L’ultime possibilité de réformer
LE MATCH DU MOIS Abderrazek Zouari Vs Ghazi Boulila Tunisie-FMI
C’est moins un duel qu’un match, un face à face entre deux têtes bien faites et bien pleines qui se connaissent et se respectent. Abderrazek Zouari et Ghazi Boulila ont, du reste, des vues qui se complètent plus qu’elles ne s’opposent. Et c’est tout l’intérêt de ce débat. Un débat centré, actualité oblige, sur les relations tumultueuses de la Tunisie et du Fonds monétaire international (FMI).
Après l’avoir boudé, le gouvernement se prépare à passer de nouveau sous les fourches caudines du Fonds. Il sollicite un prêt de 4 milliards de dollars sur trois ans et se dit, programme à l’appui, disposé à engager pour de bon les nécessaires réformes qui ont été, jusque-là, la principale pierre d’achoppement. L’on parle de la restructuration des entreprises publiques sans que l’on sache comment, de la réduction de la masse salariale de la fonction publique, notamment en recourant aux départs à la retraite anticipée et d’un traitement mieux ciblé de la CGC (Caisse générale de compensation) dont on imagine, malgré tout, les dommages collatéraux sur la classe moyenne.
La partie tunisienne saurat-elle convaincre les responsables du FMI de sa détermination à mener les réformes ?
Abderrazek Zouari (A.Z.), universitaire et ancien ministre Je dirais tout d’abord que tout dialogue est profitable, même si on ne peut s’attendre à des résultats dans l’immédiat. La visite du ministre de l’Economie à Washington ne concerne pas, si j’ai bien compris, uniquement les négociations avec le FMI, mais également des pourparlers avec le gouvernement américain, dans la mesure où il faut avoir de bons rapports avec l’exécutif américain en raison de la garantie concernant deux prêts, de 500 millions de dollars chacun (environ 1,37 milliard de dinars), à ce que je sache. Nous connaissons également le poids des EtatsUnis d’Amérique dans le Conseil d’administration du FMI. Dans le même ordre d’idées, le chef du gouvernement a eu récemment des entretiens avec les ambassadeurs des USA à Tunis et de certains pays européens, et je pense qu’il y a une volonté de la part de ces pays d’aider la Tunisie au niveau du FMI. Je pense que nos partenaires et amis ne peuvent pas laisser la Tunisie dans la situation où elle est actuellement. Je trouve donc que ce déplacement à Washington ne peut être que positif. Cela dit et selon toute vraisemblance, si tout se passe bien, la Tunisie ne pourra obtenir les fonds qu’à partir du mois de septembre 2021. Le problème est donc le suivant : que va-t-on faire entre-temps au niveau des finances publiques ? Je sais que des contacts avec le Qatar pour obtenir 1 à 2 milliards de dollars (entre 2,7 à 5,4 milliards de dinars) ont eu lieu. La question urgente à se poser est donc : comment va-t-on faire pour colmater en quelque sorte les brèches ?
Ghazi Boulila (G.B.), professeur d’économie à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales de Tunis (ESSECT) La Tunisie dispose encore d’un certain crédit sur la scène internationale qu’elle peut et doit exploiter. Je pense que les Américains sont tout à fait indiqués à cet égard. Et ce, pour de nombreuses raisons. La première est d’ordre géopolitique. Les Américains comptent sur la stabilité de la Tunisie, dans une région où les conflits sont nombreux. La seconde est que les USA ont promis d’appuyer le modèle démocratique tunisien. Ils peuvent beaucoup nous aider, d’autant plus que la place qu’occupe ce pays au sein du FMI et de la Banque mondiale est extrêmement importante. Cela dit, et dans la perspective de l’obtention de ce crédit, il faudra somme toute que l’on se comporte convenablement à l’avenir, c’est-à-dire comme un pays réellement indépendant, avec une bonne gestion de ses ressources.
Le gouvernement, sur ces trois mesures, pourrait-il honorer ses engagements alors que jusque-là, il a cédé à toutes les revendications salariales et professionnelles ?
