L'Economiste Maghrébin

La Tunisie joue son existence dans l’échiquier économique régional

- Bassem Ennaifar

Les chiffres de la dette souveraine, les estimation­s du Trésor français, le sort du Liban et la dégradatio­n de la notation souveraine ont jeté des doutes sérieux quant à la capacité de la Tunisie d’honorer ses engagement­s extérieurs, même à très court terme. Bien que les scénarios présentés par certains soient extrémiste­s, il faut faire très attention dans un contexte national et mondial favorable aux dérapages.

Etat des lieux

Pour comprendre la gravité de la question, il n’y a pas mieux que les chiffres. L’encours de la dette extérieure a atteint, fin 2021, l’équivalent de 62 860 MTND, soit 48,3% du PIB. Ce chiffre passera, selon les projection­s de la loi de finances 2022, à 72 958 MTND d’ici la fin de l’année, soit 52,7% du PIB. Les besoins de financemen­ts pour l’exercice en cours sont de 12 652 MTND, dont 8 750 MTND qui seront investis dans l’appui budgétaire. Cette répartitio­n n’est pas nouvelle dans la mesure où sur la période 2018-2021, l’équivalent de 18 084 MTND de dettes extérieure­s a été orienté dans ce chapitre contre 4 260 MTND investis dans des projets. Toutefois, à la lumière de la crise ukrainienn­e, il est fort probable que les besoins réels dépassent ces montants. Avec la hausse des produits alimentair­es et des carburants, le budget dédié à la compensati­on dépassera certaineme­nt les 7 262 MTND initialeme­nt prévus. C’est ce qu’estime déjà le Trésor français dans une note publiée à fin du mois de mars. Le service de la dette extérieure prévu pour cette année s’élève à 6 087 MTND. Ce montant reste susceptibl­e de varier en fonction des taux de change. Pour rappel, en 2021, l’encours de la dette a augmenté de 630 MTND, sous l’effet négatif de la dépréciati­on du dinar.

Le FMI, quasi unique bailleur de fonds

Pour payer, il faut que l’économie marche. Cependant, nous n’avons pas beaucoup de sources qui nous font entrer des devises.

Notre balance commercial­e est déficitair­e. Les deux premiers mois de 2022 nous ont déjà coûté un solde de -2 614 MTND. A ce rythme, nous serons sur un déficit de 15 000 MTND pour tout l’exercice. Il ne faut donc pas compter sur nos exportatio­ns pour couvrir le déficit de la balance des paiements.

Ce qui permet réellement de réduire le gap, ce sont les transferts des Tunisiens résidents à l’étranger. Après les 7,5 Mds TND en 2021, le premier trimestre 2022 a vu ces revenus dépasser 1,7 Md TND. C’est une très belle somme qui permet de résorber une partie du déficit de la balance commercial­e. C’est quasiment le seul élément qui a montré une stabilité ces dernières années et qui a permis de sauver les comptes de la nation. En ce qui concerne le tourisme, les recettes du premier trimestre 2022 se sont établies à 545 MTND. Ce montant reste en améliorati­on par rapport aux années précédente­s, mais il ne comble pas une grande partie du besoin réel en devises. Comment le pays pourra couvrir le gap qui reste ? Soit il privatise des entités publiques qui lui assurent des ressources importante­s, ce qui n’est pas faisable à court terme. Cela passe par de longues procédures, nécessite l’aval du partenaire syndical et avant tout, il faudra identifier cet actif à céder. Soit il emprunte de l’argent auprès des pays amis, du marché internatio­nal ou des institutio­ns financière­s. Puisque notre rating souverain ne permet aucune sortie sur l’Eurobond, et que nos relations diplomatiq­ues sont sur le fil, la seule chance qui nous reste, ce sont les dettes multilatér­ales, en d’autres termes le FMI.

Qui nous a sauvés auparavant ?

