Le social, un retour en trombe
Les questions sociales devaient être au centre du Sommet européen qui se tenait à Porto en présentiel les 7 et 8 mai 2021. Le Président Biden en a décidé autrement en annonçant la veille qu’il était disposé à suspendre temporairement les droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre la Covid-19. Cette décision a surpris, car jusqu’à présent, Washington s’y était refusé et avait banni toute exportation de vaccins. La priorité était la vaccination des Américains pour pouvoir faire mieux que ce qui a été annoncé lors de la campagne électorale : cent millions de vaccinés en 100 jours. Nous sommes à 150 millions. Aujourd’hui, 45% des Américains sont vaccinés.
Un Sommet européen contaminé par la Covid
Face à cette annonce surprise, L’Europe apparaît en délicatesse car, comme souvent, elle est divisée sur le sujet et, à la différence des ÉtatsUnis, elle a approvisionné le monde en exportant plus de 200 millions de vaccins. L’Allemagne a fait valoir que cette mesure ne changerait pas le nombre de vaccinés à court et à moyen terme, car les brevets ne sont qu’un élément de la chaîne des vaccins. Il faut posséder le savoirfaire, maîtriser l’approvisionnement de plus de 250 composants pour produire, sans parler de la durée des négociations préalables à la levée de la propriété intellectuelle. Le laboratoire Moderna a publié les données de fabrication de son vaccin, mais sans que cela entraîne des mises en production. C’est un système complexe, long à produire des résultats. Il vaut mieux amplifier la production actuelle et satisfaire ainsi plus rapidement la demande mondiale.
A côté de ce rappel des faits, les Européens ont adopté à Porto une attitude forcément ambiguë face à la déclaration du Président Biden, en rappelant ce qu’ils avaient déjà fait pour exporter des vaccins en grande quantité, à la différence des Anglo-Saxons, en réitérant leur disponibilité à aider le tiersmonde à affronter la pandémie, en apportant des fonds à l’OMS et en distribuant davantage de vaccins. Sur la levée de la propriété intellectuelle, le président du Conseil européen s’en est tenu à se déclarer « prêt à en débattre, dès lors que des propositions concrètes seront mises sur la table ». Mais, naturellement, la posture de Joe Biden est politique et vise à redorer le blason américain après le fâcheux épisode Trump, ce qui fait que le discours européen est moins bien accueilli que le discours américain, qui se révèle être une belle opération de communication. Elle vise également à ne pas laisser le champ libre à la Chine et à la Russie qui envoient des millions de vaccins aux pays en développement et continuent leur diplomatie du masque par celle du vaccin.
Mais cet imprévu ne devait pas empêcher le Sommet européen de traiter les sujets sociaux pour lesquels les chefs d’État et de gouvernement s’étaient déplacés au Portugal (sauf l’Allemagne, les Pays-Bas et quelques autres). Là également, le défi américain est réel, car Joe Biden veut s’inscrire en rupture avec la politique de Trump, répondre aux attentes de l’aile gauche du Parti Démocrate, s’attaquer à un mal qui ronge les États-Unis depuis trente ans, celui des inégalités sociales qui se creusent et détruisent les cellules de la société américaine. Mais le mal n’est pas seulement américain, il est devenu largement universel, quoique selon des degrés parfois bien différents.
Les temps changent
Après la séquence historique engagée par le Président Ronald Reagan, Margareth Thatcher, appuyés intellectuellement par Milton Friedman (Prix Nobel d’Économie), chef de file des économistes de l’école de Chicago, le néo-libéralisme, après avoir été triomphant ces quarante dernières années, recule aujourd’hui. Le néo-libéralisme devait apporter aux nations la richesse en libérant les énergies créatrices de toute entrave bureaucratique et en abolissant les frontières du commerce, de l’investissement, des flux financiers… La propagation de ses idées a été forte et universelle. Elle a fait sauter les verrous politiques et
idéologiques en Chine, en Inde, en Afrique, en Europe. Elle était puissamment soutenue par les États-Unis et les institutions internationales qui l’assistaient dans la tâche : FMI, Banque mondiale, GATT devenue OMC. Elle était le principe actif qui animait la mondialisation des échanges, la globalisation des chaînes de valeur. La loi du capitalisme touchait chacun, en adoptant les formes appropriées selon les lieux et les circonstances, mais en préservant son esprit, celui du profit qui guide les choix économiques et la répartition des richesses.