A.Z. : La vraie question est d’ordre politique. Il faudrait que les conditions politiques permettent de mettre en place des réformes qui sont pour certaines parties douloureuses. Le débat n’est pas strictement économique, il est en rapport avec la faisabilité politique. Il s’agit, comme vous le savez, de réformes au niveau de la restructuration des entreprises publiques, de la réduction de la masse salariale et entre autres mesures de libéralisation des prix, de la suppression des subventions sur l’énergie. Pour garantir la soutenabilité de la dette, il nous faut d’abord un surplus primaire de 1,6% du PIB,… Il a toujours été positif avant 2011, et il est négatif depuis 2011. Ensuite, le coût de l’emprunt ne doit pas dépasser notre taux de croissance, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Le fait est que les conditions politiques n’existent pas, à mon sens, même si, par exemple, l’on peut se mettre d’accord sur la nécessité des quelques réformes que je viens de citer. En Tunisie, les gouvernements se succèdent et ne durent pas suffisamment longtemps pour prendre les décisions qu’il faut et les assumer. Les hommes politiques sont divisés. En somme, il n’y a pas d’union nationale autour des réformes. C’est pour cela que le FMI a demandé un engagement de la part de toute la société. J’en suis pour ma part quelque peu pessimiste. Dernière remarque : les appareils des partenaires sociaux et des corps constitués de la société
civile pourraient-ils vraiment imposer à leurs adhérents cette vision ?
L’UGTT est, semble-t-il réservée ?
G.B. : Je pense qu’il faut revenir un peu en arrière concernant les négociations avec le FMI. Il faut reconnaître que la Tunisie n’a pas honoré, de par le passé, ses engagements. J’estime que cette fois-ci, la crédibilité de notre pays est entamée. Comment renverser maintenant la vapeur ? Ce n’est pas évident du tout. Il faut dire que nous n’avons pas beaucoup avancé sur le terrain des réformes et nous sommes en droit de nous demander si nous pourrons le faire avec ce qui se passe sur le terrain politique. Sauf si, bien sûr, les trois présidences et les principales composantes de la société civile arrivent à s’entendre. Mais cela semble bien difficile, du moins pour le moment, vu la tournure des événements auxquels on assiste. La question me semble en rapport avec l’instabilité gouvernementale ? Force est de constater que le gouvernement n’a pas de majorité stable.
A.Z. : Pour moi, la solution consisterait en un vote de confiance sur trois ans pour un programme de réformes préétabli quel que soit le gouvernement. Ce qui garantirait évidemment la stabilité du gouvernement. Cette loi de programmation financière sur trois ans, qui n’est pas un budget d’un an, sera votée par le Parlement. C’est, à mon avis, la seule voie de sortie de crise.
Il y a eu un précédent de ce genre sous le gouvernement d’Elyès Fakhfakh, avec la délégation de pouvoirs au chef du gouvernement l’habilitant à émettre des décretslois ? Cela avait provoqué un tollé.
A.Z. : Certes. Mais, ici, concernant les réformes à adopter, c’est écrit noir sur blanc. Ce qui constitue une différence de taille, dans la mesure où, avec ce programme triennal, tout le monde sait à quoi s’en tenir. Ce n’est plus une question de personnes. Donc, quels que soient ceux qui occuperont les maroquins ministériels, le programme est là. Les ministres engageront ces réformes, sans être obligés de revenir chaque fois devant l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP).
Quid maintenant de la réaction de la rue, d’autant plus que les réformes vont susciter des mécontentements ? Il suffit de voir ce qui se fait sur le plan social, avec notamment les mouvements de protestation des médecins, fonctionnaires des impôts, ingénieurs…
G.B. : Nous sommes là aussi au même niveau : celui de la faisabilité politique. Nous sommes, pour ainsi dire, dans un véritable cercle vicieux. Il y a des problèmes et il faut les résoudre, il faut réformer. Mais on a peur de la rue. Conséquence : on ne réforme pas et on laisse la situation se dégrader. Cela dit, il faudrait que la classe politique assume. N’oublions pas ce qui s’est passé en Grèce, par exemple, il y a quelques années. N’oublions pas que c’est un gouvernement socialiste qui avait pris les choses en main. Je me pose certaines questions : Pourquoi y a-t-il un gouvernement, s’il ne peut agir ? Pourquoi y at-il un Parlement, s’il n’est pas capable d’assumer ?
Il faut donc toute une ingénierie de réformes, une pédagogie de crise et d’enjeux…
G.B. : Tout à fait.
Mais n’y a-t-il pas lieu d’intégrer le coût social des réformes ?
A.Z. : On peut le faire. Il faut créer un filet de sécurité sociale.
Se pose encore la question parlementaire ?
G.B. : La particularité du paysage politique tunisien est que le pays ne dispose pas d’un parti politique majoritaire. Nous sommes en présence d’une mosaïque de partis. En plus, le parti dominant ne veut pas être tenu pour responsable.
A.Z. : 141 députés ont pourtant voté un texte concernant les amendements pour l’élection de la Cour constitutionnelle, il y a quelques jours. N’est-il pas possible de voter des réformes ?