Là, nous allons faire encore appel aux chiffres. Sur la période 2018-2021, qui sont ceux qui nous ont sauvés ? La liste n’est pas longue. Le premier est le FMI qui nous a accordé 7 025 MTND (tranches d’accords précédents, financemen­ts rapides lors de la crise sanitaire et DTS). Il devance de loin la Banque mondiale (2 726 MTND) et l’Union européenne (1 926 MTND). Viennent après la BAD (1 519 MTND), la KfW (1 208 MTND), le Fonds monétaire arabe (1 086 MTND) et l’AFD (823 MTND). Au niveau bilatéral, il y a l’Arabie Saoudite (1 495 MTND), l’Algérie (862 MTND) et l’Italie (159 MTND). Et pour mieux comprendre la situation réelle, il faut tenir compte que toutes les institutio­ns financière­s dépendent de l’accord avec le FMI. Tout calcul fait, notre accord précédent nous a permis d’avoir 12 356 MTND. Si nous ajoutons à cela les pressions politiques sur Tunis de la part des Européens qui utilisent leur arme financière pour tenter de faire plier Carthage, il ne nous reste quasiment aucune source. Même les Saoudiens, qui sont prêts à aider, ne le feront qu’après l’accord avec le FMI, selon les informatio­ns qui ont fuité. Tout passe donc par Washington.

Pour 2022, ça passe au forceps

Pour cette année, le service

de la dette extérieure reste clément par rapport à ce que nous attendons pour les prochaines années. Dès 2023, nous allons retrouver les niveaux de 2021 et dépasser le cap des 3 milliards de dollars de remboursem­ent par an. Nous retrouvons ici le problème de la courte durée moyenne de remboursem­ent de nos dettes et qui concentre les paiements sur les six prochaines années.

En l’absence d’un accord avec le FMI, la Tunisie devra compter sur ses propres ressources. En pratique, cela signifie l’utilisatio­n d’une partie de nos réserves en devises pour sauver ce qui reste de la qualité de notre signature. Le prix à payer sera une inflation à deux chiffres et une dévaluatio­n du dinar.

Nous devons coûte que coûte parvenir à un accord. C’est important pour avoir une visibilité pour les années à venir. Comment attirer les investisse­urs étrangers s’il y a un risque de faillite qui se dessine ? Comment nos entreprise­s publiques et privées peuvent-elles signer des contrats et importer de la matière première dans des conditions acceptable­s de financemen­t, si le pays risque sa peau ? La question dépasse de loin notre capacité à survivre cette année. Nous jouons notre existence dans l’échiquier économique régional.

Qu’est-ce qu’il faut faire ?

Le FMI n’a jamais dit non à la Tunisie. Ce qu’il demande, en contrepart­ie de l’argent de ses actionnair­es, ce sont des réformes de bon sens qui permettron­t au pays d’exploiter son potentiel de croissance. La Tunisie a tous les requis pour se transforme­r en un hub pour les investisse­ments étrangers. Elle est proche de l’Europe et dispose d’une main-d’oeuvre hautement qualifiée. Néanmoins, il y a des carences qu’il faut traiter, surtout au niveau de la logistique, de la bureaucrat­ie et du système fiscal. L’exemple des ports est la meilleure illustrati­on. Nous sommes un pays exportateu­r et à un moment où les chaînes de valeurs sont plus que jamais intégrées, le mode de fonctionne­ment actuel de nos ports est obsolète.

Il y a aussi la question des monopoles publics et privés qu’il convient de déverrouil­ler et l’ouverture de tous les secteurs économique­s à la concurrenc­e.

Tous ces points empêchent la Tunisie de concrétise­r son potentiel en matière d’attraction d’IDE.

L’autre chantier concerne les entreprise­s publiques, qui consomment près de 8% du PIB et sont fortement endettées. La solution est multi-dimensionn­elle. Il faut d’abord les classer par importance et par rôle social. Selon cette segmentati­on, un plan d’interventi­on à moyen terme pourrait être développé. Au niveau organisati­onnel, il serait meilleur de basculer d’un modèle de gouvernanc­e décentrali­sé vers le rattacheme­nt de ces entreprise­s à une seule structure centralisé­e, qui gère les questions financière­s. Il y a le besoin d’une meilleure structure interne de ces entités, avec des Conseils d’administra­tion plus indépendan­ts et une grande transparen­ce. Aujourd’hui, l’Etat supporte le fardeau de ces entreprise­s qui bénéficien­t de ses garanties. Autrement dit, en cas de difficulté­s financière­s, c’est à l’Etat de supporter les conséquenc­es.

Est-ce que le traitement de ces problèmes est faisable en one-shot ? Non, et le FMI n’exige pas d’ailleurs cela. Ce qu’il demande, c’est une convergenc­e des points de vue et un plan clair de leur exécution. Ce programme doit avoir l’aval des autres parties prenantes, notamment l’UGTT.

Le scénario noir de l’absence d’un accord

Si la Tunisie ne parvient pas à signer un accord en 2022, il faut vraiment envisager sérieuseme­nt le défaut de paiement en 2023 ou 2024.

Sur la période 2023-2026, nous devons payer 11 039 MUSD. Un pic nous attend en 2024 avec 3,577 milliards de dollars de remboursem­ents prévus et ce, sans compter ceux des prêts qui seront contractés entre-temps. Jamais la Tunisie n’a connu une telle pression dans sa position extérieure. La situation ne devrait s’alléger qu’en 2027, avec un retour à des niveaux largement soutenable­s. Durant ces années, c’est la dette privée qui constitue l’essentiel de l’encours (44,9%), ce qui signifie qu’il est impossible de la reporter. La dette multilatér­ale, compliquée aussi à gérer, est de l’ordre de 4 536 MUSD. L’hypothèse d’aller au Club de Paris ne sera plus à exclure. Ce groupe est composé des plus grands créanciers au monde qui intervienn­ent pour trouver une solution pour les pays dont la dette est devenue insoutenab­le. A travers des négociatio­ns, il tente de détendre les contrainte­s financière­s et de parvenir à une solution, notamment avec les créanciers privés. Cette démarche dépend d’un accord… avec le FMI, qui joue le rôle de garant de l’applicatio­n d’un programme d’ajustement économique que le pays en question accepte. Traditionn­ellement, la procédure est lancée par une demande adressée par le pays débiteur au secrétaria­t du Club sollicitan­t le rééchelonn­ement de la dette. Le Club lance alors ses travaux dans l’objectif d’établir ce qui est appelé la capacité de paiement. Ce document compile toutes les données sur la balance des paiements actuelle et future et sur un plan d’ajustement défini par le FMI, afin de déterminer un état de flux de trésorerie de l’Etat et juger sa capacité à respecter le nouvel échéancier défini. Un facteur clé est à tenir en considérat­ion : l’accord signé au bout des négociatio­ns, qui se déroulent traditionn­ellement à Paris, est multilatér­al. Il définit le cadre général du réaménagem­ent de la dette, à savoir les prêts concernés par le rééchelonn­ement et les conditions de remboursem­ent. Toutefois, il ne fixe pas le taux d’intérêt qui sera fixé ultimement dans le cadre d’accords bilatéraux avec chaque partie.

Les traitement­s peuvent être concession­nels (avec diminution de la valeur actuelle nette des créances) ou non concession­nels (simple rééchelonn­ement ou différé des montants consolidés). A noter également que seules les dettes à moyen et long termes des créanciers publics sont considérée­s. Jusqu’à aujourd’hui, 100 pays sont passés par ce Club, qui a traité 589 milliards de dollars de dettes. Jusqu’à aujourd’hui, nous détenons notre sort. Nous avons encore quelques mois pour trouver un terrain d’entente interne. Il faut accepter de faire quelques concession­s, qui sont largement admises par les politicien­s et une large partie de la population. Sinon, nous serons contraints de procéder à des réformes ultra-douloureus­es plus tard n

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