L’intelligence économique face au défi de la transition numérique
Face à la transition numérique et avec l’émergence des nouvelles technologies, des méga-données et d’outils pour les analyses, l’intelligence économique est interpellée dans ses trois piliers, à savoir la veille, la sécurité et l’influence. Plusieurs questions se posent : Comment l’intelligence économique peut-elle affronter ces changements ? Comment l’intelligence artificielle, le big data et l’open data impactent-ils les entreprises ? Au regard de ces interrogations, Kerim Bouzouita, anthropologue et Karim Ahres, vice-président de la Conect Digital et CEO-fondateur de Netcom Tunisie, nous livrent des éclaircissements.
De prime abord, Karim Ahres définit l’intelligence économique comme la maitrise, la protection et l’exploitation de l’information, pour comprendre et anticiper l’environnement extérieur, ses acteurs, ses risques et ses opportunités, protéger le patrimoine informationnel stratégique et agir sur les leviers d’influence nationaux et internationaux. Or, le monde d’aujourd’hui est devenu ultra-connecté et l’intelligence économique est face à un afflux de données inédit. Jamais l’être humain n’aura produit autant de données. A cet égard, M. Ahres déclare que sur les douze derniers mois, il a été créé plus de données que depuis le début de l’humanité, grâce à l’intelligence artificielle. Cette dernière n’a pas de limites. Sa capacité à traiter des données de masse en un temps record devient un véritable levier de croissance et un outil puissant pour les experts de l’intelligence économique. Dans ce contexte, l’intelligence économique fait face à plusieurs défis. Le premier est d’ordre éthique. Kerim Bouzouita affirme que l’intelligence économique et la transition numérique ne gravitent plus autour de la pensée scientifique seulement, mais essentiellement, depuis plusieurs années, autour de la pensée managériale. « Cette pensée managériale est en faillite ; la crise Covid-19 a fini par démontrer toute l’étendue de sa paresse intellectuelle et des conséquences dramatiques pour les salariés, sous fond de jargon déconnecté de la réalité, sorti du chapeau magique des grands cabinets de conseils et des écoles de commerce. Les seuls à croire encore dans les vertus ravageuses des doctrines toxiques de cette pensée sont les gros actionnaires. Ils sont les seuls à bénéficier du système économique, et encore plus en temps de crise », estime-t-il.
Et de préciser que pendant que 33 millions d’êtres humains dans le monde perdaient leurs emplois et leurs moyens de subsister, les Bourses battaient des records historiques. « La capitalisation de la Bourse de New York (NYSE) est désormais supérieure au PIB américain de 21,67 milliards de dollars. Le NYSE et le NASDAQ ont une capitalisation boursière d'environ 45,13 billions de dollars, au moins deux fois plus élevée que le PIB américain. Les chiffres sont terribles, mais ce n’est là que l’arbre du capitalisme financier qui cache la forêt du capitalisme de surveillance », ajoute-t-il. Le deuxième défi est d’ordre énergétique. En ce sens, M. Bouzouita souligne que les évangélistes de la transition numérique oublient qu’Internet est le troisième consommateur mondial d’énergie après les deux puissances mondiales, la Chine et les USA, et que les économistes dogmatiques oublient depuis un siècle que nous vivons dans un monde où les ressources ne sont pas infinies. Nous serons dans la dernière ligne droite de l’exploitation des énergies fossiles, lorsque le dernier baril de pétrole sera extrait du sous-sol terrestre. Avec quoi allons-nous alimenter toute l’infrastructure numérique ? Sachant que les énergies renouvelables modernes ne représentent encore que 11% de la consommation mondiale.
Ce que l’intelligence artificielle va changer
Pour sa part, M. Bouzouita considère que les prédicateurs et les évangélistes de la transition numérique à tout prix répètent en boucle depuis plusieurs mois que l’avenir de l’intelligence écono
mique est dans l’intelligence artificielle et le big data. Les enjeux dépassent la sphère de l’entreprise ; ils sont avant tout politiques. En effet, le président russe Vladimir Poutine a affirmé que «quiconque deviendra leader dans le domaine de l’intelligence artificielle, dominera le monde». Cette certitude est liée au fait que cette intelligence est en train de mener le libéralisme thermo-capitaliste vers son stade ultime, comme le fait remarquer le philosophe français Éric Sadin. Les penseurs, même ceux issus des écoles les plus libérales, à savoir Shohsana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School, alerte contre cette dérive de la convergence entre intelligence économique, intelligence artificielle et exploitation des données personnelles pour développer des modèles psychologiques et influencer les comportements consuméristes et politiques des citoyens. Pour les penseurs les plus pragmatiques, nous entrons dans l’ère du capitalisme de surveillance. Par ailleurs, Kerim Bouzouita explique que la conjugaison de l’intelligence économique, de l’intelligence artificielle et de l’exploitation du big data va pousser encore plus les citoyens du monde à la consommation, en suscitant encore plus les pulsions d’achat, et ce, en oeuvrant sur les leviers neurologiques et psychologiques intimes de chaque individu. Sans oublier que l'intelligence artificielle va offrir aux actionnaires et aux managers dogmatiques des possibilités d’automatisation des modes de production jamais vues.