Pendant ce temps-là, le pays s’enfonce dans la crise économique…
G.B. : C’est un jeu dangereux, qui ne
Des contacts avec le Qatar pour obtenir 1 à 2 milliards de dollars (entre 2,7 à 5,4 milliards de dinars) ont eu lieu. La question urgente à se poser est donc : comment va-t-on faire pour colmater en quelque sorte les brèches ? (A.Z.) Il faut reconnaître que la Tunisie n’a pas honoré, de par le passé, ses engagements. J’estime que cette fois-ci, la crédibilité de notre pays est entamée. Comment renverser maintenant la vapeur ? Ce n’est pas évident du tout. Il faut dire que nous n’avons pas beaucoup avancé sur le terrain des réformes et nous sommes en droit de nous demander si nous pourrons le faire avec ce qui se passe sur le terrain politique.(G.B.)
peut que nuire au pays. Un jeu qui n’est pas constructif. Il est destructeur dans la mesure où nous sommes en train de détruire notre tissu économique.
A.Z. : Conséquence peut-être de cela, et je ne sais si on l’a suffisamment remarqué, les économistes ne parlent plus. Pourtant, le diagnostic a été établi et tout le monde a une idée précise de la nature des réformes à entreprendre. Maintenant, c’est le politique qui doit s’investir dans l’action. Ce que propose le FMI, les économistes tunisiens l’ont déjà proposé et écrit noir sur blanc.
Le FMI, c’est bien, c’est même nécessaire pour réformer ce qui n’a pu l’être jusque-là. Mais est-ce suffisant ? Et si le gouvernement ose affronter les problèmes de production : phosphate, pétrole …?
G.B. : Nous sommes face à une question d’une extrême importance : comment améliorer la gouvernance de l’administration tunisienne ? Les fonds mis en place en matière de développement, par exemple, sont confrontés à des lourdeurs à cause de la bureaucratie. Il y a, à ce propos, un paradoxe : la masse salariale a augmenté, mais la qualité des prestations n’a pas vraiment suivi. En fait, on a dévoyé le budget de l’Etat. La politique du Go and Stop n’a pas bien fonctionné. Je ne sais pas d’ailleurs s’il ne s’agissait pas de Go and Go et non de Go and Stop. Il y a un autre aspect que je voudrais évoquer : la lutte contre le terrorisme. Une étude a été menée sur les dépenses énormes que l’Etat consent à cette lutte. Cela a rendu plus difficile la gestion du budget de l’Etat. Mais que faire ?
A.Z. : En matière de dépenses contre le terrorisme, il fallait demander à l’Europe de financer les externalités politiques.
Quid de la dette ?
G.B. : Pour revenir à notre débat et à votre question, je peux dire en tout cas, que s’endetter en devises pour payer des salaires, c’est antiéconomique. On pourrait le faire en dinars et de surcroît sur le marché local. Dans tous les cas, cela alimente la consommation.
A.Z. : En règle générale quand on emprunte en devises c’est pour acquérir des biens d’équipements et pour investir.. Je pense, pour ma part, que concentrer le débat sur le budget de l’Etat est largement tronqué. Les politiques budgétaires et monétaires sont des politiques de court terme, pour faire face à des fluctuations économiques. Ce qui me désole, c’est qu’il n’y a pas de débat sur les déterminants de la croissance économique qui sont l’investissement productif, le progrès technologique, le capital humain, les infrastructures et la qualité des institutions.
Je crois qu’il n’y a pas que des réformes de stabilisation à entreprendre. Il faut aussi des réformes pour relancer la croissance. Cela doit figurer parmi les objectifs et les mesures inscrites au niveau du budget. Il faut améliorer la gouvernance au niveau de la fiscalité et des investissements. Cela dit, sans mesures de stabilisation, on n’ira pas bien loin. Dans ce cas, on ne résoudra les problèmes que dans le court terme, ils seront donc de nouveau posés.
G.B. : Il faut aller dans le sens de la mise en place de projets qui vont dans le sens de la croissance. La politique monétaire, en maintenant le taux directeur élevé ne converge pas vers la croissance, comme tout le monde le sait. D’ailleurs, l’inflation est provoquée par la dépréciation de la valeur du dinar.
En fait, nous sommes donc en situation d’échec ?
A.Z. : Avec la situation actuelle, tout gouvernement ne peut faire face qu’à l’échec. Le problème, c’est quoi faire et quelles sont nos possibilités ?
Il n’y a donc pas d’autres possibilités que d’engager les réformes.
A.Z. : Je me souviens, à ce propos, qu’en Allemagne, un ancien Chancelier, Gerhard Fritz Kurt Schröder (19982005) avait entrepris des réformes en sachant qu’il allait perdre les élections.
Pour moi, la solution consisterait en un vote de confiance sur trois ans pour un programme de réformes préétabli quel que soit le gouvernement. Ce qui garantirait évidemment la stabilité du gouvernement. Cette loi de programmation financière sur trois ans, qui n’est pas un budget d’un an, sera votée par le Parlement.
C’est, à mon avis, la seule voie de sortie de crise. (A.Z.)
Il nous faut des hommes politiques de cette trempe, qui prennent la voie des réformes, quelles que soient les conséquences pour leur carrière. Aujourd’hui, il nous faudra travailler dur pour ramener en 2025 le taux d’endettement à 85% et atteindre un taux de croissance de 3%. Nous mesurons donc tout ce qu’il nous faudra faire en termes d’efforts et de sacrifices pour y arriver. Nous devons relancer au plus vite l’appareil productif. Cette relance devra se faire en deux étapes. La première consistera à atteindre la pleine capacité de notre production. Il y a lieu d’ailleurs de se poser la question de savoir pourquoi nous n’avons pas atteint notre capacité totale de production. Les raisons me paraissent d’ordre politique. Il faudra, dans une deuxième étape, investir dans notre appareil productif qui s’est, entre-temps, détérioré. Il s’agit là d’un investissement physique.
Il faut rappeler que la baisse du taux de croissance est intervenue en 2008, elle ne date pas de la révolution. Nous étions arrivés, à cette date-là, à un état stationnaire en l’absence de renouvellement du parc des machines acquises dans les années soixante-dix.
A ce sujet, j’évoquerai la responsabilité des chefs d’entreprises qui n’ont pas su innover au niveau des technologies à introduire pour les biens d’équipement, et non les seules défaillances de l’Etat et des employés. C’est pour cela que nous ne sommes plus d’ailleurs compétitifs.
G.B. : Avant 2010, il y avait un problème de gouvernance et cela continue de plus belle. Il faut dire qu’il y a aussi un problème de confiance qui explique beaucoup de choses, dont l’instabilité qui règne un peu partout.
A.Z. : Malheureusement, il ne s’agit pas que d’un problème de confiance. L’entreprise tunisienne n’a pas su réagir au niveau des transformations qu’imposait un mix entre les tâches manufacturières et le digital. On a créé, certes, un secteur informatique, mais il n’a pas été bien intégré dans le secteur industriel. Heureusement que nous avons des capitaines d’industrie dans le secteur informatique pour compenser cela. Cela dit, nous avons raté le tournant numérique du début des années 2000.
D’où vient l’idée d’une économie de rente ?
A.Z. : Il y a eu cependant des exceptions qu’il faut louer et mettre en évidence. Le problème est qu’on ne s’est pas développé au rythme voulu. Il faut nous demander d’ailleurs si nous avons des entrepreneurs ou des rentiers. Et ces entrepreneurs, sont-ils assez représentés ?
G.B. : Cela revient au fait que nous n’avons pas eu de politique industrielle pour limiter le nombre de rentiers et promouvoir celui des entrepreneurs au vrai sens du terme. Il faut reconnaître aussi que le système permet cette recherche de rente.
Notre système impose des barrières à l’investissement et pas assez de concurrence dans les secteurs économiques. On ne peut, du reste, continuer ainsi.
Peut-on résumer d’un mot notre débat ?
A.Z. : J’estime, pour ma part, qu’il faut aller vers l’action. Le diagnostic est largement établi et les réformes sont identifiées et connues. Avec le FMI, nous devons savoir bien négocier, afin de minimiser le coût social. Il faudra, par ailleurs, que le débat sur la croissance économique revienne sur le devant de la scène. Il ne s’agit pas évidemment de résoudre le problème comptable pour l’année en cours ou les années à venir. Il faut impérativement rompre le cercle vicieux dans lequel nous vivons depuis une dizaine d’années.
G.B. : Il s’agit, à mon sens, de retrouver au plus vite le chemin de la croissance. On peut imaginer une politique d’encadrement du crédit et des mesures concernant le taux d’intérêt. On doit concevoir un plan de relance en faisant de l’innovation l’un des principaux objectifs. Et pour atténuer le poids des déficits et de la dette, on pourrait décider des mesures de restriction des importations. Je pense également au rôle de l’éducation et de la formation pour accélérer la transformation digitale et la croissance n
Nous n’avons pas eu de politique industrielle pour limiter le nombre de rentiers et promouvoir celui des entrepreneurs au vrai sens du terme. Il faut reconnaître aussi que le système permet cette recherche de rente. Notre système impose des barrières à l’investissement et pas assez de concurrence dans les secteurs économiques. On ne peut, du reste, continuer ainsi.(G.B.)