importance, qui peut s’avérer capitale pour les entreprise­s et l’économie en général n

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia