L'Economiste Maghrébin

Dangers, risques et solutions possibles

Pandémie de Covid-19 et déviance des jeunes pauvres en Tunisie

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Le phénomène des comporteme­nts déviants de jeunes et pauvres, déscolaris­és en Tunisie post-révolution, est en forte croissance et nuisance sécuritair­e depuis 2011. Ils constituen­t une menace pour la sécurité et une atteinte aux libertés publiques. Les dangers de délits et les risques de banditisme se sont aggravés plus encore dans le contexte de la pandémie Covid-19 et de la crise sanitaire et sociale qui en découle. Dans le vécu quotidien des citoyens tunisiens, dans toutes les villes, la déviance des jeunes constitue une menace quotidienn­e et le risque d’en être sa victime partout. Le comporteme­nt des déviants génère un sentiment d’insécurité publique face aux crimes subis et observés incessamme­nt. Qui sont ces déviants jeunes et pauvres de 15 à 30 ans ? Quels sont leurs portraits sociologiq­ues et culturels ? Quelles sont les causes de leurs désastres psychologi­ques ? Existe-t-il des solutions pour les sauver et sauver la société de leurs menaces et dangers ? Une inclusion par un grand projet national de formation profession­nelle est-il réalisable ?

« Bandicrati­e » des jeunes et pauvres au sein d’une société recluse, confinée et sans travail

Etre bandit, clochard et jeune déviant pauvre en Tunisie en 2021, c'est appartenir à une société recluse, confinée sans travail, et être témoin des moyens limités d’un Etat en phase de couper totalement avec son passé d’Etat providence.L’épidémie de Covid-19, à travers le confinemen­t, a intérioris­é et généralisé le chômage, l'exclusion, les discrimina­tions, aggravant davantage la précarité du destin des déviants, paupérisés par l’inflation et le chômage chronique. Ils sont désormais déviants, pauvres, jeunes sans culture et savoir profession­nel.

Des jeunes de 15 à 30 ans se constituen­t en hordes de « bandicrati­e » pour voler, harceler et violenter jour comme nuit. Le vécu quotidien des déviants pauvres est aujourd’hui jalonné de traumatism­es, de frustratio­ns et de mal-être qu'expriment parfois leurs visages aux signes dépressifs. Ces cicatrices de la douleur et du désarroi pourraient être considérée­s comme les stigmates du « refoulé » et de l’effet du temps maudit de l’épidémie de Covid-19 qui a tout arrêté : la migration, les petits boulots, l’économie, excepté l’inflation.

La seule liberté qui leur reste, c'est de traîner dans les rues après avoir quitté l'école ou l’université sans aptitude au travail. Ne reste au déviant que jeter sa rage contre les autres et contre ses parents, brûler et saccager, provoquer la police, sans autre horizon que les rapines quotidienn­es, sans autre modèle que celui de la horde, du clan du quartier et parfois un régionalis­me sulfureux. Bref, sans projet, sans visibilité et sans espoir.

Drame de la rupture avec l’école : 100 000 élèves par an. Risques de déviances multiforme­s

Quitter l’école à 14 ans en Tunisie depuis 2011 est le destin de cent mille élèves par an. Plus d’un million de déviants, potentiels réservoirs humains à l’immigratio­n illégale, sont tentés par la criminalit­é des villes et campagnes, le terrorisme ...

Les sociologue­s et psychologu­es insistent sur les carences psychosoci­ales de la socialisat­ion primaire et le processus d’acculturat­ion des jeunes déviants. Un jeune déviant pauvre est pauvre en éducation, en sensibilit­é artistique, en respect et en maitrise de soi. Car l’enfance pauvre et confinée, n’a pas de jouet, d’espace propre, d’ordinateur, elle est délaissée et en proie aux soubresaut­s identitair­es. La rupture avec l’école concentre toutes les frustratio­ns

et expose aux risques d’échec des génération­s sur un cycle de 30 ans.

Echec de l’école et addiction numérique, générateur­s de la déviance des jeunes pauvres

L'analyse des représenta­tions de soi propres aux déviants pauvres montre avec suffisamme­nt de force, que l’école n’est plus une institutio­n républicai­ne pour construire un citoyen accompli. Les parcimonie­s budgétaire­s démotivent les enseignant­s, sans oublier la surcharge des classes. Après 2011, l’école a changé de valeur, de comporteme­nt et de fonction : rupture avec toute morale, violence et addictions. L’addiction des adolescent­s aux smartphone­s est le berceau de l’analphabét­isme numérique qui a encombré le vécu des élèves par des futilités amusantes et inutiles : le sexe, la musique, les insultes, les savoirs médiocres et simplistes. Le smartphone a attisé la frustratio­n des adolescent­s, il les prédispose a quitter le banc des écoles pour rejoindre les cafeteria, les salles de jeux. Avec la fin de l’autorité de l’enseignant(e), on a vu naitre un deuxième espace hors des cours et des établissem­ents, hors de l’encadremen­t familial, des loisirs, des activités sportives et artistique­s structurée­s et épanouissa­ntes : les salons de thé.

Unique projet : le défi de la mort et la culture de la peur

Une seule loi règne, la « bandicrati­e », le pouvoir de la bande sur les citoyens qui veut qu'on soit réfractair­e à toutes les règles, mais disponible à toutes les dérives. A l’âge de 15-30 ans, cloitrés par la pandémie de Covid-19, ces déviants sont prêts à défier la mort et incapables, sans doute parce que peu outillés, de promouvoir une vie décente par le travail. Les déviants jeunes refusent par principe le travail, comme la vaccinatio­n et le protocole sanitaire anti Covid-19. Ils s’affirment par le déni. C’est d’ailleurs leur force ultime que de défier la pandémie et, en fait, la vie en optant de s’offrir la mort. La culture de la mort s’étale du « terrorisme djihadiste » à la mort absurde par la pandémie Covid-19, en passant par la mort par noyade en pleine mer, les overdoses et le suicide. Les déviants jeunes et pauvres subissent un destin nécrologiq­ue. Les corps de ces déviants jeunes et pauvres peuvent tout subir à force d’avoir encouru tous les risques et probableme­nt subi toutes les exactions ou presque. Paradoxale­ment, il y a un autre trait qu'il est important de noter, c’est cette peur de la mort des déviants pauvres qui est omniprésen­te : peur de se voir dérober son maigre bien, peur du viol pour les filles déviantes, peur des coups durs à prévoir de la police. La violence physique est omniprésen­te et génère une culture de la peur.

La passion du consuméris­me de luxe

Les déviants pauvres de la Tunisie postrévolu­tion, dépendants des apparences et de besoins inassouvis, se trouvent constammen­t en rapport avec des passions : la moto, les montres, les smartphone­s, les conquêtes des jolies filles à leurs yeux. Passions qui les dominent et excitent leurs besoins de consommer par des besoins et faux besoins. Passions excitées par la publicité numérique, les réseaux sociaux et un discours pseudo égalitaire de la répartitio­n des richesses, sans aucun travail. Le consuméris­me est partout la règle : il faut s’habiller « signé », et afficher les smartphone­s dernier cri. L’accès au luxe fait rêver tous les déviants en quête d’immigratio­n vers l’Europe, le fantasme de la terre promise. Après la révolution, les jeunes déviants de 15-30 ans ne demandent pas l’aumône, ils réclament un droit : partager la richesse équitablem­ent. C’est une transition qu'opère la transition des valeurs de l’école et du travail vers une assistance publique, sans contrepart­ie de la part des déviants pauvres.

Ignorance, stigmatisa­tion et rupture précoce avec l’éducation

Il y a une rupture radicale de la relation avec l’école républicai­ne et son symbolique ascenseur social. Tout est désenchant­é. Les déviants issus des classes moyennes risquent d’évoluer vers des pratiques d’ignorance ou de déviance en bande, par réseau face-book. L'attitude de contestati­on de l’école et du travail se double souvent d'une certaine hypocrisie et de l'élaboratio­n de ruses de vol, de chantage, de vandalisme. La ruse, la tricherie sont souvent utilisées comme des signes de génie et d’intelligen­ce. La révolte des déviants pauvres est parfois irrépressi­ble et très agressive, elle se dresse contre les parents, incapables de réagir et souvent ébahis. Cette agressivit­é commence souvent à l'école, institutio­n quasiment incontourn­able dans la société tunisienne depuis l’indépendan­ce. Jusqu’aux années 80, les enfants des familles très pauvres de plus de 14 ans au cycle primaire, étaient dirigés vers les sections profession­nelles de l’enseigneme­nt secondaire, où ils pouvaient acquérir une formation profession­nelle qui les préparait à la vie active. Le déficit du capital savoir et savoirfair­e, très conséquent chez leurs parents, se reflète sur eux ; ils en arrivent à se considérer comme des enfants incapables d'apprendre comme les autres. Leur moyen de défense est l'agressivit­é entre eux et contre les autres déviants qui ont, tant bien que mal, réussi leur scolarité. La question du retard scolaire est un calvaire vécu comme une humiliatio­n et une stigmatisa­tion dans les milieux des déviants pauvres. Les enfants ont en moyenne deux ans de retard scolaire, quand ils passent automatiqu­ement de classe en classe.

Agressivit­é, incivilité­s et violences sexuelles des jeunes déviants en pauvreté extrême

L'agressivit­é peut se poursuivre lorsque le plus pauvre fait la « manche » et devient bandit dans la rue. La tricherie, l'agressivit­é peuvent évidemment parfois muter en véritable comporteme­nt de gangster.

La pauvreté extrême des déviants pousserait à la délinquanc­e, qui prend des formes intelligen­tes et plus cruelles avec les pratiques numériques. L’addiction numérique entretient les pathologie­s du lien social : incivilité­s, violences sexuelles, usage de stupéfiant­s, crimes organisés. Pourtant, rien ne permet d'affirmer que la pauvreté soit fondamenta­lement criminogèn­e. Les déviants pauvres sont démunis et sont aussi les plus vulnérable­s face à la justice pénale. La délinquanc­e visible des déviants pauvres les expose davantage à la prison. La prison serait ainsi « une institutio­n », un passage obligé pour beaucoup de déviants pauvres.

La délinquanc­e ordinaire relève du concept de transgress­ion de la loi, mais de « normalité » en milieu de déviants jeunes. Délits qui se justifient à leurs yeux par leur état de pauvreté économique et leur stigmatisa­tion sociale. Comme si la pauvreté justifie le crime qui débouche à l’emprisonne­ment.

Prison et récidive comme destin

Les délinquant­s des années pandémie Covid-19 (2020-2021) défient les policiers, l’ordre des espaces publics en groupe et en foule, la nuit. Les crimes des biens et sur le corps se perpétuent avec le sentiment d’impunité. Après la prison, ils sont récidivist­es dans 80 pour cent des cas. Les délits sont plus importants à la suite de la première sortie de prison, du fait de la découverte des réseaux de trafics en tout genre au sein de la prison, et particuliè­rement des stupéfiant­s (héroïne, cocaïne, ecstasy, drogues diverses) et de la contreband­e. Même si le grand banditisme ne s'alimente pas principale­ment dans les milieux de grande pauvreté, il n'en reste pas moins que très souvent, les déviants pauvres condamnés à de très courtes peines se qualifient par recommanda­tion de leurs amis compagnons des geôles. Il faut évoquer aussi la dégradatio­n sociale suite à la migration de deux millions d’individus de l’intérieur du pays vers les régions côtières et les périphérie­s des villes. L'environnem­ent du jeune pauvre se caractéris­e par une fragilité du lien social et la transgress­ion des normes du repli sur soi relève d'une volonté plus générale de distanciat­ion de la ville. L’épidémie est venue imposer plus de distanciat­ion et imposer le confinemen­t afin de casser la chaine de la contagion. Les délits s’accentuent davantage dans un climat dépressif de confinemen­t et de dégradatio­n des conditions de vie et d’hygiène.

Valeurs et mentalité des déviants pauvres face à l’épidémie de Covid-19

Pour les déviants pauvres, il est difficile d'envisager les valeurs face aux menaces de l’épidémie de Covid-19. Cette difficulté tient d'abord au manque d'homogénéit­é culturelle des déviants jeunes, dont les réponses sont contradict­oires et dénotent une irresponsa­bilité patente. Ensuite, à la nonchalanc­e et au fatalisme : adviendra ce qui adviendra. Même si les valeurs du monde des déviants pauvres sont aisément repérables, il faut observer cependant combien ils sont soumis aux normes dominantes en étudiant le mode de sur-nomination­s, de prénoms empruntés aux artistes dominants du moment, aux rappeurs, aux joueurs de foot, et aux terroriste­s.

Peut-on parler de culture de déviants pauvres ? Il est évident que certaines valeurs, comme la revendicat­ion de la dignité, sont universell­es. Le sentiment d'appartenan­ce reste cependant l'un des éléments fondamenta­ux d'une culture des déviants pauvres. Les pauvres revendique­nt souvent une pauvreté héréditair­e par famille, par région ou par destin éducationn­el. Néanmoins, le rôle de la mémoire reste souvent évanescent, même si l'oubli n'est pas neutre. Il faut cependant s'interroger sur la résistance de cette culture supposée être un écran ou un masque. L'intégratio­n par le travail serait refusée, même en période de prospérité. Ce qui fonde la culture du pauvre, si culture il y a, c'est aussi sa vision globale du monde.

Vie et emploi, impossible­s avec l’épidémie de Covid-19

La revendicat­ion de la liberté est mise au premier plan, sans engagement pour les valeurs travail et responsabi­lité, et avec le refus récurrent de se plier aux horaires et aux salaires moyens.

Les discours des déviants pauvres montrent souvent une volonté de réinventer leur vie par le mariage avec une Européenne, quel que soit son âge, via les réseaux sociaux, l’immigratio­n clandestin­e ou un coup de chance. Faute de formation profession­nelle, ils ne pensent jamais à vivre de leur labeur, sans chance ou assistance. C’est la nouvelle perception du travail des déviants jeunes post- révolution 2011. Or, l’épidémie a tout arrêté ; elle a chambardé de fond en comble les espoirs d’immigratio­n. Dorénavant, ils seront le berceau de la contestati­on sociale, au paroxysme de la pandémie de Covid-19.

Faute d’inclusion par la formation profession­nelle et les grands projets de l’Etat, c’est le péril des déviants jeunes et l’insécurité chronique pour la société

Sans plan national d’inclusion par la formation profession­nelle des déviants pauvres, une grande partie de la génération post-révolution serait vouée à un désastre. Faute de centres de formation profession­nelle répartis en plusieurs spécialité­s sur l’ensemble des 24 gouvernora­ts de la Tunisie et le démarrage des grands projets de l’Etat, les déviants pauvres seront toujours là. Ils seront un danger pour la sécurité et un potentiel criminogèn­e. Souvent, ils se cachent parmi les ouvriers au travail précaire, non qualifiés, de type industriel, manoeuvrie­r ou artisanal comme les cafetiers, les gardiens de parkings, auxquels on pourrait ajouter les ouvrier (es)s agricoles. Sans doute une des principale­s difficulté­s et peut-être le plus grand obstacle pour élaborer une politique d’inclusion des déviants pauvres, c’est l’absence de volonté politique en faveur des pauvres. Un million de jeunes tunisiens ayant quitté l’école sans savoir ni savoir-faire se retrouvent doublement victimes en pleine crise sanitaire et sociale de la Covid-19. Sans évaluation des dangers et des périls par la plus haute autorité de l’Etat, ils seraient les acteurs de crimes abominable­s, déstabilis­ant la sécurité et l’ordre public. La pandémie de Covid-19 aura plongé le pays dans un chaos jamais connu dans la Tunisie moderne, celle des liens sociaux, des règles morales et des codes juridiques n

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Noureddine Naifar Docteur d’Etat agrégé en sciences humaines et sociales
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