Certains économistes continuaient, certes, à faire de la résistance (les altermondialistes, par exemple), mais ils étaient desservis par l’absence de modèles alternatifs convaincants, ceux expérimentés se révélant bien pires. Des centaines de millions de personnes sortaient de la misère. Des centaines de millions de personnes accédaient au statut de classe moyenne en s’affranchissant de l’état de subsistance, de la précarité. L’émergence devenait possible.
Mais le reflux paraît maintenant engagé, le social retrouve ses lettres de noblesse et d’abord aux États-Unis.
Le social redevient en Amérique populaire
Joe Biden a placé résolument ses cents premiers jours de présidence sous le thème de la rupture, tout comme Donald Trump l’avait fait vis-à-vis de Barack Obama en déchirant les accords sur le commerce, sur l’Iran et en ébranlant les piliers du multilatéralisme. Le Président Biden ne le fait pas sur le même terrain, ni à la manière puérile de son prédécesseur, mais avec une assurance qui surprend de la part d’un des hommes politiques américains les plus blanchis sous le harnais, membre éminent de l’establishment, même s’il n’en est pas issu. Il ne reprend pas le slogan de « Nouvelle Société » de Lyndon Johnson (1963-1968), mais il va dans le même sens, en mobilisant des moyens différents.
Les Démocrates Kennedy et Johnson avaient mis en place MEDICARE dans les années soixante, la couverture sociale pour les plus de 65 ans (via des subventions fédérales aux sociétés d’assurance) et MEDICAID, financé conjointement par l’État fédéral et les États fédérés, destiné aux familles défavorisées pour les soins. Près de cinquante ans plus tard, Barack Obama avait repris le flambeau avec son projet d’assurance accessible à tous (affordable Care Act), adopté après un parcours difficile avec des élus républicains prêts à tous les excès de langage puis remis en cause par Donald Trump et certaines associations intégristes mais sans qu’ils y parviennent. A travers ces dispositifs, il s’agissait surtout de protéger les plus faibles des accidents de la vie et de la naissance, mais en préservant l’esprit d’entreprise et le sens de la responsabilité individuelle qui font le dynamisme américain. En 2021, les maux à traiter vont plus loin car, au fil des décennies, les inégalités se sont creusées jusqu’à devenir insupportables
dans un système où les amortisseurs sociaux sont réduits. La part du revenu national détenue par les 10% d’Américains les mieux lotis est proche des deux tiers.
La politique fiscale pratiquée par Donald Trump a aggravé cette tendance en abaissant les taux sur les revenus et sur les gains en capital, favorisant les riches, dont seuls quelques-uns prennent la mesure des effets néfastes sur la vie en société de tels écarts de richesse, alors que le « rêve américain » devenait de plus en plus un rêve et non l’espérance raisonnable d’une ascension sociale. Joe Biden a centré son Plan de sauvetage sur les revenus des ménages et les services sociaux, d’autres Plans suivront dans le même esprit : éducation, infrastructures… Il revient sur les baisses de taux de Donald Trump, en visant surtout les 1% les plus fortunés. Dans ce combat contre les inégalités, Joe Biden utilise également la Chine comme repoussoir, épouvantail commode, car c’est un des rares sujets sur lesquels les Américains se retrouvent : « Nous ne pouvons pas être accaparés par nos querelles au point d’oublier que la véritable concurrence est avec la Chine. Il n’y a aucune raison que les pales des éoliennes ne puissent pas être construites à Pittsburgh au lieu de Pékin ».
Un peu d’anti-Chine, d’appel à l’Union nationale, de protectionnisme et d’énergie nouvelle qui inquiète dans ce cocktail destiné à l’électorat populaire.