Il confirme que les métiers les plus sensibles et les plus créatifs, nécessitant une grande compétence cognitive comme le journalisme, sont menacés. « Ce n’est plus de la science-fiction : une entreprise californienne a déjà développé une intelligence artificielle qui écrit seule des articles. En théorie, nous pourrons vivre dans un monde où les actionnaires et les managers des grands médias peuvent tout simplement renvoyer les journalistes et les remplacer par une intelligence artificielle. Le risque de ce « techno-libéralisme » est de mettre au ban l’être humain, même dans les sphères décisionnelles où des systèmes d’aide à la décision vont déposséder les décideurs de leur faculté de juger, en somme, de choisir et d’agir en toute conscience », souligne-t-il.
A ce moment il est important de se demander quel est l’avenir des nouvelles technologies dans les métiers de la veille et de l’intelligence économique. Sachant qu’aucun métier n’échappe aujourd’hui à l’influence directe à court, moyen et long termes de l’intelligence artificielle. Et les métiers de l’intelligence économique ne font pas exceptions à la règle, parce que l’intelligence artificielle se démarque par ses apports ayant une incidence sur la manière d’exercer la veille économique.
Par ailleurs, dans un futur plus ou moins proche, il est admis que l’intelligence artificielle, et ses technologies sous-jacentes, apportent une vraie valeur ajoutée au cycle de la veille économique des données, à savoir au niveau de la collecte, le traitement, l’analyse, la diffusion, et l’action ; et plus particulièrement dans les missions journalières du veilleur et de l’analyste.
Dans le même sillage, Karim Ahres ajoute qu’avec le big data, l’intelligence artificielle, l’open data et la transformation numérique, les métiers de l’intelligence économique vont évoluer rapidement, tout en évoquant le smart data et l’intelligence économique augmentée. « Dès lors, dit-il, on peut imaginer de nouvelles opportunités pour les acteurs traditionnels de l’intelligence économique et pour les nouveaux entrants, avec de nouveaux modèles économiques à la confluence de l’analyse, du traitement, de l’exploitation et de la valorisation de toutes ces données ». Néanmoins, « l’intelligence économique se retrouve donc impactée dans ses trois piliers : la veille, la sécurité, et l’influence. En effet, on met en place les nouveaux outils autour d’une intégration systématique de l’intelligence artificielle et d’une doctrine d’action basée sur un triptyque stratégie-influence-sécurité économique, où la stratégie remplace la veille dans la définition de l’intelligence économique », indique-t-il.
L’intelligence économique protèget-elle les entreprises ?
Kerim Bouzouita a fait savoir que le dernier défi n’est plus de protéger les entreprises et l’économie en général, grâce à l’intelligence économique. Mais c’est le coup d’Etat mondial silencieux opéré par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) depuis plusieurs années, qui nous a transformés en colonie numérique. « Notre économie dépend de plus en plus des caprices des géants de la SiliconValley. L’urgence est de décoloniser notre économie de cette emprise. Même le pionnier de la réalité virtuelle, Jaron Lanier, reconnaît que ce modèle économique a créé « une société fondée sur la ruse, sur des personnes qui en trompent d’autres ». « Certains oublient que la richesse d’une entreprise se trouve dans les personnes qui y travaillent chaque jour. Il faut donc commencer par protéger les travailleurs des vrais problèmes: réchauffement climatique, pénurie d’eau, guerre des énergies fossiles, destruction programmée des services publics, en particulier l’éducation et la santé », dixit notre interlocuteur. De même, Karim Ahres ne manque pas de dire que la compétition féroce qui se joue au niveau mondial exige, de la part des Etats et des entreprises, à la fois une recomposition des stratégies sur des anticipations sur du long terme et une mise en oeuvre de plans offensifs. « De ce fait, la mise en oeuvre d’une véritable stratégie d’intelligence économique utilisant et travaillant avec des entreprises qui maitrisent les big data et l’intelligence artificielle (nouvelle forme de startup telle que le Quantcube Technologies), va permettre aux décideurs de scénariser les plans plus facilement et plus rapidement, d’en évaluer en permanence les conséquences et de permettre leur mise en oeuvre », conclut-il n