Il n’est rien que l’argent n’arrange ?
Bien que placés à des échelons bien différents de l’échelle des inégalités sociales, États-Unis et Europe sont tous deux engagés dans la lutte contre les inégalités sociales.
Le traitement budgétaire de la Covid-19 dans les pays de l’OCDE a évité la répétition des scènes de la soupe populaire telles que vécues lors de la crise de 1929. L’épargne des ménages a augmenté significativement avec des revenus protégés et des occasions de consommation limitées. Le chômage en Europe a pu être contenu, tandis que les mesures prises par Trump en ont affaibli l’impact aux États-Unis. Mais, la question des inégalités demeure et risque d’être exacerbée avec une sortie de crise et un retour à la « normale » lourds d’incertitudes et de casse sociale.
Pour y faire face, les dépenses budgétaires apparaissent comme un instrument efficace et facile d’emploi. La Nouvelle Théorie Monétaire a brisé le tabou du surendettement public et bénéficie du magistère intellectuel de ses concepteurs (dont l’ancien chef économiste du FMI !), ainsi que du FMI ou de l’OCDE qui mettent en garde à ne pas répéter les erreurs de 2018-2019 en retirant trop tôt les soutiens budgétaires ; les responsables politiques maintiennent ouverts les vannes budgétaires et les crédits bancaires, via les garanties apportées aux prêts. La situation extrême est aux États-Unis avec un Président qui empile les trillions de dollars (1 000 000 000 000$) pour des programmes à vocation ou à retombées sociales. Des craintes se manifestent qu’une telle générosité n’entraîne un regain durable de l’inflation et de son cortège de dérèglements économiques et sociaux. Mais la priorité est à une reprise forte et riche en emplois. En Europe, la situation et l’ampleur des mesures sont bien différentes : les filets sociaux sont déjà en place et la nécessité apparait donc moindre. Mais, là aussi, la tentation de programmes lourds est forte. La comparaison avec ce que font les Américains est un aiguillon, tout comme les attentes d’électeurs appelés à se prononcer prochainement, comme en France et auxquelles il vaut mieux répondre. Le Plan de relance européen, qui devrait se mettre en place à l’été, a mis l’accent sur l’écologie et le numérique, moins sur le social, laissé aux États-Membres, même si l’Union européenne les a appuyés financièrement pour le financement du chômage. Plus que de moyens financiers « à l’américaine «, il a été surtout question à Porto du Plan d’action sur le social présenté en mars 2021 par la Commission et adopté au Sommet. Il axe ses efforts sur la création d’emplois, la formation professionnelle et la réduction des menaces de pauvreté, d’exclusion sociale.
Il était difficile d’aller plus loin sur la fixation d’un salaire minimum européen, car les divergences sont fortes au sein de l’Union, avec les clivages classiques entre une Europe méditerranéenne qui y est favorable, une Europe du Nord et de l’Est réticente et une Allemagne qui, à la légifération, préfère la concertation des partenaires sociaux.
Le social revient en trombe sur le devant de la scène à la faveur des changements sur l’échiquier politique américain, des leçons tirées par l’Europe sur la sortie maladroite de la crise des sub-primes et des bouleversements économiques à effets différés suscités par la Covid-19. La lutte contre les inégalités s’inscrit dans la durée, car les inégalités résultent de changements profonds du système économique mondial qu’il sera bien difficile de modifier, mais dont il faut corriger les effets par des mesures sociales mais aussi par des politiques inscrites forcément dans le temps et la continuité. Chacun est conscient que le monde de demain ne sera plus celui d’hier, mais sera-t-il pire ou meilleur ? La réponse n’est pas écrite à l’avance, mais la politique de Biden et le Sommet de Porto témoignent d’une prise de conscience qu’il est temps de changer de paradigme. L’histoire a connu des périodes de réduction des inégalités sociales et territoriales qui ont suivi des cataclysmes géopolitiques. La Covid-19 fait peut-être partie de ces événements qui font rebrousser le cours de l’histoire. Il faut attendre la fin de la crise pandémique pour pouvoir en juger .